3 Sainte Patate

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Cela fait bientôt cinq mois que Cochon et Béatrice vivent dans la Forêt. Béatrice regarde jouer ses derniers. Ils sont cinq à être nés récemment, auprès de la Harde.

Virgile est perplexe.

— Que cinq ?

— Ce doit être le stress. Ou la chenille que j’ai mangé la veille.

— Tout de même…

— La vie dans la forêt, Virgile, sans patates. C’est dur pour l’organisme.

— Ils sont magnifiques ! Je suis très content.

— Je suis heureuse aussi, dit-elle, roulant sur le côté pour laisser ses cochonnets atteindre ses mamelles – Comment allons-nous les appeler ? Il n’y a pas de calendrier, pas de journaux, aucun carton de marques de céréales !

— Zut. Zut. Aucun repère dans la forêt. Nous sommes nus dans le désert !

— Junior ?

— Comme dans la série brésilienne dont parlait Télérama ?

— Donald ?

— Lequel ? On pourrait le prendre pour un canard.

— Arsène Lupin ?

— Pas mal.

De fil en aiguille, ils tombent d’accord sur Lupin, Musk, Joker, Merveilleuse et Farandole. Béatrice le sait déjà, dans son coeur, elle les appellera Dream.

Cela pourrait être le bonheur, et pourtant.

"Les myrtilles c’est pour les filles, les potirons pour les garçons !"

Les sangliers n’ont pas les mêmes jeux que les Cochons. Depuis peu, Béatrice est inquiète pour l’éducation de ses petits. Elle a eu deux premières portées : les Jackson il y a un an et demi et les Bluebell, il y a huit mois. Celle-ci, Dream, est la troisième.

La question de l’accouplement est toujours bien présente dans son esprit. Elle n’y pense plus comme la marcassine qu’elle était dans sa jeunesse, rêvant à quelque beau cochon souriant et musclé, mais comme la mère qu’elle est devenue, qui serait comme Fermier, mélangeant les calculs, les craintes et l’espoir. Elle n’en parle jamais ouvertement. La perspective de voir sa progéniture vivre à jamais dans les bois et s’accoupler à des Sangliers, l’inquiète.

Quand à Virgile, il s’ennuie, sentiment d’échouage sur un banc de sable, au milieu d’une rivière grondante. Lui non plus ne dit rien. Pendant des millénaires, le Mythe de la Forêt a construit les Cochons. Avouer une insatisfaction serait bien plus qu’une trahison, un meurtre, car on ne survit pas sans espérance.

— Béatrice, ce grand silence des Sangliers ne me plait guère.

Que nous est-il arrivé ?

Béatrice attendait ce moment.

Elle savait qu’il viendrait.

Elle répond.

— Virgile. Nous ne sommes pas faits pour vivre cette vie forestière.

— Béatrice. Je suis désespéré. Coincé entre l’assommoir et l’abattoir !

Ils regardent la pluie qui tombe d’une feuille, au bout d’une branche. Elle fait des ronds, s’élargissant dans l’eau jusqu’à disparaître quand tout à coup les gouttes tombent serrées, déclenchant des ondes régulières. Cochon et Béatrice frémissent. Ils ont une vision de la porcherie au village, qui revient, car ils entendent des aboiements.

Chef s’agite, grogne, bât le rappel de la Harde.

Borgne s’avance, l’air sombre.

— Virgile, c’est la Battue.

Virgile et Béatrice savent qu’un évènement appelé « Ouverture de la Chasse » préoccupe les Sangliers, et qu’ils rencontreront, ce jour là, Chasseur, l’ennemi Mythique qu’ils voient comme un Géant à la tête haut comme les nuages, avec ses Chiens, traîtres lécheurs de mains, qui remuent la queue.

Chef et Borgne se tournent autour du popotin : ça discute ferme. Au lieu de fuir, ils iront vers les rabatteurs afin de prendre les fusils en enfilade.

En vue de l’objectif, la Harde dans un fourré, attend. Les marcassins amusent la galerie avec leurs museaux mignons, leurs maladresses, et puis tout à trac c’est la Harde qui passe, comme au ball-trap, dans le dos des chasseurs. L’un d’eux, au bonnet en forme de dinosaure orange assorti à son gilet, trouve que c’est le moment de plaisanter, sans doute. Il tire ; la balle passe entre les jambes de Béatrice et touche Anicet qui n’a pas suivi ses frères, au jarret. Béatrice prend Anicet dans la gueule et s’enfuit, avec en bouche, le goût du sang. Chasseur est surpris de voir des Cochons en pleine forêt. Ses camarades ont entendu parler d’individus échappés, d’élevages en plein-air, de clôtures éventrées. Tirer sur un cochon rose, ce n’est pas bien. C’est contre l’éthique de la chasse, sa beauté et son charme ; cela rappelle trop les tirs de foire, où un ballon crevé donne droit à trois fléchettes, et trois tirs réussis, à une peluche. Le seul à avoir appuyé sur la gâchette est un urbain. Réflexe de Gamer sans doute, surtout quand celui-ci porte un béret à dents fluorescentes.

Les Cochons et la Harde sont en sécurité maintenant. Le bilan est honnête, un mort – un vieux sanglier – et Anicet avec sa patte complètement explosée. Les Sangliers se félicitent. La famille Cochon se lamente. Aucun d’eux n’est habitué. La mort, c’est pour eux le Grand Camion ; une absence au matin. Les Cochons ne connaissent ni le deuil, ni la blessure. Ils comprennent peu les lamentations, la danse des Morts, les rites qui commencent.

— Non ! Ce n’est pas possible.

— Anicet…

Les enfants entourent Anicet qui arbore une ligature d’herbes odorantes à hauteur du genou. La balle a sectionné l’os. La blessure est nette. Contrairement à Dream, encore en enfance, les autres portées, Jackson et Bluebell, sont vigoureuses. La soumission de la Harde, si contraire au Serment qu’ils ont juré, ne leur convient pas. Une attitude facile alors que les Sangliers se cachent, loin des Hommes. Ils en parlent à leurs géniteurs.

La liberté doit être défendue, sinon un jour ou l’autre, ce sera l’abattoir !

Avec l’accord de Virgile et de Béatrice qui comme toujours s’inquiète – mais cette fois-ci elle a un point douloureux au creux du bassin, qui la pousse à des pensées impérieuses – ils décident de monter une expédition au Refuge des terribles Chasseurs.

Il leur faut des armes. Borgne, mis sur le coup, aussitôt sourit.

Il sait où les trouver.

Il les emmène à l’orée des bois, dans un lieu étrange, au nom inquiétant : le Dépotoir Sauvage. C’est là qu’il a trouvé son premier trophée, cette Antenne de Télévision, symbole du pouvoir Humain. Il reconnaît les frigos envahis d’herbes folles, les voitures éventrées posées sur les essieux, qu’il aime conduire en faisant semblant d’écouter la radio. Les villageois ont ajouté quelques nouveautés : légumes en décomposition d’où s’échappent, à mille pattes, des cloportes caparaçonnés ; gravats de béton et de ferrailles sciées.

Pour les Hommes, c’est un bric-à-brac de tout ce qu’ils ne veulent plus.

Pour le clan Cochon, c’est un Trésor.

Rita trouve un couvercle de poubelle, qu’on lui accroche sur le flanc. Kevin et Chanel une corde bleue, toute effilochée aux extrémités, qui fera un piège redoutable. Catherine de Suède traine un grille-pain électrique dans un boucan d’enfer. Honorine trouve une veste militaire décousue. Modeste attrape dans la gueule un tire-bouchon, ce qui lui donne une allure tire-bouchonnée des deux côtés. Chandeleur traîne un sac de farine T55 rempli d’asticots. Augustin a trouvé une bombe, du déodorant à pulvériser sous les aisselles. Habib, avec une scie, ressemble à Freddy. Scholastique est en cheveux sous une perruque tâchée de boue. Rameaux saisit une balayette, Julienne la pelle, Sofia un marteau de cordonnier, Visitation un cierge, Paulin, un dépliant touristique de la communauté de communes du Saumois, Vendredi-Saint, trois ampoules électriques qu’il coince entre ses crocs.

— Ça devrait aller. Déclare Borgne.

Ils envoient au Refuge deux éclaireurs, Scholastique en perruque et Rameaux avec sa balayette, afin de ne pas manquer le retour des Chasseurs. Les Pourcelets ont pour mission d’établir un rapport. L’équipe est assortie : Rameaux est martial, et Scholastique, prudente.

Ils arrivent à proximité du Refuge, qu’ils ont de loin senti et entendu. Scholastique est inquiète – Rameaux, ces bruits, cette odeur ! Cela me fait peur ! Rameaux, lui aussi, a peur, mais il affecte la bravoure – Nous avons une mission, Scholastique !

Cette affirmation, bien sûr, ne résout rien. C’est juste une façon de dire qu’ils n’ont pas le choix, et il comprend qu’il répète une chose importante, qui ne vient pas de lui, ni même de Virgile ou de Borgne, mais de plus haut.

Sans écarter les branches, ils s’allongent dans les feuilles sous un arbre et Scholastique se cache les yeux.

— Que font-ils, Rameaux ?

— Ils descendent le Vieux Gru du véhicule. Lui coupent la tête et l’offrent au meurtrier : il va la mettre au-dessus de sa cheminée !

— Au-dessus ? Pas dedans pour la faire cuire ?

— Il a dit : au-dessus.

— C’est dégoûtant !

— Scholastique, ne joues-tu pas avec les vers et les limaces, avant de les manger ?

— Je regrette les granulés qui fondent dans la bouche avec un petit goût acidulé. Si nous retournions à la porcherie ?

— Sais tu ce qui nous y attend ?

— Au moins, Rameaux, en attendant, nous serions heureux.

Que font-ils ?

— Ils coupent Gru en quartiers ; le font cuire.

— J’aime mieux ça.

— Comment, Scholastique ?

— Je veux dire, c’est civilisé.

— Civilisé ?

— Rassurant. Oui c’est ça : rassurant.

— Tu dis n’importe quoi.

— C’est… Ce que je ressens.

— Vérité de femelle !

— Parce que c’est quoi la vérité des mâles ?

— La vérité des mâles ? C’est qu’on va leur faire la peau !

Scholastique et Rameaux font leur rapport. Désormais le doute n’est plus permis. Les Cochons savent ce qui se passe après le Grand Camion. L’hypothèse, souvent envisagée, d’un voyage aux Maldives, en Australie ou en Alaska, affabulations récurrentes à chaque changement de paillage, est définitivement abandonnée.

La fine équipe, d’humeur bravache, élabore un plan subtil qui est l’attaque un point c’est tout, advienne que pourra, pourvu qu’on se débarrasse des fusils ! Les Cochons conçoivent désormais une piètre opinion des Humains. Qui sont-ils, ceux-là, sans couteaux, sans armes ? Ce ne sont pas leurs déguisements qui vont faire peur, les vestes qui sentent le tabac, les gilets fluorescents de fête foraine, les bonnets ou oreillettes. Il n’y a qu’une seule chose à craindre – Les fusils, les fusils, les fusils ! Cochon ne jure plus que par la technologie, et foin de la tactique : la masse, l’oblitération, voilà le plan, sans compter l’effet de surprise tombant de haut sur le gâteau. Aussitôt dit, aussitôt fait, ils repèrent les fusils, s’en emparent, et chargent, ferraille entre les dents, oripeaux sur le dos, culbutant la piétaille.

– Victoire ! Victoire ! Victoire !

De stupeur les chasseurs fuient, se désintéressant du casse-croûte : comme quoi, Borgne et Cochon ont de la ficelle.

– Des cochons qui parlent ! Des cochons qui parlent !

Seul l’homme au bonnet fluorescent orange est resté dans un coin, légèrement blessé à la cheville. Cochon s’avance, l’air menaçant. Il a repéré l’homme à la peluche. Celui-ci a peur.

— Pitié ! Pitié ! Je n’ai rien fait !

Béatrice tend à Virgile le petit Anicet dont la patte ensanglantée pendouille. Virgile le prend dans ses bras. Anicet a l’air triste : l’histoire du Petit Pourcelet ne le fait plus rire du tout.

— Chasseur ! Tu as estropié le dernier de mes Cochonnets ! Je te fais sauter quelle patte, la droite ou la gauche ?

— C’était un accident ! Un malheureux accident de chasse !

— Tu manges, pourtant, les animaux, dis-moi ?

— Ma foi, oui…

— Je le savais. Tu fais partie de ces Humains Carnivores qui mangent leurs frères ! Depuis quand es-tu Cannibale, Chasseur ?

— Depuis l’enfance. Depuis que j’ai des quenottes. Ce n’était pas ma faute. Qu’aurais-je pu manger d’autre ?

— Et les légumes ? Aimes-tu les légumes ?

— J’en mange aussi.

— Les Humains Carnivores meurent-ils s’ils arrêtent de manger des saucisses, du jambon, des côtelettes, du gigot ?

— Non, pas du tout. C’est une circonstance, voilà tout. Certains d’entre-nous sont même végétariens !

— Végétariens ?

— Cela veut dire qu’ils ne mangent que des légumes, un peu de lait.

— Et ils ne meurent pas ?

— Pas du tout ! On dit même qu’ils se portent très bien ! Et qu’ils vivent fort vieux !

— Vous êtes de la même espèce ?

— La même ! La même ! Humains des deux côtés.

— Chasseur, tu préfère quoi, vivre très vieux ou que je te casse une patte ?

— Vivre vieux ! Vivre très vieux ! C’est une idée excellente !

— Alors jure moi par la Sainte Patate de ne plus manger que des légumes et de devenir un Humain végétarien !

— Je le jure ! Je le jure !

— Par la Sainte Patate !

— Par la Sainte Patate ! Par la Sainte Patate !

— Répète après moi : les légumes, c’est bon pour la santé.

— … C’est bon pour la santé…

— Je ne tuerai plus les animaux.

— Je ne tuerai plus les animaux !

— Chasseur, tu n’as pas l’air comme les autres chasseurs.

— C’est que je suis Avocat.

Cochon réfléchit un instant.

Un homme au nom de légume ne peut être radicalement mauvais.

Voici comment Cochon réussit à convertir un disciple, premier dans l’Ordre de la Sainte Patate. Cela lui donne de l’espoir. Leur proximité est plus forte que prévue. Comme les Cochons, les Humains peuvent choisir leur régime alimentaire. Cochon réfléchit un instant. Il sait qu’un retour à la Forêt est impossible, et soudain, il a une idée.

— Chasseur, tu vas nous accueillir, chez toi !

— Chez moi ? Tous ?

— Chez toi. Tous.

Et il cite le nom de tous ses enfants. Trois portées en tout. Cela fait vingt-deux Pourcelets. Il termine par Anicet, qu’il tient toujours dans les bras. Chasseur regarde le moignon ensanglanté. Il soupire, se mord la lèvre. Modeste, avec son tire-bouchon, pique Chasseur au mollet. Chasseur comprend qu’il n’a pas le choix, lui non plus.

La famille Cochon monte dans la camionnette.

Pour une fois, le camion n’est pas associé à l’angoisse de l’abattoir.`

Un monde nouveau s’ouvre à eux.

Chasseur se révèle appartenir à une corporation totalement inconnue du monde porcin.

— Je ne suis pas Fermier et pas vraiment Chasseur ; je chasse à l’occasion, par plaisir et camaraderie !

— La belle affaire. Les humains n’élèvent donc pas tous des cochons ?

— Je suis Avocat. J’ai une clientèle.

— Vous les engraissez pour les tuer, les manger ?

— Non, Monsieur Cochon ! Non ! C’est tout à fait interdit ! Je suis là bien au contraire pour les défendre, et ce sont eux qui m’engraissent !

— C’est à n’y rien comprendre. Le monde des Humains serait-il complètement différent du mien ?

Chasseur a une imagination fertile, le sens du probable. Un certain goût du risque. Cela plaît à Cochon qui lui accorde sa confiance. Chasseur doit partir ; il allume un boîte pleine de couleurs, ce qui surprend Virgile. À la ferme, il connaissait la radio et toutes les émissions du programme. Il découvre ici une radio avec des images. En ce moment, il y a le grand Prix Automobile d’Indianapolis ; il reçoit, entre les pattes, un objet appelé Télécommande.

La confiance de Virgile est bien placée : Chasseur va faire des courses qu’il promet gargantuesques.

L’arrivée des Cochons au village est l’évènement du moment. Rapidement Menot devient le centre de l’attention universelle ; au café, on fait semblant de ne pas le voir ; le niveau sonore diminue jusqu’à entendre les mouches. Monsieur Cafetier tient à l’ambiance, c’est son capital. Alors il prend une mine joviale et lance à la cantonade.

— Alors, Monsieur Menot, il paraît que vous recevez ?

— Les nouvelles vont vite, Adrien ! Je reçois, en effet. En grand ! La famille, c’est sacré ! Je suis bien content de les revoir. Ils me manquaient. Cela faisait quinze ans – comme le temps passe ! – depuis le mariage de tante Betty.

— Elle a une drôle de gueule ta famille, Menot.

— C’est que, mes chers cousins ont eu bien du malheur. Tantie Bette s’est mariée à un Iriadistanais, et l’Iriadistan comme vous n’êtes pas sans le savoir, est aujourd’hui à feu et à sang !

— L’Iriadistan ? S’exclame monsieur Pilule, l’apothicaire du village, qui intéressé se lève et vient poser son verre au comptoir. – Ça a l’air dangereux.

— Vous ne pouvez pas imaginer, Pilule ! Une explosion générale de la famine, des guerres, des catastrophes industrielles et climatiques.

— Tout ça ?

— La bombe ! Monsieur Pilule ! La bombe ! Sous toutes ses faces. Une catastrophe locale, et bientôt mondiale, qui a commencé chez eux, au coeur de l’Iriadistan ! Une chaleur à se peler la banane, des grappes d’enfants agrippés aux réverbères, une famine à manger des vers et des épluchures et à vriller cannibale. Et avec tout ça, leurs centrales nucléaires explosent !

— Toutes ?

— Toutes.

— Mince.

— A qui le dîtes-vous. Qu’auriez-vous fait, à ma place ? Pouvais-je laisser mes cousins, Virgile et Béatrice, dans la misère ? Fallait-il condamner mes vingt-deux petits-neveux et nièces à une mort sordide ?

— Vingt-deux, tout de même…

— Oui, c’est admirable. Quelle belle vitalité !

— Ils ont un air point de chez nous….

— Hélas mon bon Pilule, c’est exact, et leur air, au vrai, n’est plus de nulle part. Les radiations…

— Irradiés ?

— Massivement ! Ils habitaient une maison située à l’épicentre de trois centrales nucléaires, les seules du pays, qui ont toutes explosées en même temps !

— D’où leur queue en tire-bouchon ?

— À l’arrière. Et un groin sur le devant, et du poil sur les côtés, dans les oreilles.

— J’en ai aussi.

— Vous verrez, ce sont des gens charmants qui parlent très bien français !

Chasseur revient avec de la nourriture, beaucoup de nourriture, et des habits. Cochon ne s’est pas trompé.

L’Homme est débrouillard.

Les villageois ne sont pas seuls à vouloir des nouvelles. La Forêt est inquiète. Après la victoire, la trahison des Cochons, au pic de leur gloire, reste un mystère. Borgne vient saluer Béatrice, sur le chemin creux à l’arrière du jardin. Il a vécu chez les humains, porte une antenne sur le dos, alors il comprend rapidement l’étendue du problème.

— Toute la journée ?

— Toute ! Devant la télévision du matin au soir ;

et saoul comme cochon buvant des bières.

— C’en est un vrai !

— Il n’est plus celui qu’il était, poussant une pomme mûre dans mon auge, me regardant d’un oeil langoureux…

— L’as-tu seulement choisi ?

— Un matin il a été poussé dans mon box. À deux, dans trois mètres carrés !

— Ô, Pauvres.

— Il y a plus inquiétant, Le Borgne.

— Quoi donc ?

— Il parle, politique, économie, taux d’intérêts toute la journée ; aliénation des masses par le travail, ou bien, abrutissement dans l’oisiveté ; s’inquiète de la progression de l’obésité et s’en remet, aussi sec, une dans le gosier car "l’angoisse, ça donne soif !" les partis, les Banques centrales, les Chinois, les Russes ! Tout y passe. Il écoute des MOOC d’analyse marxiste, d’autres à la gloire du capitalisme.

— Il est déboussolé.

— Il est bien à plaindre.

Si Virgile a du mal avec cette nouvelle vie, ce n’est pas le cas de Béatrice. Elle trouve des amies et apprend à faire des crêpes.

Pour la première fois, Béatrice est reçue chez des Humaines, qui ne lui sont connues jusqu’ici que par des revues, des romans. Au début Béatrice est timide, et ne sait trop quoi penser du thé, une boisson chaude qui fait mincir et favorise la concentration. Le thé contient de la théine, des oligo-éléments. La concentration ne la gène guère : devenir maigre, en revanche, l’inquiète. Par précaution, elle prendra du bout des lèvres une gorgée minuscule, tout en observant la transformation de ces dames. Des parts de gâteau distribuées avec des sourires radieux provoquent des expressions de contentement qu’elle reconnait, comme lorsque Fermier sert aux mangeoires la ration sextiquotidienne de fanes de choux, de spaghettis de rebus venus tout droit de la cantine scolaire. L’Humaine à grosse couenne a bu une seule tasse ; pris deux parts de Forestière. La maigrichonne, deux tasses, tout en tripotant méchamment son dessert. Béatrice repose immédiatement son breuvage.

Elle fera désormais comme la Grosse Couenne, et boira avec modération.

La maîtresse de maison, une brune qui a bu une seule tasse, se lève.

— Et si nous passions à la cuisine faire des crêpes ? J’ai croisé vos enfants qui m’ont dit que vous en avez lu la recette sur des papiers clandestins !

— Cela me ferait tellement plaisir ! Dit Béatrice, impressionnée par l’attention qu’on lui porte, une chose pour elle très neuve. – Alors vous faites comment ?

— Voilà ma chère. Vous mettez de la farine dans un saladier, vous faites un puit au sommet, comme un volcan.

— Il y a beaucoup de volcans en Iriadistan. Cela me rappellera mon pays ! Je vais l’appeler : Volcan de la Connaissance.

— Et puis vous cassez des oeufs.

— Voilà. Je vais les appeler : Oeufs de la Fécondité !

— Puis du lait.

— Le lait des Pluies.

— Du sucre.

— Ce sera : Nectar.

— Un peu d’huile ou du beurre.

— Humeurs.

— On remue fermement !

— Le saladier des Tempêtes !

— On laisse reposer.

— Le temps de la Sérénité.

— On chauffe la poêle.

— La poêle Torride !

— Et voilà, c’est prêt !

Ces dames regardent Béatrice, la grande maigre par dessus la petite boulotte, et la brune cuillère en suspens, toutes curieuses de voir une Iriadistanaise manger sa toute première crêpe bretonne. En les voyant si attentives, si disponibles, cette dernière sourit. Puis son sourire se fige ; Béatrice s’effondre ; les dessins, sur la crêpe, sont comme la Lune qu’elle et Virgile regardaient la nuit dans leur petite cellule, par la minuscule ouverture, en haut du mur. Pour souder un groupe, rien ne vaut la tragédie, la résistance obstinée face au Destin. On la console ; on fait d’autres crêpes, moins cuites celles-là pour qu’elles ne ressemblent pas à la Lune, encore, et encore ; et on en mange des tonnes en évoquant les pays malheureux, les prisons politiques, la Liberté.

Après, on parle robes, chaussures, plates ou à talons, et Stilettos ; puis on parle enfants, enfin. Béatrice comprend ce qu’est l’école, qu’elle voit comme une Porcherie en plus grand, où les papiers sont rangés – ils ne sont pas froissés, déchirés ou éparpillés – dans ce qu’on appelle des Livres.

Elle rentre chez Chasseur à la nuit tombée, le ventre plein, heureuse d’avoir de nouvelles copines, de nouvelles idées, de nouvelles envies.

S’il est trop tard pour les Jackson, désormais adultes, il a été décidé que les Bluebell iraient dès le lendemain à l’école rencontrer une personne dénommée Maîtresse, dont la mission est d’éveiller les jeunes esprits aux merveilles trouvées dans le paillage.

Par ses amies, Béatrice a également appris que l’Inséminateur est installé dans le voisinage ; il possède un château, à l’écart du village. Virgile, toujours amorphe sur le canapé, n’est plus d’aucune utilité. Elle décide de monter un cambriolage, le soir même avec les Jackson, afin de connaître leurs origines familiales.

— Le château ? Il est derrière la colline.

Béatrice et les Jackson, en lunettes noires, attendent le soir dans leur voiture.

Ils ont vu l’Inséminateur partir en bus puis disparaître dans la nuit, laissant au château un homme en chapeau de paille et salopette verte qu’il a appelé Jardinier.

— Maman, es-tu sûre que les lunettes noires, c’est important ?

— Très ! Dit Béatrice en remontant ses lunettes sur son groin. Un œil de cochon, c’est très reconnaissable. Et puis, deux d’entre vous ont les yeux bleus !

— "Yeux bleus, yeux d’amoureux !" Dit Paulin.

— "Yeux marrons, yeux d’cochon !" Lui répond Habib.

— Où avez-vous entendu ça, les enfants ?

— En passant, devant l’école.

— Comment fait-on pour ouvrir un château ?

— On fait le coup de la panne ! Tout est dans le sac, sur la banquette.

— Une robe ; la perruque de Scholastique ?

— C’est pour toi, Visitation. Tu seras une cochonne ravissante !

Tu peux enlever tes lunettes.

Bientôt, dans un dernier hoquet, une voiture vient s’échouer aux abords du grand Château et après avoir ouvert un capot fumant, une jeune femme affolée se dirige vers le portail.

— Dring-Dring ! Dring-Dring-Dring-Dring !

Au-dessus du linteau, un oeil électronique se met en mouvement, zoome sur le teint rose, l’air poupin, les yeux bleus de la blonde ; s’arrête sur la poitrine, les hanches, pour finir par les Stilettos "qui affinent la silhouette, et plus encore".

— Que voulez-vous ? L’oeil soupçonneux se balade, à droite, à gauche : la demoiselle est seule. La blonde prend une pose avantageuse.

— Mon véhicule est en panne. Il fait nuit. Je suis perdue ! J’ai si peur. Aidez-moi !

L’oeil roule à nouveau autour des douves en un tour circulaire ; la porte s’ouvre et après une charge homérique les Jackson et Béatrice se rendent maîtres du Jardinier.

— Dis-nous les secrets de ton Seigneur !

Habib, récemment pris de passion pour la Chevalerie, chez Chasseur, en lisant Ivanoë de Walter Scott, est compris cinq sur cinq.

— Des secrets ? Quels secrets ? Je ne vois pas ce que vous voulez dire ; je suis un modeste Jardinier, ignorant tout au-delà des paquerettes.

— Tu mens, coquin ! Où se trouvent l’or, où sont les philtres ? Où donc ton maître fait-il son Alchimie ?

— Ho ! Ça ? Comme dit le Maître, cela n’a pas d’importance. Passion sans conséquences pour les animaux, comme moi envers les plantes...

— Serais-tu végétarien ?

— Non… Bien sûr que non…

— Faudra-t-il que je te livre à la Question ?

— Non ! Pas ça ! Je suis douillet et pacifiste. J’avoue. Je suis Végan. Ne le répétez pas au village !

— Manant, tu m’es sympathique. Alors ces cornues sans intérêt, où sont-elles ?

Guidés par Jardinier, les Jackson et Béatrice entrent dans un laboratoire qui n’a rien de médiéval. Demain, c’est jour de ménage ; Jardinier en profite pour vider les corbeilles pendant que Béatrice, en scaphandre isotherme, scrute les étagères d’une salle cryogénique. Son choix s’arrête sur trois boîtes numérotées. Elle comptait en trouver quatre. Son regard fouille. Après avoir comparé les chiffres, elle prend encore deux boîtes.

En sortant, elle hésite, s’empare finalement d’une baguette d’insémination puis en passant par les douves, elle trébuche et perd deux boîtes.

Pendant que Paulin conduit, Béatrice ouvre le caisson à la lumière du plafonnier pour lire les étiquettes. Elle ne voit pas son numéro, ni celui de son beau-père. Ne restent que l’isotherme de sa maman, les ovules de sa belle-mère, les paillettes congelées de Virgile, qu’elle trouve au retour endormi sur le canapé, télévision allumée.

Sans être vue par Chasseur, elle cache ses rapines dans le congélateur.

Le lendemain, l’Inséminateur descend à l’arrêt de bus devant le château. Accompagné de Jardinier, il contemple deux boîtes cryogéniques qui flottent dans le canal.

— Jardinier, j’espère que tu es fier de toi.

— Tout à fait. Quoi que l’on fasse, où que l’on passe, le Plan, c’est le Plan !

— Ces cochons sont décidément parfaits.

Pendant que le Maître monte au laboratoire, Jardinier descend au jardin. Il a, dans un bol, une compote, des pommes mûres cueillies la veille ; dans une coupelle il en met une cuillère puis va s’assoir. Le temps est beau. Des nuages passent dans le ciel. Bientôt, un serpent ondule dans les herbes.

Descendu d’un arbre, il vient avaler quelques morceaux.

— Tu es vieux, Serpent ! Le temps est venu, n’est-ce pas ?

Ne t’en fais pas. Nous n’attendrons plus.

Serpent reprend un morceau. Le coeur pourtant n’y est pas ; on dirait qu’il est triste. Avec les serpents, on n’est jamais sûr. Jardinier le sait bien. Il a l’habitude.

Bientôt il changera de peau.

Le matin, à l’école, la Maîtresse a présenté la famille Cochon. Les Bluebell ont enfilé leurs plus beaux habits parmi ceux achetés par Chasseur. Des pantalons, des chaussettes et chaussures, chemises, vestes. Et puis des moufles. Certains ont gardé leurs lunettes de soleil ou leur bonnet.

— Aujourd’hui nous accueillons de nouveaux petits camarades ! Dit la Maîtresse. Ils viennent d’arriver au Village. De quel pays venez-vous, les enfants ?

— De l’Iriadistan, Madame, déclare Honorine.

— Le Radistan... Un endroit que je ne connais pas ! Pourriez-vous, mademoiselle, nous expliquer où se trouve votre pays et quelles en sont les principales caractéristiques ?

— Sur la carte, c’est au milieu. Chez nous on vit tranquille, puis un jour on nous abat. Après on est morts.

— Les enfants, ce que votre camarade veut dire, c’est que son pays est en guerre.

— C’est quoi la guerre, madame ?

— C’est quand on prend les armes pour défendre sa famille.

— Alors, c’est bien.

— Parfois, c’est juste pour attaquer un autre pays.

— Alors, c’est bien aussi. Ça fait plus de patates !

— Nous prendrons le temps de mieux nous connaître. J’insiste, les enfants, sur l’accueil de ces malheureux qui ont vécu des évènements difficiles.

La matinée se passe bien. Tout est nouveau. Les Porcelets sont attentifs. Ils ont l’habitude d’être confinés du matin au soir sans bouger ; rester sur une chaise leur semble naturel. À la récréation ils font face à la méfiance des grands, ceux qui en ont assez de jouer à la marelle ou à colin-maillard et préfèrent, désormais, les jeux vidéo. Seuls les petits jouent spontanément à Loup avec leurs camarades porcins, sans trop se poser de questions.

Ce qui n’était pas prévu, c’était le repas, à la cantine.

— Du cochon ?

— Du jambon, les enfants.

— Du cochon, quoi.

— Vous n’aimez pas le jambon ?

— Nous aimons les cochons. C’est pour ça que nous n’en mangeons pas.

Les Pourcelets de la famille Cochon retournent leurs assiettes et croisent les bras. C’est la grève de la faim. Quand on leur demande ce qui leur arrive, ils réclament le droit d’avoir des patates. L’après-midi, suite à l’incident, la maîtresse initie un débat de classe sur les différences culturelles et les différents régimes alimentaires.

— Vous connaissez, les enfants, l’importance d’avoir un régime alimentaire diversifié. Il faut manger de tout ! En mangeant de tout, vous serez en bonne santé. Il existe cependant plusieurs façons d’arriver au résultat. De nombreux régimes alimentaires sont adaptés à une vie saine ! Il faut des glucides, des lipides, des protéines ! Des vitamines, des sels minéraux, des fibres. Tout cela se trouve naturellement autour de nous.

Chacun de nous va dire ce qu’il mange !

Les enfants se lèvent et se rassoient l’un après l’autre.

"— Des tartines avec du beurre !

— Du chocolat.

— Des fruits et des escalopes.

— Des saucisses !

— Yaourts !

— Purée ! Poulet !

— Des pâtes !

— Bolognaise !

— Jambon !"

— Et vous, que mangez vous dans votre pays ?

Julienne se lève et parle pour toute la famille Cochon.

— Des épluchures, du pain sec, des granulés protéinés. Dans notre pays, on mange pour être mangés. Une moitié bouffe l’autre. C’est un pays d’Ogres Carnivores. Maintenant que nous sommes libres, nous sommes devenus végétariens.

Elle se rassoie. Un débat s’instaure sur la consommation des animaux. Certains enfants sont touchés par l’argumentaire et surtout par quelques images et récits saisissants, laissant la maîtresse avec beaucoup de regrets et aussi quelques craintes.

Elle n’a pas tort.

Le soir même, deux ou trois enfants refusent de manger du poulet, du jambon, de la saucisse. Un des parents, excédé, contacte la gendarmerie pour dénoncer la présence, au village, d’un dangereux groupuscule adepte du djihad végétarien intégral.

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