4 Le procès de Cochon

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Le lendemain, les Cochon se réveillent encerclés par trois pelotons de Gendarmerie.

Ils sont venus appréhender ces Iriadistanais mangeurs de patates, soupçonnés de violences psychologiques sur mineurs, et une fois renseignements pris, d’une improbable attaque à l’arme blanche contre de pacifiques chasseurs.

Cochon, Béatrice, leurs enfants, ne résistent pas. Chasseur est avocat. Il retourne la situation et on le laisse tranquille. C’est de son plein gré qu’il suit la petite famille dans les fourgons.

— Virgile, je vous dois beaucoup. Vous m’avez ouvert les yeux ! Je serai votre avocat.

— Je vais devoir vous engraisser ?

— Non, Virgile, non.

— Que dois-je faire ?

— Rien. Mais surtout, Virgile, parlez !

Virgile n’a pas besoin qu’on lui offre un tel conseil, et une fois interrogé c’est sans beaucoup de gêne qu’il répond aux questions.

— Des papiers d’identité ? Je n’en ai pas.

— Notez : un individu de nationalité étrangère, une femme, vingt-deux enfants. Si on a bien compté. Nous avons vérifié, monsieur Cochon. L’Iriadistan n’existe pas !

— En effet. C’était un blague. Qui pourrait croire à l’existence d’un pays tel que l’Iriadistan ? On a bien rigolé, hein Chasseur ?

— Mon ami m’appelle Chasseur par dérision. Mon nom est Jean-Paul Menot. Cela s’écrit comme menotte, avec un seul t et sans e.

— Vous avez raison. Sans o, vous ne survivriez pas ! ha ha !

— Je suis avocat. Monsieur et madame Cochon sont mes clients.

— Notez : Monsieur Cochon, de nationalité étrangère, son épouse, leurs vingt-deux enfants, assistés de leur avocat, monsieur Jean-Paul Menot.

— Je ne suis pas étranger, Gendarme. Je suis né en France ! Ici même au village d’à côté, chez Fermier !

— Fermier, c’est son nom ?

— Je vais vous trouver son numéro ! – ajoute Chasseur qui pianote sur son téléphone et obtient la communication. Il propose à Gendarme de lui passer Fermier.

— Allo ! Ici la gendarmerie. Le Commandant... Je suis chez Fermier ? Cela même ? Dîtes-moi, Fermier, nous avons ici un certain monsieur Cochon, sans papiers d’identités, qui me dit être né chez vous à la Ferme. Est-ce exact ?

Il s’est échappé il y a quelques jours ? Avec sa famille ? Vous souhaitez qu’on vous les rende ? Il aurait mieux valu qu’on les abatte ?

Je vois. Ne bougez pas, Fermier. Nous avons retrouvé monsieur Cochon. J’envoie deux gendarmes pour vous accompagner.

Le commandant est préoccupé.

"Messieurs, je ne sais pas ce qui ce passe. Mais nous allons le savoir !"

Et une heure plus tard, Fermier accompagné par les gendarmes, arrive dans le bureau du commandant.

— C’est gentil de votre part ! Mais j’aurai pu venir seul.

— Allons, allons. Un homme éminent, comme vous l’êtes, Fermier.

— En tout cas c’est gentil.

— Bien. Nous voici réunis. Alors comme ça, vous vous connaissez ?

— C’est lui, c’est mon Cochon !

— C’est lui, c’est mon tortionnaire !

— Votre tortionnaire ?

— Depuis ma naissance, je suis enfermé dans trois mètres carrés, sans accès au savoir ou à l’éducation. Je mange des épluchures, je bois de l’eau. Je n’ai pas la télévision !

— Il est à moi ! Je peux en tirer un bon prix.

— Comment ça, Fermier ? On n’enferme pas les gens pour les tuer ou les vendre !

— Je vois. Il vous a embobiné, avec ses belles paroles. La vérité c’est que cet homme est un cochon, et je vais vous le prouver !

Avant qu’on ai pu réagir, Fermier se jette sur Cochon et lui arrache ses moufles, ses lunettes de soleil et son bonnet.

— Par le Mildiou ! Dit le commandant. Un cochon…

— Et pour lui apprendre à ridiculiser le Maître, je vais lui faire la peau ! Réplique Fermier, qui sort de sa poche un révolver.

Le Commandant s’interpose, dévie le coup vers le plafond. Il reste une seconde sans comprendre son propre geste, puis déclare :

— Vous ne pouvez pas, Fermier. Ce cochon…

Ce cochon parle.

Cochon parle. Chasseur a été de bon conseil. En invoquant le droit du sol sur cette belle terre de France qui l’a vu naître, Cochon ne pouvait que déranger l’ordre légal. Seul un procès peut désormais déterminer qui du Maître ou de Cochon a le droit de son côté. La presse a eu vent de l’affaire. Un cochon qui parle ! Un procès ! Un Suidé réclamant l’Humanité et la citoyenneté française, pour lui et sa famille ; un Fermier clamant haut et fort son droit à transformer Cochon, sa femme et leurs trois portées, en chair à saucisses !

Ce sera Cochon débité en côtelettes, ou la Liberté.

Dans la salle d’audience le jour du procès, il y a là Béatrice, les enfants. Chasseur, assis à côté de Virgile dans son rôle de conseil et d’avocat. Fermier, aussi. L’inséminateur finalement a été convoqué. Son rôle n’a pas été négligé par la justice.

Fermier, par l’intermédiaire de son conseil juridique, un grand maigre à tête chauve, réclame son bien, qui lui appartient dit-il, en vertu du Code Civil. Virgile, invoquant ce même Code, fait référence au droit des personnes.

Il demande une reconnaissance de citoyenneté.

Il veut la Liberté.

Chasseur a trouvé l’original du registre d’insémination, original montrant une date de naissance à la Porcherie, pour un cochon numéroté, numéro tatoué à l’encre bleue au revers des oreilles de Cochon. Il réclame la transposition au registre d’Etat Civil, de la date, du lieu de naissance, du nom de Cochon. À défaut, sera réclamé haut et fort le droit de porter ce numéro, FR.12.ABC.200543, comme titre de famille. Son dossier est bien monté. Il comporte des tests derrière un rideau, mélangeant Cochon et des citoyens ordinaires : une femme de ménage, deux séminaristes, un gendarme, un professeur, pris dans la rue. Pour dire la vérité avec franchise, l’humanité de l’universitaire ainsi que celle des séminaristes furent contestées, et ces doutes s’approfondirent encore à mesure que les entretiens se déroulaient, jusqu’à laisser le jury dans un état d’angoisse que rien, pas même le rideau levé, ne put calmer. Ce fut en revanche une certitude absolue, immédiate, pour la femme de ménage, Cochon et le gendarme, Humains sans doute puisque reconnus sourire aux lèvres au travers d’une lourde tapisserie grenat aux plis de théâtre, comme Français.

Telle sera la plaidoirie, la ligne de défense de Chasseur.

Le procès commence.

L’opposition évidemment est irréductible. D’un côté, il y a les textes, la tradition. La Coutume. De l’autre la reconnaissance de l’Humanité dans la Parole.

Le juge de haut domine son petit monde ; il appelle l’Inséminateur à la barre.

— Témoin, témoignez ! Identité ! Occupation !

— Gabriel Grand, Inséminateur devant l’éternel.

— Et, sans fanfaronnades ?

— Gaby, pour les intimes.

— Reconnaissez vous, Monsieur Grand, ces cochons ici présents ?

— Non. Mais monsieur Fermier, oui.

Le juge reprend, à l’attention de Béatrice.

— Madame Cochon…

— Béatrice, je vous prie. Nous ne sommes pas mariés.

— Béatrice. Reconnaissez-vous monsieur Gabriel Grand ici présent ?

— Non. Je n’étais pas encore conçue lors de son passage.

— C’est bien embêtant, dit le juge. Car voyez-vous, sauf à croire aux miracles post-conception d’un don des langues accordé à votre famille, tout se joue à ce moment crucial. Monsieur Grand ?

— Je ne comprends pas. Monsieur le juge.

— Bien sûr. Bien sûr…

En entendant cela, Béatrice s’agite. Le débat va être bloqué. Elle détient, pourtant, des informations capitales que le juge, par ses questions, n’a fait qu’effleurer. Elle décide d’intervenir et de remettre les mots sur le bon chemin.

— Juge. Nos Mères ne parlaient pas, cela est juste. Cela n’enlève rien à leur mémoire ! Et ce qu’elle n’ont pu dire, elles l’ont montré, poussant du groin, avec beaucoup d’émotion, quelques menus objets. Le jour où le Grand Camion est venu les chercher, elles n’arrêtaient pas de revenir vers ces choses, les tournant et les retournant !

— Et quels sont-ils, ces objets ?

— Les voici. Ceci pour Virgile. Ceci pour moi.

— Un écouvillon ? Une étiquette ?

— Les instruments de l’enfantement, Juge, accompagnés d’une incantation magique : "Des Millions de paillettes congelées, comme des étoiles" ; "dans la logette, et hop ! Des petits cochons !" Ce sont les mots de l’Inséminateur, Grand Juge.

— Vos Mères ont pu désigner ces objets, en aucun cas vous répéter les paroles de l’Inséminateur ! C’est impossible !

— Fermier chantonnait comme une ritournelle ces mots de l’Inséminateur, lorsqu’il nous donnait à manger, et qu’il rêvait, tout haut. Ces paroles sont vraies au regard de la science, Juge ! Les étoiles, très chaudes, sont dans un endroit froid qu’on appelle le Zéro Absolu –plus tard, les cochons adopteront une mythologie spatiale de leur conception – Gabriel nous a fait naître avec une baguette, sous une pluie d’étoiles congelées !

— Et l’autre objet ?

— Une étiquette, Grand Juge, que voici.

Béatrice se lève, pose respectueusement le morceau de papier plastifié sur le bureau du juge.

— J’en connais le texte par coeur. "Laboratoire sécurisé, classifié Secret Défense, Base militaire de Plouer-Mezor."

— Bigre, c’est du sérieux !

Le juge se penche pour lire l’étiquette ; le procureur bondit et l’en empêche, posant la main sur le papier.

— Je m’y oppose, au nom de la République ! Ces documents sont classifiés !

— Quelle est votre mise en accusation ?

— La voici. Pour avoir bousculé un gendarme, avoir échappé au Maître, déclassifié un document classifié, je réclame la peine de mort par estourbissement, dépeçage, échaudage, démembrements divers et consommation citoyenne dans tous nos bons supermarchés et autres boucheries de proximité !

— Bigre, bigre. Comme vous y allez. D’après le code et nos lois, il ne saurait y avoir responsabilité pénale d’un animal, foi de juge cravaté ! En revanche, celle du maître est engagée ; alors, qui est le Maître de Cochon ?

— C’est moi, Fermier ! Ça c’est sûr !

L’avocat de Fermier, en aparté :

(— Séquestration, maltraitance sur mineurs, tentative de meurtre, je ne répond de rien !)

Cochon :

— C’est moi, Cochon ! Le maître de moi !

L’avocat de Fermier, toujours :

(— Vous ne voudriez pas recevoir la peine ci-devant énoncée par le procureur ?)

(— Certes non !)

Le procureur :

— Ce n’est pas l’Etat ! La République n’élève pas les cochons !

— Au moins un problème de réglé ! Alors, Fermier ou Cochon ? Monsieur l’avocat, que dit votre client ?

— Tout doux… Mon client n’a pas reçu le cochon de ses rêves. Cette étiquette… Il y a tromperie sur la marchandise !

— Classifiée !

— Dossier depuis longtemps déclassifié par expression du code génétique des paillettes de Cochon, ici présent en chair et en os, et à ma connaissance fort sain d’esprit ! Si c’était un cochon, il ne parlerait pas ! Je demande une expertise !

— Ma foi…

— Je m’y oppose ! L’objet déclassifié doit être reclassifié. Ce code génétique appartient à l’État, il doit retourner dans son dossier !

Fermier s’insurge.

— Ça va pas être simple, Procureur ! Ces Cochons ont été nourris par mes soins attentionnés, ce sera dur de les reclassifier en paillettes surgelées !

Qui va payer le rempailletage ?

— C’est l’Etat. Nous ne traitons pas avec les cochons, c’est donc vous qui toucherez l’indemnité !

— Dans ce cas…

Le Procureur, déroulant un long rouleau de signes cabalistiques :

— J’ai ici la liste complète de leurs gènes ACGT, combinaison d’Adénine, de Cytosine, Guanine et Thymine. Croyez-vous qu’avec quatre lettres de code, on produise un être intelligent ?

Cochon :

— À vous entendre, j’en doute.

Le juge :

— Messieurs, je ne vais pas me faire brouter les roubignoles plus longtemps. J’ordonne une expertise psychologique de Cochon, de sa laie et de leurs vingt-deux petits !

— Mais vous êtes fou !

— Tant que c’est pas moi qui paye…

Voilà l’affaire. Comme on ne sait pas, comme on ne voit rien dans les profondeurs, un expert a été nommé. Deux semaines plus tard ce dernier rend son rapport. Il prend son temps, comme si le temps de l’expertise n’avait pas assez duré, et il relit ses notes.

Juge s’agace.

— Alors expert, vos conclusions !

Expert bafouille, pose ses papiers.

— Un cas intéressant, Juge, un cas remarquable ! Dans ma longue carrière, je n’avais encore jamais vu ça ! Monsieur Cochon, né dans la merde, élevé au sein d’une nombreuse fratrie puis devenu, fort tôt, orphelin, a su trouver le moyen de devenir reproducteur.

— C’est vrai que c’était un beau cochon, tout de même…

— … une personnalité qui a su très tôt faire face à l’adversité, fonder une famille, trouver un accès au savoir. Ses connaissances sont lacunaires et curieuses en raison de ses sources restreintes, mais il a su en tirer plus qu’elles n’en pouvaient donner grâce à un esprit hors du commun, dont la moindre des qualités n’est pas l’accès au langage - avec il est vrai, un léger accent tourangeaux ; je souligne ceci pour la forme, cela n’enlève rien, la cour en conviendra, à son humanité.

Fermier :

— Ça c’est vrai !

L’avocat :

(— Taisez-vous !)

L’expert :

— Oui, j’ose le mot ! Humanité. J’ai eu l’impression, plus qu’une impression : la certitude, d’avoir en face de moi un être humain véritable qui a trouvé sa cochonne, a éduqué ses petits cochonnets, bref pas un simulacre d’intelligence en boîte, mais l’expression ductile d’une volonté dont la comparaison ferait honte à plus d’un.

Cette famille Cochon est humaine !

Juge regarde sa montre.

Il n’aime pas le Procureur.

— Procureur, maintenez-vous l’accusation ?

— Je la maintiens ! À mort, à mort les Cochons !

Le petit Anicet, qui était à à l’audience avec toute sa famille, et qui avait insisté pour venir malgré son jeune âge, profite de cet appel au meurtre mélodramatique pour s’avancer. Chasseur, boursouflé par le remord, lui a fabriqué une petite béquille en bois de chataignier. Anicet n’a pas oublié l’histoire de Poucet, une histoire marquante, étroitement associée au première drame de sa vie de porcinet, et par laquelle il a compris que le plus petit des petits pouvait sauver toute sa famille. Aussi est-il venu avec un couteau, trouvé à la cuisine, caché sous son manteau.

Arrivé en face de l’estrade, il s’en saisi et le brandit devant Procureur.

— Égorgez-moi ! Et laissez vivre ma maman, mon papa, mes frères et sœurs !

Et il remet dans la main de Procureur, un très grand couteau.

Procureur a maintenant en main un couteau. Il est devant un petit porcelet handicapé, et ne sait trop quoi faire.

Juge est narquois.

— À mort ! À mort, Procureur ! Qu’attendez-vous ?

Procureur hésite, se rassoit, pose le couteau bien à plat devant lui sur le bureau.

Juge reprend.

— Maintenez-vous, Procureur, votre demande ?

Ce dernier, regard baissé, dit non de la tête.

— Dans ce cas, acquittés ! Leurs errements passés, les menues bricoles avec les chasseurs du Refuge, ne sont pas de leur faute : la société les considérait comme des animaux. Fermier n’y est pour rien, le brave homme, il n’a rien à payer. À partir de ce jugement le tribunal leur reconnait la personnalité civile. Bienvenue au sein de l’Humanité !

Vous êtes libres, et devez donc respecter nos lois.

Elles sont toutes derrière vous, rangées contre le mur !

Cochon se retourne, regarde la pile des codes et les recueils de jurisprudence.

— Ben. Ça va pas être de la patate, la Liberté !

Gabriel Grand sourit.

Le juge regarde l’Inséminateur ; on voit ses dents.

Il est midi.

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