7 Le test

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La situation, confuse au début, se stabilise.

La population des animaux a beaucoup baissé. Il n’y a pas de recensement officiel. Mieux vaut d’ailleurs l’éviter, car aux chasseurs se sont rajoutés les loups, les lynx qui descendus des montagnes se multiplient dans les bois, fondant des clans puissants aux portes des villes. La Libération des Animaux, leur forte mortalité, ont entraîné une raréfaction des viandes suivie d’une explosion des prix, puis un report sur les consommations végétaliennes. Le lobby végétal se frotte les mains ; il se félicite de ce pari gagnant sur Cochon, Margarita et l’Union Populaire Progressiste, ce vieux parti qui décidément n’en finissait pas d’étonner.

Cela fait bientôt presque deux ans.

— Alors, comment ça se passe, Virgile, le gouvernement ?

— Ça va. J’aime bien. Mon rôle, c’est de multiplier la patate. Et puis aussi de défendre la patate, d’être très méchant quand on s’attaque aux patates !

— Tu es Chef des Armées !

— En effet. J’ai un bouton rouge dans une valise, si j’appuie dessus, ça pulvérise tous ceux qui en veulent à nos tubercules !

— C’est bien mon chéri. Tu es prêt pour l’interview de ce soir. Mais toi ?

— Moi, ça va pas.

— Pourquoi ?

— Ce vieux bâtiment, cette couleur ! J’aime pas.

— Demande à Augustin !

— Tu as raison ! Mais pour l’instant j’ai une affaire de la plus haute importance à traiter.

Béatrice sort. Ils se verront ce soir, après l’interview.

Cochon passe discrètement dans les couloirs du palais, prend une porte dérobée, entre dans une pièce isolée, qui sert peu, donnant sur une arrière-cour. Un personnage est là qui semble attendre derrière un ordinateur. Sur un tableau en liège, quelques cartes postales. Sur la porte on peut lire Bureau de l’Adaptation Ergonomique. Une pile de dossiers encombre le plan de travail d’un côté. De l’autre, trois dossiers seulement.

— Je veux faire du violon.

— Mais vous n’êtes pas fait pour ça, Monsieur le Président !

— Parce que je suis un cochon ?

— Pas du tout, pas du tout…

— Je suis le Président, boudin de mes deux, et je violonise si je veux ! Les pigeons roucoulent ! Pourquoi pas moi ? Qui est le meilleur ? L’avez-vous trouvé ? Est-il bientôt là ?

— Pizzarelli, Monsieur. Il a un toucher exceptionnel.

— Ça tombe bien, le mien est exécrable.

— Le nouveau clavier vous convient-il ?

— Vous parlez du nouvel ordinateur ? Superbe interface, les touches sont parfaites. Comment dit-on, quand on utilise un clavier ?

— Clavardage ou pianoter.

— Sabotage ou saboter, ça le fait ?

— Cela porte à confusion, Monsieur.

— Alors je dirais touchotage et touchoter. Pizzarelli est là ?

Pizzarelli entre. Il est en nage.

— J’ai fait de mon mieux, Président. Vos services d’Interface m’ont prévenu il y a une heure à peine !

— Améliorez mon toucher.

Pizzarelli le prend entre quatre yeux.

— Comme vous y allez !

— La musique, j’aime la musique Pizzarelli ! Cependant, regardez mes sabots d’ongulé ! Je suis un artiodactyle. Comment avoir du toucher, avec ça ?

— La musique, Président, n’est pas une question de physique. La musique n’est pas de ce monde, elle est l’espace entre les choses, entre vous et le monde, entre les notes. La musique est l’absence !

— Moi qui croyais…

— Pour créer du creux, il faut, cependant, qu’il y ait du plein.

— Voilà mon drame. J’ai trop de plein. Pas assez de creux.

— Commençons.

— Avec un violon ?

— Avec la musique.

Une semaine plus tard, Cochon joue. Pizzarelli a conçu une harpe lumineuse parfaitement adaptée à la musique et à Cochon. Un concert privé est donné ; Virgile obtient un succès d’estime. Les mauvaises langues rappelèrent un incident malheureux où Néron, Empereur romain, regarda il y a fort longtemps bruler Rome en taquinant la muse.

Le soir Anicet s’introduisit dans la salle au petit théâtre, et joua malgré sa patte estropiée, et ce fut magnifique.

Cochon l’entendit et pleura.

Avoir joué devant un public, avoir compris qu’Anicet, son fils douloureusement handicapé, est doué pour la musique, cela redonne confiance à Virgile qui prend le taureau par les cornes. Il gouverne, un peu plus.

Six mois plus tard, il s’ennuie, à nouveau.

— Augustin, le blanc me donne le bourdon. Toi qui est l’artiste de la famille, tu ne pourrais pas me projeter un peu coûteux ennoblissement du logis ?

Et, plus tard.

— C’est fait, papa. Voici les plans.

— Fais-voir, fiston. C’est quoi, là ?

— Un toboggan.

— Pratique.

— Et là ?

— Des nichoirs, intégrés aux façades. Nous pourrions facilement accueillir plusieurs milliers d’oiseaux sans nuire à l’habitabilité horizontale.

— Astucieux. Il convient fort que j’applique, à moi-même, une politique inclusive ! Certaines mauvaises langues disent que je déteste les oiseaux. Et là ?

— Une cantine végétalienne, bio. Tout sera produit dans les jardins du Palais, on défonce le gazon.

— Parfait. Place aux patates ! Mais dis-moi, le point principal, Augustin ? Tes plans sont trop blancs, dis-moi !

— J’ai fait une maquette, papa. Regarde !

— Ha ! Mais ?

— On repeint en rose. Tu n’aimes pas ?

— Bien au contraire ! C’est génial, fils !

"Fini le bourdon !"

Avec fierté il contemple, bientôt, ses jardins de patates qui s’épanouissent sur fond de Palais Rose. Derrière les grilles pourtant, les animaux libérés regardent avec envie ces champs, qui peu à peu remplacent les pelouses. Cochon tapote, de ses quatre doigts sabotés, la vitre Securit de son bureau.

Il retourne travailler, sans arriver à se concentrer.

On l’aura compris Virgile est entré dans cette phase délicate de la vie où les éléments principaux du décor sont en place, heure propice aux interrogations fondamentales. Il vient de recevoir un courrier marqué "Laboratoire" et "Confidentiel". Il l’ouvre discrètement. Lit son contenu et aussitôt se précipite chez Béatrice.

— Par Saint Saturnin ! C’est donc pour ça que Paulin et Visitation ont les yeux bleus !

— Sans doute, Virgile.

— Avec quatre lettres ?

— Les humains et nous, partageons le même codage génétique.

— Cochon, moi, à ce point humain ?

— Tu t’es battu pour l’estampille 100%, Virgile !

— C’était du juridique, une illusion ! Je voulais être Humain tout en restant Cochon !

Béatrice consulte le document.

— Il y a des blocs humanisés partout aux endroits clés : développement neuronal, phonation, immunité. Au total 2121 modifications !

— Quel pâté ! Je ne suis plus Pur Porc ! Ne l’ai jamais été ! Et ces imbéciles m’ont laissé des sabots ! Que vais-je devenir ? Et mon image ? On dira que j’ai fraudé ! Que je suis un salop !

— La tempête passera.

— Hors de question ! Donne-moi cette pourriture.

— Que fais-tu ?

— Je brule les preuves !

Virgile regarde le papier se consumer sur le parquet et Béatrice est triste – Ouvre donc les yeux, Virgile. Tu le sais depuis le début !

Tu devrais faire la paix.

Virgile fait des pieds et des sabots pour retrouver l’Inséminateur, lançant ses Services à ses trousses. Le labo a été dissout, les équipes dispersées. On le retrouve dans les Andes où il étudie la flore et la faune locale.

Un avion spécial est affrété pour l’amener en urgence.

— Inséminateur, tu me dois quelques explications. Tu as sacrément merdé ! C’était quoi, ton expérience de Plouer-Mezor ?

— Un programme secret d’humanisation des espèces.

— Mais, pourquoi ?

— Pour voir.

— Voir quoi ?

— Si c’est possible.

— Et alors ?

— C’est possible.

— Je suis la preuve de l’existence de ce nouveau monde ?

— Oui.

Cochon prend Gabriel par l’épaule.

— Tu vas garder ça pour toi, Gabriel. Il est hors de question que mes adversaires apprennent que je suis lourdement recomposé, une sorte de galantine. Jure-le. Sur tes éprouvettes !

— C’est promis.

— Plus fort ! Non ! Moins fort, mais une seconde fois.

— Je le jure, Virgile.

— Bon, c’est bien.

Gabriel sort du bureau. Virgile relève la tête, fronce le sourcil. Se lève. Il n’a pas entendu la porte qui se refermait. Cette dernière est fermée à clé. L’autre porte donne sur l’antichambre ; l’ordonnance n’a rien vu. Virgile fait une moue, revient s’asseoir devant son nouveau sabordinateur qui lui offre tant de satisfactions adaptatives, et puis, il n’y pense plus.

Quelques part dans un univers éthéré, avec des rochers et beaucoup de brouillard, un immense building émerge du ciel bleu. Gabriel est sur la terrasse. Il a troqué ses lunettes roses pour des lunettes de soleil. Il boit un café dans un transat et il admire la vue.

— "Ange Déchu". Drôle de nom. Comme si la Chute pouvait être évitée. Il y a de la poussière d’étoiles, des comètes, des planètes, de la poussière partout dans l’Univers ! Est-ce Dieu qui s’occupe du ménage ? À chacun son rôle. Le choeur des anges monte et descend du Ciel, c’est bien. Mon échelle à moi est petite comme un brin d’ADN, en hélice comme la queue d’un cochon. Pas de hasard dans la vie !

Qui va là ? Je pensais être seul.

— C’est moi, Fausti, ton collègue de l’étage du dessous.

Fausti s’installe dans un transat, à côté de lui.

Ils restent un moment silencieux.

— Fausti, Les Humains sont de drôles de créatures.

— Au bout du rouleau, tu veux dire. Et le Plan ? Ça va pas fort on dirait. Il change tout le temps. Tout le monde s’en mêle. Je ne retrouve plus ma création originelle.

— Ne soit pas si rationaliste, Docteur. Tu sais bien que les chemins mènent toujours au Plan.

— Pourtant, tu as promis !

— Ha. J’avais oublié.

— Pourquoi a-t-Il décidé de les rapprocher de Lui ?

Ils regardent tous deux vers le ciel bleu, au dessus d’eux, puis leur regard revient vers l’horizon. Gabriel enlève ses lunettes.

— Je ne sais pas, Fausti. Je ne sais pas…

— Les Anges ne savent donc pas tout ?

— Bien sûr que non, Fausti. Nous les Anges, agissons, c’est tout. L’action, Docteur Fausti. L’action !

— Finalement, c’est bien qu’on travaille ensemble, Gaby.

— Oui.

Ils remettent leurs lunettes de soleil, et regardent à nouveau vers le ciel.

Cochon sort du Palais, encore une fois irrité par la tenue atmosphérique du Conseil des Ministres. – Chauffeur ! En ville !

Entre les uns qui lui font la gueule, et ceux qui décochent des sourires en forme de poignards, a déboulé impromptu la question de la divagation animale. Un temps réglé par la chute de la population libérée, le problème est revenu sur le dessus de la pile.

Virgile demande à rejoindre un endroit qu’il connait bien, ce Parc Municipal où se trouve la statue de l’Artisan Boucher, vainqueur du Concours des Foires, année 1932.

Il repense au Conseil des Ministres.

— Les animaux ne sont pas faits pour la liberté, Monsieur le Président. Ils dorment dans la rue, sur les trottoirs, toutes espèces confondues !

— Ils volent dans les jardins ! Renversent les étals !

— L’Asile de la Forêt, quelle légende ! Arrivées dans les bois, ces millions de volailles n’ont pas trouvé leurs semblables. Comprenant que leurs ancêtres avaient complètement disparu, des hordes de poules libérées et dépressives, ne supportant plus le silence des prairies, le noir des sombres forêts, sont revenues en masse dans les villes et nos banlieues, prenant d’assaut les barres d’immeubles qui leur rappellent tant les poulaillers ! Il a fallu reloger d’urgence des milliers d’humains qui ne supportaient plus l’odeur de la fiente, l’appel du coq au petit matin !

— C’est ennuyeux, ce que vous me dîtes là.

— Ennuyeux ! Rien que ça. Ces populations n’ont aucun moyen de subvenir à leurs besoins.

— Elles se droguent au doliprane, qui a chez elles des effets proches de la morphine. Pour avoir la paix, des petits malins, au lieu de distribuer du blé ou du maïs, leur fourguent des pelletées entières de cachets.

— On m’a assuré que les pigeons de nos cités sont désormais contaminés. Ils tombent des gouttières en état second et oubliant de voler, se fracassent le crâne sur les trottoirs.

— Sans compter que la plupart sont à la merci des Humains Carnivores, sans aucune protection légale !

Virgile sort de sa rêverie. Ce Conseil, décidément, mieux valait l’oublier.

— Arrêtez-vous ici, je vous prie.

La voiture officielle, blindée et bourrée de gadgets électroniques, s’arrête près du fleuve, en face du Parc Municipal. Les véhicules de sécurité font de même. Cochon appuie sur le bouton, abaissant la vitre fumée. Par dessus ses lunettes de soleil, il regarde au travers des grilles la misère qui s’étale dans les taudis de carton, les vieux journaux empilés qui servent de litière à toutes sortes d’animaux, veaux, vaches, brebis, et la merde, dans tous les coins.

— "Porcherie". Déclare-t-il entre ses dents.

— Vous avez dit ?

— Rien.

— Vous souhaitez descendre ?

— Inutile.

Trois cochons, deux adultes et un enfant, le regardent par dessus les sacs de sable, à travers les barreaux du portail. Il remonte la vitre blindée. La situation est sérieuse. Il doit absolument trouver une solution.

Sans quoi, il ne sera jamais réélu.

Au retour vers le Palais, Virgile constate que tout le monde, dans la rue, lit les journaux.

Il fait arrêter les véhicules et envoie son chauffeur acheter les parutions du jour. Il n’est pas déçu. La presse étale ses titres aguicheurs.

— "Cochon le Magnifique est une fraude génétique !"

— "100% ?"

— "A cochon, Cochon à demi !"

Virgile énervé froisse les feuilles en boule.

— Les journaux, quelle plaie ! Sait-on d’où vient la fuite ?

— Du labo.

— Le test devait être anonyme !

— Un petit malin aura compris qu’une analyse, pas entièrement Pur Porc, à l’attention du Palais, ça valait un paquet de pognon !

— Comme on dit, tirez le cochon par la queue…

— Il pondra des oeufs…

— Tirez lui plus fort…

— Il pondra de l’or !

— Il faut défendre votre cause, Monsieur le président !

— Laquelle ? L’humanité, le cochon en moi ? Je vais devoir assumer cette réalité moins nette et plus si rose, c’est à dire… Comment dit-on déjà ?

— Votre cochonitude, Monsieur ?

— Il y a de l’idée. Cependant, je dois donner des gages à l’opposition. La majorité est branlante. Nous allons couper la poire dans l’autre sens !

— Alors, Humanitude ?

Le lendemain à la Chambre Basse, l’humeur est à la tempête, soulevée comme une houle venue de loin, et qui s’effondre, enfin, sur un promontoire. Virgile monte sur l’estrade pour prendre la parole.

— Co-chon, dé-mission ! Co-chon, dé-mission ! Tricheur ! Va rejoindre tes amis, dans la rue, et fais les poubelles !

Il tapote le micro. Se racle le fond de la gorge, et ça fait du bruit. Beaucoup de bruit. Le mouvement se calme. Cochon remonte ses lunettes.

— Mesdames, Messieurs ! Je suis abasourdi… Dévasté ! Moi qui devais être le porte-flambeau de l’animalité opprimée, de l’animalité libérée, me voici accusé. Et par qui ? Par le doigt de la science ! Moi, Humain ? La science, messieurs, la science peut-elle se tromper ? Bien sûr que non ! La science me déchiffre, me connaît mieux que moi-même. Les parties humanisées, on me les a fourguées en supplément aux fonctionnalités porcines et au code commun à tous les mammifères. Cette révélation, je l’avoue, est pour moi une souffrance morale : je ne suis plus un combattant de la cause. Je suis battu ! Qu’y-a-t-il d’autre à dire ? Si ce n’est reconnaitre la défaite et accepter cette identité altérée ? Devant vous je l’affirme ! Je ne revendique plus l’Humanité, cette moitié de moi, ni même cette autre, la Cochonité. C’est fini. Je n’en ai plus besoin. Ces affaires sont trop commodes pour couvrir les crimes et la bonne conscience. Désormais, je suis et serai, entier, sans oripeaux ni déguisements.

Là où se trouve mon Humanitude !

Un grand silence se fait dans la salle. Chacun range ses affaires et sort en silence.

Dès le lendemain, les journaux reprennent de plus belle, à fond la vapeur dans une toute autre direction.

"Cochon ne défend plus l’Humanité !"

"Humanitude : le guide en Mille Pages pour les Nuls"

"Vers l’Humanitude ?"

— Que dit la presse ?

— La presse est excellente, Monsieur.

— Et des livres ?

— Des livres, Monsieur.

— Tout ça parce que j’ai prononcé le mot Humanitude ?

Je ne sais même pas ce que ça veut dire !

— Personne ne le sait, Monsieur. Alors les gens ont cherché, et comme ils n’ont rien trouvé, ils ont inventé.

— Vous me rassurez. Tout le monde triche, alors ?

— Tout le monde bricole, Monsieur. On appelle ça les concepts.

— Les concepts…

— Chacun les siens, Monsieur.

— La guerre, quoi. Tu pourrais arrêter de m’appeler Monsieur ?

— Oui Monsieur.

— C’est pas gagné !

— C’est que : tout est lourd et demande un effort.

— Cela est juste. Je vais devoir la jouer fine à la Chambre Haute.

Au jour convenu, Cochon se présente à la Chambre Haute pour affronter l’évènement.

Son discours, les réponses aux questions, il y a travaillé pendant deux jours.

Il est prêt.

— Mesdames, Messieurs, je vous ai réunis, en ce jour de l’An Deux de la Libération des Animaux, pour l’examen du problème fondamental que voici : L’Humanitude reste à ce jour un privilège ! Mes anciens condisciples cochons et autres vaches ou volailles, libérés de leurs souilles, étables et poulaillers comme vous le savez, ne sont plus nourris, et n’ont pas les moyens de survivre seuls au fond des bois. Des bandes faméliques errent sur nos routes. Vaches, veaux, moutons et brebis, haves, étiques, viennent trier nos ordures aux abords des aires de jeux où nos enfants font de la balançoire. Peut-on supporter plus longtemps un tel spectacle ?

— Liberté, liberté ! Que voilà une belle affaire ! Regardez les résultats d’une telle politique. Nos rues ne sont plus sûres. A quand nos maisons, nos parents ?A bas la liberté, oui à l’enfermement, et pour les récalcitrants, tirons à vue !

— Je constate que les forces de l’opposition carnivore n’ont pas désarmé.

— Ce sont des bêtes, des bêtes sauvages !

— Donnons leur la parole.

— Comment ? – Jamais ! – Laissez faire… – La chose est impossible.

— Elle l’est !

— Impossible ; impossible !

— Et moi ?

— Vous ? Une aberration.

— Et s’il n’y avait pas de hasard ? S’il s’agissait d’une évolution, d’une porte ouverte sur l’Univers, d’un plan déjà écrit ?

— L’univers aurait un cerveau, maintenant ! Après tout, si les cochons parlent !

— Cochon vole ! Cochon ! Cochon ! Cochon !

— Riez, riez, messieurs. Les cochons volent déjà. Demain ils iront dans la lune !

— Cochon-lune !

— Ce rêve se réalisera ! J’en fait le serment, aussi vrai que ce rêve dans ma souille sous les étoiles. Les Hommes, les Animaux, tous sans exception ! S’élèveront !

— Vive l’élevage ! À mort la liberté ! Poule poule !

— Les poules aussi.

Plus tard avec Béatrice.

— Ça a été plus dur que prévu. Mais j’ai décroché les crédits pour un programme expérimental. Personne n’y croit. Ils pensent même pouvoir s’en servir contre moi. Quels imbéciles ! Profitons-en. Nous devons remettre la main sur l’Inséminateur.

Où peut-il bien être encore ?

Virgile le fait à nouveau rechercher par ses services qui le localisent sur une île déserte où il vit au fond d’un grotte en haut des montagnes. Cochon cette fois-ci se déplace en personne. Cette affaire est importante, personnelle.

Il part seul.

Quelque part en Amérique Latine, sous un climat qui ressemble à la Patagonie ou au Chili, Cochon tôt le matin s’embarque sur un bateau de pêche. Le patron et l’équipage parlent un espagnol mélangé de mots indiens, et d’autres, que seuls les gens de mer comprennent.

— Homme, ça va bouger !

— Ça bouge pas déjà ?

— Hombre, tu n’as rien vu.

Après deux heures de mer, le petit-déjeuner patates-frites de l’hôtel El Peco n’est plus qu’un lointain souvenir. Le soir, Virgile a faim. L’équipage lance quelques lignes au-dessus de monts sous-marins et c’est un grand massacre de légines, maquereaux, dorades, qu’ils vident et nettoient pour les faire cuire. Virgile regarde, dans les yeux, ces poissons qui remuent dans les bassines. Il veut affronter la mort, pas la sienne – celle-ci il veut l’éviter – mais la Mort avec un grand M. Il veut vivre, et vivre c’est manger. Alors les yeux de la connaissance deviennent ceux de l’envie ; il coupe la tête à ces malheureux, avant de les jeter dans les poêles fumantes.

Quand il n’a plus faim, il fait une prière. Il n’a jamais prié. Il ne sait pas à qui envoyer le message alors il l’envoie à la lune qui s’est levée à l’horizon.

— Il n’existe pas de patates de mer, Capitaine ?

— Les algues. Excellentes pour l’estomac.

Avec une gaffe, le capitaine crochète un paquet verdâtre à la dérive. Il fait le tri des vertes et des brunes.

— Les vertes en salade. Les brunes, cuites dans la margarine.

Cochon se sent mieux.

Après une semaine de voyage, debout sur une plage des Galapagos, les pieds dans l’eau caressés par les vagues, Virgile salue de la main le canot qui s’évade vers le grand bleu où le bateau attend.

— Au revoir, Capitaine, au revoir !

Il met sa casquette, regarde les oiseaux marins qui volent dans le ciel puis brusquement attrapent un poisson frétillant, le lancent dans les airs en un éclair argenté, pour mieux le rattraper et l’avaler. Tout ici est beau, même la mort. Le soleil ! La brise marine ! Un éternel printemps. Il regarde les crabes qui s’agitent, puis il s’avance vers la forêt en direction d’un rocher noir, le lieu du rendez-vous.

Il attend. Un animal arrive qui se révèle être un robot quadrupède. Il est venu par la plage, laissant des traces de pas. Le dialogue est bref. Le quadrupède écrit quelques mots du bout de la patte, sur le sable. "Je viens vous chercher. Suivez-moi." Virgile n’est pas certain que la chose ait entendu sa réponse. Elle lui fait signe d’avancer, de la patte avant droite.

— Un robot droitier… Dit-il entre ses dents.

Toute tentative de contact se révèle infructueuse et c’est dans un parfait silence qu’ils s’avancent vers l’intérieur. Cochon n’est jamais allé sur une île, comme il n’a jamais pris la mer. Comme il n’a jamais été seul. Son guide ne parle pas. Il ne peut pas, peut-être. Des papillons posés sur des fruits tombés au sol s’envolent et entourent Cochon. Ce dernier les regarde. Il n’y a aucun bruit. C’est beau et la vie est une chose étonnante. Le robot est d’une grande patience. Virgile en profite pour dégourdir ses jarrets dans un petit ruisseau qui forme une cascade sous des roches. Des poissons viennent lui rendre visite puis repartent. Il pense aux poissons dont il a coupé la tête ; chasse rapidement le souvenir pénible des jours passés en mer. Il indique au quadrupède l’eau de la cascade, montrant sa bouche en retour. Le robot hoche ce qui lui tient lieu de tête. Cela veut dire oui. Virgile n’a jamais bu une eau aussi claire. Il a l’impression de changer. D’un point haut, l’île lui apparaît dans son entier, et sans qu’il ait une claire conscience d’être arrivé, il voit Grand venir à sa rencontre.

L’Inséminateur s’est créé un nouveau laboratoire souterrain et tel le capitaine Nemo dans l’Île Mystérieuse, il reçoit Cochon dans une immense bibliothèque, aux murs tellement hauts qu’on n’en discerne pas le bout. La bibliothèque semble monter jusqu’au ciel.

— Pourquoi tant de livres sur une île déserte ?

— Elle n’est pas déserte. Je suis là.

— Moi aussi.

— Alors nous sommes deux. C’est un bon chiffre pour parler.

— Parler, une chose que je sais faire, Grand. Pour lire, je ne peux pas. Impossible de tourner les pages avec des sabots ! Ce monde n’est pas fait pour les artiodactyles à quatre doigts.

— Cela peut changer, Cochon.

— Comment ça ?

— Tu es seul, Virgile, toi et ta famille. Seul et incompris. Une situation difficile. Personne ne prendra la peine de s’adapter à toi. C’est pour ça que tu es ici.

— Ce que tu as fait de moi, Inséminateur, ne m’intéresse plus.

— Ce qui t’intéresse, Virgile, c’est de le refaire, pour d’autres. Tu as besoin de compagnie ! D’alliés. Tu as besoin de moi. Ça tombe bien, suis moi.

Ils déambulent dans de longs couloirs, des antichambres qui ressemblent curieusement au grand salon.

— Toutes les bibliothèques montent-elles au ciel ?

— Toutes.

— Et les couloirs ?

— Grands. Comme moi.

— Evidemment. Pourquoi les livres bougent-ils ?

— Tout se qui s’écrit, ou s’enregistre, vient ici.

— Amusant.

Ils arrivent devant une porte au fond d’un vestibule qui contient des objets déposés ça et là, parmi des caisses en bois : tablettes d’argiles, pierres plates, ossements striés, font de cet endroit un Dépotoir Sauvage étonnant après les bibliothèques aux livres mobiles et animés.

— L’endroit ne sert plus. J’ai dû le remettre au goût du jour.

La porte s’ouvre. Grand et Cochon entrent. C’est un laboratoire moderne, puissamment éclairé.

— Un oeuf ?

Ils regardent l’oeuf en silence. Virgile a compris

Quelques jours plus tard, ils sont là à nouveau pour le grand jour.

— Alors, Gaby ? Que disent tes instruments ? Le développement est-il normal ?

— Nous ne pouvons pas utiliser les ultrasons. Nous briserions la coquille. Les rayons X cependant, montrent que tout va bien. Ce poussin est porteur d’espoir pour l’Humani.. Enfin... Pour ce qui… ce qui viendra.

— Personnellement, je n’aime pas les poules. Ni les oiseaux en général. Pourquoi as-tu choisi un volatile ?

— C’est le test idéal, Virgile. Si nous réussissons avec les poules, de nombreuses barrières seront levées.

— Grand. Je n’aime pas ça. Quand je parlais d’Humanitude, j’avais en tête les animaux en général. Des comme toi et moi ! Pas les poules ! Encore moins les poissons ! Il n’y a donc pas de limite ?

Grand regarde Cochon avec un drôle de sourire.

Il sourit et on voit ses dents.

Deux jours plus tard, le poussin brise sa coquille. Son métabolisme est rapide, au point que trois semaines après, l’oisillon est quasiment formé comme un adulte. Les rudiments du langage sont détectés dans le caquetage du poussin. L’expérience est reproduite avec d’autres espèces, canard, pingouin ou rossignol. Seul bémol, sans gravité, les oiseaux ne chantent plus, ils grésillent en morse, ou quelque chose d’approchant, un code qui ressemble à un vieux radio-récepteur, par temps de pluie.

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