8 Révolution

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De retour au Palais, bien vite avec Béatrice ils font l’amour en des étreintes enflammées, des caresses soyeuses. Ils recommencent plusieurs fois, dans la penderie, sur la table, sous la table, à la fenêtre.

Virgile mordille l’oreille de Béatrice.

— Virgile, comment font les humains ?

— Comme nous, je crois.

— Tu n’as donc jamais été attiré par les humaines ?

— Allons…

— Savoir que tu n’es plus 100% Cochon est bien difficile. Je me pose de drôles de questions.

— Béatrice, tu as été humanisée toi aussi, cela ne fait aucun doute ! Je pensais à ça justement, dans la penderie.

— A cause des Stilettos ?

— Pas du tout !

— Menteur !

Ils rient et repartent pour un tour.

Le programme de Gabriel est un succès. Non seulement les oiseaux parlent, mais quantité d’autres espèces, à commencer par les mammifères, de l’âne au cerf, à la chauve-souris, peuvent parler. Immédiatement se pose la question des limites du programme. Faudra-t-il inclure tous les animaux ? Comment connaître leur volonté ? Sur une base individuelle, collective ? Les animaux restés sauvages sauront-ils cohabiter avec les anciens domestiques, les humanisés ? Jusqu’où aller ? Où s’arrêter ? Et peut-être surtout : jusqu’où reculer dans l’infiniment petit ou le ridicule, la limite de l’humanisation ? Rien ici n’est anecdotique. L’humanisation peut apporter le capital neurologique. Sera-t-il possible un jour de doter d’un cerveau les palourdes, les moules, les bigorneaux ? Des tests sont en cours. Les insectes ont des possibilités naturelles, cependant les résultats ont donné des individus profondément psychopathes dont la régulation hormonale, sommaire certes mais robuste, passait outre aux contrôles du système nerveux. Les agences de sécurité ont dû faire face à quelques serial-killers dont plusieurs avaient des chances sérieuses d’arriver au pouvoir, et à d’innombrables mythomanes échappés des laboratoires, qui se prenaient pour de grands chanteurs, des cinéastes, des écrivains. Tous ces évènements, détestables, ont poussé le gouvernement à poser d’urgence des limites politiques, entrainant chez Virgile, le chantre autoproclamé de l’Humanitude, une sévère crise de conscience.

— Béatrice. Je suis en train de devenir un Humain dans ce qu’il y a de pire chez eux. Moi qui voulais donner l’Humanité à tous, voilà que je dois l’interdire à un nombre incalculable d’animaux, alors même qu’ils pourraient y avoir accès ! Je suis un salop.

— Ne dis pas ça, Virgile.

— Un salop doublé d’un lâche.

K, le Conseiller appointé sur le sujet, intervient.

— Le programme est un succès, Président. De nombreuses espèces nous rejoignent. Les humains n’y voient aucun inconvénient. Le monde économique bénéficie d’une croissance démographique extraordinaire !

— C’est vrai. En humanisant les animaux domestiques, la plupart des pays ont multiplié leur population par dix ! Toujours plus de consommateurs, encore plus de production ! Ne fallait-il pas qu’ils soient bêtes, ces humains, pour bouffer leur propre population !

— Cela n’aurait pas été possible sans le régime végétalien, Monsieur.

— Et alors ? Tout le monde s’en porte bien. Moins de crises cardiaques. Moins d’obésité. Enfin…

Virgile rentre le ventre et lève le menton – Nous disions donc ?

— L’obésité, Monsieur.

— Vous regrettez les steaks, vous ?

— Parfois.

— Et la saucisse ?

— Ce n’est plus la question Monsieur.

— Il y a pourtant ces villageois dans l’est du pays. Ils ont monté un groupe insurrectionnel d’Humains Carnivores.

— Le Ministre de l’Intérieur s’en occupe Monsieur.

— Tant mieux. Je ne veux pas d’une autre crise sociétale. Celle des cafards tueurs m’a déjà pris trois mois et a mis le pays sens dessus dessous. Et pour arriver à quoi ? A une limitation du programme. Une crise mal gérée avec ces Humains Carnivores pourrait avoir un effet désastreux. Vous m’avez compris ?

— J’ai parfaitement saisi Monsieur.

— Evidemment, que vous avez saisi ! Le goût de la viande est en vous, K, comme en beaucoup d’autres. Un conflit serait catastrophique !

Convenablement géré, le programme d’humanisation, quelques années plus tard, a porté ses fruits. Le lion et l’agneau jouent ensemble à la pétanque, les vautours eux-mêmes, espèce la plus rétive au régime végétalien - au prétexte qu’ils mangent les morts et ne font de mal à personne - ont finalement intégré le programme et en sont fort contents. Ils ont une passion pour la météorologie, la télédétection, la biologie. Une des sociétés végétaliennes les plus en vue leur appartient. Les graines n’ont plus de secret pour eux, et ils investissent massivement dans l’achat de terres agricoles.

Les animaux de compagnie, épargnés par la vague de libération en raison d’un attachement partagé par les humains, obtiennent cette fois-ci l’appui enthousiaste de leurs Maîtres qui s’imaginent tenir, bientôt, des propos philosophiques avec Médor. Il n’en sera rien. La parole libérée, les discussions entre humains, chats et chiens, prirent une telle dimension oedipienne que, d’un commun accord la plupart d’entre-eux, après une psychanalyse de couple, décidèrent de reprendre leur liberté.

Beaucoup d’humains en furent soulagés tant il est difficile de se faire réveiller, la nuit, par une voix quémandant un pipi et le tour du quartier, en vous saoulant des potins à la mode.

La communication change tout.

En raison de la diversité effarante des organes sonores, c’est la danse qui est devenue, accompagnée parfois de cris et de stridulations, l’outil de communication de ce nouvel âge d’Or. Les ballets, danses et hululations, sont à vrai dire épuisants. Aussi les disputes sont-elles rares, chacun des adversaires préférant revenir bien vite au statu-quo. Seules les cours de récréation n’ont pas changées. On y voit les mêmes poursuites, trépignements, rires et mimes qu’au temps lointain de Babel. Certains affirment même que ce nouveau langage serait né dans ces lieux de créativité intense. Les instituteurs ont du mal à suivre le rythme. Les classes sont désormais animées par des binômes issus d’espèces différentes, afin de soulager les articulations des pauvres maîtres d’école, qui sans cela danseraient tout la journée.

Tableau idyllique ? Pas exactement.

Dans l’ombre, le groupe des Humains Carnivores grandit, secte secrète pratiquant encore, en des abattoirs clandestins, l’antique sacrifice sanglant. Qui sont-ils ? Combien sont-ils ? À part l’enclave carnivore de l’Est, déjà mentionnée et fort bien connue, qui survit tant bien que mal entourée de check-points, personne ne le sait.

Les maternités elles aussi ont bien changées. Il faut désormais adapter le matériel à la taille de chacun, et le rythme des équipes à la biologie de tous. Qu’y a-t-il de commun entre un éléphant et une souris ? Ce sont des mammifères sociaux, pour le reste voici comment les choses se passent.

Cette scène se déroule à la maternité. Madame Éléphant vient d’accoucher. Sa voisine, qui vient d’arriver, lit un livre que la première aimerait lire, mais il est trop petit et ses membres sont peu adaptés à la lecture. Comme Cochon, madame Eléphant est une artiodactyle. Elle soupire.

— Toutes ces histoires d’amour, ça me mine.

— Rêvez-vous au Prince Charmant ?

— L’amour ? Madame Souris réfléchit. – Je ne sais pas. Mais quand c’en est pas, je le sais.

— Souvent ?

— Je ne suis pas une Souris facile. Ça dépend des semaines.

— Pareil pour moi. Ça dépend des années.

Madame Souris est polyandre, mature très rapidement. Sa vie courte est bien mise à profit : des portées de six à dix petits, à intervalle rapproché. Elle se montre difficile dans ses rapports. Harcelée en permanence, elle mord les mâles plus souvent qu’elle ne se laisse séduire.

Madame éléphant a une vie tout autre.

Fidèle, il n’est pas certain qu’elle ait le choix. Monsieur a attendu une trentaine d’années avant de pouvoir battre en duel ses adversaires, alors il en profite. Elle n’aura que peu d’enfants, qu’elle porte pendant deux ans. Elle n’aura de rapports sexuels que tous les trois à cinq ans.

Madame Éléphant soupire à nouveau. De sa trompe elle allume un écran pour visionner une série américaine.

Madame Souris trouve que cette vie éléphantine est bien facile.

Madame Éléphant, elle, jalouse la vie intense de madame Souris.

Arthur, son fils unique, joue à côté d’elle. Seule une cousine est venue lui rendre visite. Dans le même temps, Madame Souris a reçu dix-neufs enfants, pouponné sa portée, papoté avec trois tantes, sept nièces, quelques membres éloignés du clan Souris. Au fond d’elle-même, toute végétarienne qu’elle soit, Madame Éléphant regrette le temps des prédateurs carnivores, ce temps où les Souris restaient à leur place et vivaient dans la crainte.

On l’aura compris ces bouleversements fabriquent à la chaine des frustrations considérables. Les querelles entre humanisés ne sont pourtant que péquadilles comparées au sentiment de déchéance vécu par l’espèce dominante : l’Humain.

Le Maître des Animaux, qui disposait du droit de mort sur tous, se voit désormais sans arrêt chicané. Les hirondelles sous son toit, les mulots dans sa cave, veulent établir leurs droits, et plus question de poser des pièges ou de la mort-aux-rats : ce serait la prison. Depuis qu’un humanisé a obtenu le Prix Nobel, ouvrant des pistes formidables à la recherche, on regarde les animaux d’un œil prudent. Il ne faudrait tout de même pas assassiner le futur Einstein et toute sa famille. La police et l’armée leur sont ouvertes ; tous les postes publics. Les temps, décidément, changeaient.

Nous sommes maintenant dans un lieu isolé, une maison à la campagne, entre un ruisseau et les bois.

— Toc-toc-toc.

— Qui va là ?

— Rouelle, Macreuse et Boudin.

— Le mot de passe ?

— « Mulet couronné ».

— « Pour les servir ». Un instant, les amis. Je vous ouvre !

Entrent trois hommes d’allure rustique, leurs habits sont résistants et faciles à nettoyer, tout chez eux tend à l’aisance dans les mouvements, qu’ils ont naturels et sans affectation. Ils se mettent à l’aise, boivent et parlent. L’un d’eux a un grand sac. Quelque chose à l’intérieur s’agite et gigote.

— Qu’as-tu donc dans ce grand sac, Rouelle ?

— Notre repas pour la soirée !

L’homme ouvre le sac en toile et en tire un lièvre aux pattes avant et arrière liées par de la ficelle.

— Un lapin ?

— Pitié ! Pour ma femme, pour mes enfants !

— Un lapin qui parle !

— Il y en a de plus en plus, dans le coin.

— Impossible d’en trouver des tout simples, comme avant. Tu vas nous dire que t’as le droit de vivre, c’est ça ? Parce que tu parles ? Que c’est la loi ? Que t’es humanisé, et qu’on a le droit seulement de chasser ceux qui se taisent ?

— Heu. Oui.

Comme ils ont déjà bien bu et qu’ils boivent encore, ils se moquent de lui, sautillant autour de la table en farandole, imitant Lapin, qui en raison de son appareil phonatoire ridiculement petit ne peut pas parler trop fort, et émet comme un murmure. Puis fatigués, n’ayant plus le goût de rire, l’un d’eux repousse sa chaise, et dit :

— Tu as raison, Lapin. C’est mieux si tu ne dis rien.

Et prenant son couteau il l’égorge sur la table de la cuisine, le suspend à une poutre pour l’écorcher.

Lapin maintenant est cuit en civet mijoté avec des carottes. Macreuse, de son nom de code, plaisante sur les carottes servies avec un lapin. Cela fait rire un peu, c’est forcé, et le repas se passe en silence. Boudin se racle la gorge. Il soupire.

— Avec toutes ces lois, on n’a plus le goût, comme avant.

— C’est que, c’est plus dur.

— Parce qu’ils parlent ?

Rouelle prend un morceau de pain, prend de la sauce au fond de son assiette, puis la mine dégoutée repousse le tout sur le bord de son assiette.

— Il est temps de mettre fin à tout ça.

— Tu as raison, c’est une folie.

— Le végétalisme, c’est le Mal.

— On ne peut plus manger.

— Ils nous déclarent la guerre !

— Il faut prendre le pouvoir !

— C’est la seule solution.

— Mettre fin à cette abomination.

— Et les tuer. Tous.

On l’aura compris, ces silences, ces secrets, ces noms de codes et cérémonies funèbres, annoncent une Saint-Barthélémy des animaux, qui éclatera au grand jour un matin ensoleillé, au joli mois de Mai.

Ce jour-là, Cochon s’est levé de bonne humeur. Comment ne pas l’être quand c’est le printemps, qu’il fait beau, qu’on aime et qu’on est aimé ? Sans compter un solide petit-déjeuner, avec patates à volonté. Bref une journée ordinaire, avec juste ce qu’il faut en plus d’ordinarité que d’habitude pour la rendre pleinement satisfaisante.

Déjà pourtant, avant l’aube et partout dans le Pays, les massacres ont commencé. Virgile apprend la chose alors même qu’il s’apprête à attaquer ses patates-desserts, de minuscules patates de Noirmoutier qu’il gobe en robe de chambre, avec un peu de confiture de myrtille.

Chasseur déboule dans l’antichambre et bousculant l’ordonnance militaire, dépose une liasse de bulletins de liaison sur les patates-myrtille de Cochon.

— En voilà des manières, Chasseur ! T’as mal dormi ?

— Lis-ça, Président.

Chasseur ne l’appelle jamais Président, sauf pour se moquer de lui. Sauf que là, Chasseur ne rigole pas. C’est donc un cas nouveau. Quelque chose d’extraordinaire vient de se passer. Il parcourt les liasses rapidement, se léchant le bout des sabots, puis de plus en plus vite, et à la fin, il repose le tout bruyamment. Les feuilles s’éparpillent dans le salon, barbouillées de marmelade aux fruits rouges.

— C’est la révolte, partout ?

— Une Révolution, Virgile.

— Impossible ! La Révolution, c’est nous !

— Appelons ça un coup d’État contre-révolutionnaire. La police, l’armée, sont divisées. Les lieux de pouvoir sont pris d’assaut, on cherche, bien sûr, les fusils. Un tiers des bâtiments sont sous le contrôle des insurgés. Et dans tous les autres, on se bat.

— Les Humains Carnivores…

— Au grand jour…

— Le Palais ?

— Il n’est pas sûr.

— La famille ?

— Vos Cochons d’Elite conduisent vos proches à l’héliport.

Cochon a un mouvement de recul, regarde Chasseur et pour la première fois, il doute. Chasseur s’en aperçoit. Virgile est méfiant, c’est normal, alors il prend son téléphone, appuie sur le rappel.

— Béatrice.

Ce contact est décisif. La discussion est brève. Les insurgés ont préparé leur coup : il faut se mettre à l’abri.

Partout, les animaux sont massacrés ; pas tous cependant : seulement ceux qui parlent, génocide multispéciste qui touche les intellectuels donneurs de leçons, les coupeurs d’appétit qui portent lunettes et culottes, dissertent tout haut, au grand ennui de leur entourage. Seront pour l’heure épargnés les simples, les purs de tout mélange, de toute parole inutile, qui se laissent manger tranquillement et sans vous faire la morale.

Poursuivies, rattrapées, les familles parlantes se retrouvent bien vite dans les Grands Camions à destination des abattoirs où les attendent les Humains Carnivores adeptes de l’abattage de masse, de la transformation industrielle universelle. Nous cacherons les poulies et les palans, les tapis roulants, les motorisations de la mort hyper-véloce, chacun en connaît, si ce n’est le détail, du moins les résultats.

Lupus est Homo Homini ; « L’Homme est un Loup pour l’Homme » : jamais cette assertion de Plaute ne fut aussi vraie. Les Humains tuent pour tuer, Cannibales plus que Carnivores dévorant les leurs.

Un tel mouvement, fait de pulsions, ne pouvait déboucher sur rien. Les folies mécaniques, comme les autres, s’usent et au bout du compte, reste la fatigue.

Voici comment les choses se sont passées.

Un exemple, parmi tant d’autres.

La Capitale depuis un mois est prise par le parti Carnivore ; le gouvernement mène sa contre-révolution en tenant une partie du Pays ; les animaux, disparus, mangés, se cachent, ou ils sont partis.

Madame Estuffet prépare son cinquième repas de fête, car enfin, il n’est plus nécessaire de se cacher pour recevoir dignement ses amis. Les boucheries, qui partout avaient tiré le rideau, ouvrent à nouveau. Les étals regorgent de victuailles. Madame Estuffet fait la queue. Depuis la réouverture, c’est une folie de consommation animale où toute une culture opprimée reprend le pouvoir sur ses choix, ses goûts, son action et sa moralité : sa vie, en somme. Elle constate que la file est plus courte que la semaine dernière, et elle remarque, également, de nouvelles étiquettes.

— Qu’est-ce ?

— Ho ! Ça, madame Estuffet ? C’est que, voyez-vous, certains clients me demandent de la viande d’animaux qui ne parlent pas et refusent celles qui viendraient d’animaux parlants. C’est à ne pas y croire n’est ce pas ?

— Curieux, en effet.

— Qu’est-ce que je vous sers ?

— Un gigot fera l’affaire.

— Un qui parle, un qui ne parle pas ?

— Quelle différence ?

— Le gigot qui parle est moins cher.

— Dans ce cas.

— Je vous emballe ça !

Madame Estuffet repart maintenant avec le gigot dans son cabas. Sur le chemin elle repense à cette affaire ridicule de gigots qui parlent, moins chers que ceux qui ne parlent pas. Si elle peut en profiter, tant mieux. Deux fois moins cher, c’est une aubaine, pour un bon gigot de mouton. Il y a deux ans, elle et monsieur Estuffet avaient eu de grandes difficultés dans leurs relations. Lasse de lire sans cesse les mêmes conseils elle avait pris la résolution de consulter une spécialiste. Elle avait téléphoné. Pris un rendez-vous. Une fois arrivée, elle avait discrètement sonné et la porte s’étant ouverte, elle était montée à l’étage. Une plaque dorée indiquait :

Victoire de l’Auzain

Thérapies de groupe

thérapies relationnelles

À sa grande surprise, madame de l’Auzain était une brebis. Elle n’avait rien remarqué au téléphone. Maintenant, ça lui sautait aux yeux. Petite, le museau surmonté de lunettes dorées, son tailleur cachait mal les frisottis de la laine qui la recouvrait.

— Cela vous gène de travailler avec une brebis, madame Estuffet ? Dans ce cas, je comprendrais, mais il faut le dire maintenant. Croyez-moi, la vie en troupeau m’a appris des choses qui pourront vous être utiles !

Madame Estuffet n’avait rien osé dire et les semaines, les mois pendant lesquels elles avaient discuté, furent les plus intenses de sa vie, parsemés de rêves étranges. Son seul regret était que monsieur Estuffet, un ancien employé du Zoo municipal, se soit montré brutalement opposé à une thérapie de couple, et surtout pas, au grand jamais, avec une brebis.

Elle se souvint que madame de l’Auzain portait des anneaux à la cheville. « En souvenir du troupeau », disait-elle. Cela tintait lorsqu’elle marchait et c’était joli. Elle la jalousait, secrètement, pour cette liberté qu’elle prenait de porter des bijoux à ses chevilles. Jamais elle madame Estuffet, n’oserait. Qu’auraient-ils dit à son travail ? Qu’aurait dit monsieur Estuffet ?

Arrivée chez elle, elle sortit le gigot. Il n’y avait pas d’anneaux à la cheville, cela ne voulait rien dire. Peut-être avaient-ils été volés. Le hasard serait extraordinaire ! Elle décida de rester raisonnable. Sur les millions de brebis, les chances étaient bien faibles qu’il s’agisse là de madame de L’Auzain ; et elle la mit au frigo.

La nuit, elle dormit mal, faisant des rêves où madame de l’Auzain, loin de lui faire des reproches, était plus souriante, plus heureuse que jamais. Les discussions qu’elles eurent cette nuit là furent plus intéressantes, plus profondes encore qu’elles ne l’avaient jamais été.

Au matin madame Estuffet, fatiguée, mais sans tristesse ou faiblesse, ouvrit le frigo. Le gigot était là. Elle sut qu’elle ne pourrait jamais le cuisiner, ni maintenant, ni jamais. Au jardin elle le descendit, l’enterra. Là alors seulement elle fut triste. Elle s’habilla de fête pour chasser la tristesse, elle sortit par ce beau matin ensoleillé, entra dans une bijouterie pour en ressortir, sourire aux lèvres, trois anneaux tintant à la cheville. Le midi, elle fit des spaghettis aux invités, souriante devant un monsieur Estuffet furieux. Ce fut un triomphe. Les invités avouèrent qu’ils en avaient leur claque de manger du gigot à chaque fois qu’ils sortaient, ils en discutaient justement en voiture, et débarrassés des conventions superficielles, ils devinrent de vrais amis. Les anneaux de cheville devinrent une mode. La mode passa, revint, avant de s’installer comme nouvelle convention. Ainsi va la mode.

Ainsi va le monde.

La crise Carnivore, la pire de toutes celles survenues depuis Cochon, s’étiolait dans une prise de conscience de l’absurdité de la cause.

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