6. Le chasseur

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Il n’était pas né. Il avait glissé.

Une conscience sans forme, pure abstraction noyée dans les flux d’un univers fracturé. Un souvenir de douleur, de peur, de haine. Une âme noire, exilée de toute chair, en attente d’un hôte.

Puis un jour, la faille s’ouvrit. Une brèche mince, presque timide. Un moment d’abandon, une émotion sincère, un appel silencieux... et il s'infiltra.

Le corps était frêle, trop humain. Un homme d’une trentaine d’années, vivant en marge. Gérald avait un petit job de manutentionnaire, il vivait seul, sans aucune attache familiale, aucune résistance mentale. Le genre d’existence oubliée par tous, sauf par la Colonie.

Et Gérald en était la cible parfaite.

L’âme noire s’ancra dans son esprit comme une lame dans une plaie. L’homme hurla lorsqu'elle prit possesion de son cerveau. Mais personne ne vint.

Il ne restait que le Chasseur.

Ses yeux étaient devenus opaques, comme deux morceaux de pierre humide. Son souffle ne laissait pas de buée. Il parlait peu, mais quand il parlait, sa voix semblait déconnectée du présent, comme si elle portait des siècles de silence.

Il n’avait qu’un but : retrouver la trace du Voyageur. Et il n’eut pas à chercher longtemps. Les Rémanences laissées par Pascal étaient encore fraîches, éclatantes, presque chaudes :

Son arrivée sur Terre Alpha, les retrouvailles avec son père, puis ses amis. Chaque émotion avait généré une onde, et chaque onde ouvert un passage.

Le Chasseur les avait perçues comme des filaments lumineux, suspendus dans l’air, dans lesquels il pouvait naviguer comme un prédateur suit la chaleur d’un corps dans l’obscurité. C’est ainsi qu’il remonta le fil. Jusqu’à la périphérie d’une ville, où une grande surface brillait de ses enseignes criardes.

Le Voyageur était là.

Le Chasseur ne souriait pas. Il n’éprouvait rien. Mais il sentait le dénouement approcher.

Le ciel s'était irisé d’un orange bleuté. La chaleur était toujours accablante malgré la soirée qui tombait. Pascal coupa le moteur et resta un instant immobile, les doigts sur le volant. Il inspira profondément.

Dans les replis du silence, la paix n’est jamais éternelle. Pas pour Pascal. Même au cœur des bois, même dans la lumière dorée de la Vallée de Brezons, il savait que ce répit n’était qu’un interlude. Une respiration avant la tempête.

Le passé était revenu… mais pas tout seul.

Il ne savait pas encore pourquoi, mais son ventre se nouait. C’était un jour comme un autre, en apparence. Une virée à Auchan, quelques courses à faire. S’ancrer dans cette époque, vivre comme n’importe qui. Ne rien éveiller. Ne rien troubler.

Et pourtant.

Une pulsation sourde, presque imperceptible, vibra au creux de sa conscience.

"Pascal..."

La voix résonna sans son, dans un souffle mental à la fois familier et distant. Il la reconnut immédiatement : Raaver.

"La Colonie a envoyé un Chasseur. Il est ici, sur Terre Alpha. Il va te traquer. Chaque émotion que tu ressens... l’attire à toi. Sois prudent. Ne laisse rien sortir. Tu n’es plus seul."

Une onde de bien-être le traversa puis le lien se coupa aussitôt. Pascal resta figé, les yeux fermés. Un goût métallique envahit sa bouche. Il aurait dû s’y attendre. Il avait trop ressenti ces dernières heures. Son transfert, ses parents, les rires avec François, Florence et Karine.

C’étaient autant de fissures dans son bouclier. Il inspira lentement et sortit de la voiture.

À l’intérieur du centre commercial, régnait une agitation banale. Les caddies écrasés par le poids des courses grinçaient, des enfants qui pleuraient, les néons blafards.

Les haut-parleurs diffusaient "Sardou et ses Lacs du Connemara".

Le jeune homme parcourut les rayons mécaniquement : des pâtes, des fruits de mer et de la sauce tomate. Il concocterai un bon plat italien le lendemain pour le plaisir de son père. Il croisait des regards sans jamais les accrocher. Il avait appris à devenir invisible. Ne pas être vu. Ne pas être retenu.

Pendant ce temps, il observait l'univers qui gravitait autour de lui. Quelque chose dans l’air était différent. Un poids. Une tension électrique sans orage. Il le sentait.  Au moment de payer, Pascal glissa machinalement la main dans la poche de son jean. Ses doigts heurtèrent d’abord un trousseau de clés, quelques pièces... puis rencontrèrent un bout de papier plié en quatre, oublié là.

Il le sortit lentement, intrigué. Il était froissé mais il semblait récent. Il le déplia. Une écriture fine, arrondie, griffonnée au stylo bille :

"Glorie, Gréasque, 58 82 25 - Ne m'oublie pas"

Son coeur s'emballa. Ses yeux restèrent accrochés au prénom, à ces chiffres maladroits, comme suspendus dans le temps. A cette écriture qu'il reconnaîtrait entre mille.  Tout remonta d’un coup : le timbre de sa voix, ses yeux verts, le goût d’un baiser inachevé, la main qu’il n’avait pas su retenir. Il sentit sa gorge se serrer. Il resta figé quelques secondes. La caissière lui lança un regard incertain. Puis il replia doucement le mot, comme on referme un livre précieux.

Glorie.

Elle était là, à portée de voix. Peut-être. Et tout en lui recommença à cogner plus fort. Il tenta de calmer les battement de son coeur qui explosaient dans sa poitrine et prit la direction de la galerie marchande. Il passa devant le vieux Club Vidéo. C'était un petit local familier, baigné d’un parfum de plastique chaud et de vieilles jaquettes délavées.

Un refuge nostalgique.

Il y entra. Une lumière tamisée baignait les rayonnages désordonnés. Il salua distraitement le gérant, un homme maigre à lunettes épaisses qui lui adressa un "bonjour" automatique.

Il se souvint vaguement de lui.

Puis, Pascal déambula entre les étagères. Il s’attarda devant les films de science-fiction. Ses doigts glissèrent sur Alien, puis Blade Runner avant de s’arrêter sur la jaquette rouge et noire de Mad Max.

Un sourire discret effleura ses lèvres. Et puis... Il sentit.

Pas un bruit. Pas un mouvement. Une présence. Une absence totale de chaleur, comme un vide dans la pièce, un coin d’ombre qui n’obéissait pas aux lois de la lumière. Son cœur se serra. Quelque chose se noua en lui. Une douleur au plexus, une bouffée de tristesse glaciale, sans raison apparente. Il se retourna lentement.

Un homme. Grand. Habillé de sombre. Silhouette rigide. Il tenait une cassette, mais ne la regardait pas. Il fixait Pascal. Droit. Sans émotion.

Le temps se dilata.

Pascal sentit l’adrénaline grimper. Sa gorge se serra. Son souffle ralentit. Il recula d’un pas discret, posa la jaquette de Mad Max dans un recoin, et esquissa un mouvement vers la sortie.

Mais c’était déjà trop tard. L’homme leva la main. Un éclat métallique y brilla. Un couteau. Simple. Brutal.

Le Chasseur attaqua.

Le couteau fendit l’air. Pascal plongea sur le côté. Sa tête heurta une étagère. Les cassettes s’effondrèrent dans un fracas plastique. Le Chasseur était déjà sur lui, précis, rapide, implacable. Aucun cri. Aucun mot. Juste une volonté de tuer.

Le jeune homme roula sur le sol, se redressa en position basse, bloqua un second coup avec l’avant-bras. Le métal mordit sa veste, effleura sa peau. Une chaleur brûlante lui irradia l’épaule gauche. Il grimaça.

Touché, mais loin d'être vaincu.

Il pivota, bloqua le poignet de l’adversaire avec une prise sèche, et le repoussa d’un coup de genou au ventre. Le Chasseur recula d’un pas, sans broncher. Il ne haletait pas. Il ne semblait pas ressentir la douleur.

Pascal se redressa. Moins puissant qu'avant, son corps était devenu plus souple. Il avait gagné en vitesse. Il adopta une posture de combat. Ses muscles se souvenaient. Ses réflexes étaient toujours là.

— Vous m'aurez pas ! Dis-le à la Colonie, cracha-t-il.

Aucune réponse. Juste un regard sans âme. Un gouffre. Puis une seconde attaque. Pascal dévia le bras, pivota derrière lui et frappa le rein de son agresseur avec son coude. Un craquement étouffé. Cette fois, l’homme tressaillit et lâcha son arme.

"Je peux le blesser" pensa-t-il.

Il ne chercha pas à gagner. Juste à fuir. Il lança une étagère au sol, projeta des boîtes entre eux, et bondit vers la sortie. Il jaillit dans la galerie marchande et zigzagua entre les passants. Le sang tiède coulait sous sa manche. Derrière lui, aucun cri, aucun tumulte. Le Chasseur ne voulait pas être vu.

Il s’engouffra sur le parking et repéra rapidement sa Simca orange. Il s'installa au volant. Il réalisa seulement qu'il saignait. Sa main tremblait. Il n'avait ressenti pareille peur que depuis... le piège et la mort de ses hommes, en Afrique.

Il lança le moteur et démarra en trombe entre des piétons qui l'insultèrent à son passage.

"Respire, respire." Le sang battait à ses tempes. Il n’avait pas rêvé. Ce n’était pas une hallucination. Le Chasseur était réel.

Et maintenant qu'il l’avait trouvé, il ne s'arrêterait plus.

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