1 - Odyssée souterraine

10 minutes de lecture

Sur Kharg, l'oubli avait un nom, et c'était l'astroport de Gurra. Jadis flambeau de l'Empire Galactique sur le bras d'Orion, il gisait maintenant en ruines, un squelette de métal rongé par le sel et les vents stellaires. Les hangars autrefois bourdonnants d'activités étaient devenus le refuge des laissés-pour-compte, une population de fantômes qui fouillaient les carcasses de vaisseaux depuis longtemps inertes pour y trouver leur survie.

Parmi eux, Adda incarnait l'esprit des Bas-fonds. À sept ans, sa silhouette filiforme zigzaguait à travers les dédales souterrains, des mèches rebelles de cheveux roux échappées de son bandeau improvisé flottant derrière elle comme les voiles d'un navire dans la tempête. Ses yeux d'un vert émeraude scintillaient, reflet de son allégresse indomptable, même face au danger. Les genoux écorchés sous sa salopette trop grande témoignaient de son habitude à transformer chaque ruée en jeu, chaque course-poursuite en aventure.

Adda n'avait jamais connu que les entrailles sombres de Kharg, un monde de ténèbres peuplé d'échos métalliques et de murmures lointains. Elle ne se souvenait pas d'un avant, ni d'un ailleurs; son univers avait toujours été ici, parmi les ombres et les dédales de ferraille.

Sa mère avait été mécanicienne sur les docks, ses doigts aussi habiles avec un tournevis qu'avec les berceuses qu'elle fredonnait à sa fille. Mais un jour, une explosion avait déchiré le silence de l'astroport, emportant avec elle les rêves et la vie de la petite fille. Son père, un navigateur de l'espace, avait été avalé par l'infini avant même qu'Adda n'ouvre les yeux sur le monde. Elle était donc seule, une orpheline des étoiles, recueillie par les ombres et les crevasses de Kharg. Survivre avait été son premier jeu, sa première aventure. Adda avait appris à lire les signes, à comprendre le langage des machines cassées, à déchiffrer le code des regards fuyants. Elle savait trouvé dans les rebuts que d'autres jetaient sa maigre subsistance, transformant les détritus en trésors, les décombres en cachettes, les carcasses de navire en terrains de jeu.

"Adda l'insaisissable", elle se le murmurait parfois, un sourire malicieux esquissé sur ses lèvres gercées. La course-poursuite d'aujourd'hui n'était pas différente des autres jours. Des brutes des bas-fonds, des Sans Clans, des adolescents aux visages durs comme le béton qu'ils arpentaient, la traquaient pour le simple plaisir de la chasse. Adda les connaissait, et surtout, connaissait leur orgueil. Ils ne supportaient pas qu'une "mioche", comme ils l'appelaient, puisse les narguer ainsi.

Elle plongea sous un conduit bas, sa petite taille était un avantage précieux, et émergea dans une pièce aux murs éraflés par les années. Sans ralentir, elle bondit sur une pile de caisses métalliques, écoutant le grondement confus de ses poursuivants s'engouffrer dans le tunnel qu'elle venait de quitter. "Toujours deux coups d'avance, Adda," se félicita-t-elle, sautillant vers un panneau de maintenance à peine visible sous la crasse. Ses doigts, fins mais étonnamment forts, s'activèrent sur le panneau, dévissant rapidement les boulons avec un outil bricolé que son ami Jax lui avait offert. Alors que les pas de ses adversaires résonnaient, proches et menaçants, elle fit jouer la dernière vis et le panneau s'ouvrit avec un gémissement métallique. Derrière, un passage connu d'elle seule. Adda se glissa à l'intérieur, tirant le panneau derrière elle. L'obscurité était totale, mais elle n'avait pas besoin de voir. Chaque centimètre de ce réseau était gravé dans son esprit. "Comme dans un jeu de piste," murmura-t-elle, ses doigts courant le long des parois pour guider sa progression.

Une lumière rougeoyante indiqua bientôt la sortie. Adda s'arrêta un instant, se repassant le film de sa fuite avec délectation. Elle avait semé ses poursuivants avec une ruse enfantine, les laissant patauger dans leur propre confusion. "Adda l'astucieuse," chuchota-t-elle, sa voix empreinte de fierté. Dans les entrailles de Kharg, les cachettes étaient aussi précieuses que l'eau dans le désert. Adda connaissait chacune d'elles, mais il y en avait une, tapie sous un amas de coques tordues et de câbles, qu'elle chérissait plus que les autres. C'était là qu'elle retrouvait Jax, son complice de toujours, un garçon d'un an son aîné, à la tignasse indomptée et aux yeux malicieux, qui avait la mécanique dans le sang.

Ce jour-là, Jax l'attendait déjà, un sourire triomphant barbouillant son visage crasseux. Entre ses doigts agiles, il tenait une carte électronique scintillante, un petit chef-d'œuvre de circuits et de promesses.

"Regarde ce que j'ai piqué à ce vieux rafiot de Grelkin," dit-il, sa voix était un chuchotement de conspirateur.

Adda s'assit en tailleur devant lui et ses yeux pétillants reflétèrent la carte comme deux petites lunes.

"On pourrait l'échanger contre une montagne de provisions au Souk," suggéra-t-elle, la tête déjà pleine de plans et de rêves.

Jax acquiesça, tournant la carte dans la lumière faiblarde qui se faufilait à travers les interstices du plafond.

"Ou mieux, on la garde. On trouve les pièces manquantes et on se fabrique un vaisseau. On pourra voir les étoiles, Adda. On pourra tout voir."

Les étoiles. Le rêve était aussi grand que l'univers lui-même, trop vaste pour les murs qui les enserraient, mais parfait pour les esprits sans limites de deux enfants perdus dans un astroport abandonné.

"Je veux aller sur Astra," murmura Adda, plus pour elle-même que pour Jax. "Je veux voir les nébuleuses, et les planètes avec des anneaux."

Jax la regarda, son sourire s'élargissant.

"Moi, je veux voler à travers un trou de ver. Imagine, on saute dans l'un, et pouf, on ressort à l'autre bout de la galaxie!"

Ils se mirent à rire, leurs éclats de voix ricochant contre les parois métalliques. Pendant un moment, ils n'étaient plus des enfants des bas-fonds, mais des aventuriers, des explorateurs des confins spatiaux.

Après ces quelques minutes de rêverie, Adda s'empara de la carte électronique. Elle l'observa avec attention. Des cristaux de données aux reflets aigue-marine lui restituaient la pâle lueur de l'habitacle. Des inscriptions et des symboles mystérieux couraient le long des lignes dorées qui traçaient un labyrinthe ésotérique.

"C'est un module de communication Caspien", lui révéla Jax. "Une prise de premier choix...", il n'eu pas le loisir de finir sa phrase. Adda se redressa brusquement,

"filons au Souk, il est temps de partir".

Les jours d'Adda avant de rencontrer Jax avaient été teintés de la solitude des grands espaces vides de l'astroport. Elle se faufilait tel un fantôme entre les vaisseaux abandonnés, une petite ombre agile qui savait rester invisible aux yeux des maraudeurs et des ferrailleurs. Son refuge était un cockpit désaffecté d'une vieille chaloupe orbitale, où elle s'endormait en écoutant le chant du métal qui se refroidissait, rêvant des étoiles qu'elle ne pouvait voir.

La rencontre avait eu lieu un après-midi torride, alors que le soleil de Kharg écrasait l'astroport de sa chaleur impitoyable. Adda avait trouvé un conduit d'aération qui menait à un hangar inutilisé. C'était là qu'elle l'avait vu, un garçon à peine plus âgé qu'elle, affairé autour d'une carcasse de navette, ses mains noircies par le cambouis.

Il s'était appelé Jax. Ce jour-là, il démontait ce qui restait d'un tableau de commande, les sourcils froncés, complètement absorbé par sa tâche. Adda, poussée par la curiosité, avait saisi un outil posé près d'elle, le seul qui brillait d'une propreté incongrue dans ce fouillis. Elle avait à peine bougé qu'il avait levé la tête, ses yeux verts la fixant avec une intensité qui aurait fait reculer un Ferrailleur des bas-fonds.

"Tu comptes m'aider ou me le voler ?" avait-il demandé, une lueur de défi dans le regard.

Adda, sans un mot, s'était approchée et avait commencé à travailler à ses côtés. Ils n'avaient échangé aucun mots, aucun sourire, mais les gestes avaient suffi. Ils s'étaient compris sans avoir besoin de parler. C'était le début d'une alliance tacite, la fondation d'une amitié qui allait devenir leur plus grande force.

Adda se souvenait de cette rencontre avec une clarté cristalline. Jax, à côté d'elle, était plus qu'un ami ; il était le frère que les étoiles lui avaient envoyé. Leur complicité était une lumière dans l'obscurité, un fil conducteur dans le chaos de leur existence.

"Par ici !" souffla Adda, saisissant la main de Jax et l'entraînant vers une paroi qui semblait solide. Avec une pression habile sur une plaque à peine visible, une section de la muraille glissa, révélant un passage étroit. Ils s'y glissèrent, la porte se refermant sans un bruit derrière eux. Dans l'obscurité rassurante de leur passage secret, ils échangeaient un regard complice, un mélange de malice et d'excitation. Le chemin était encore long jusqu'au marché, mais ils avaient l'ingéniosité, l'audace, et surtout, ils avaient l'un l'autre. Rien n'était insurmontable pour Adda et Jax, pas même les bas-fonds de Kharg.

La lumière du jour commençait à percer l'obscurité des alors qu'ils se faufilait hors des tunnels. Les sons du marché leur parvinrent, mélange de cris, de marchandages et de vie. Ici, dans le tumulte, Jax et Adda étaient des ombres parmi d'autres, mais des ombres joyeuses, vives et malicieusement rusées. Les deux enfants se fondirent dans la foule.

Le Souk de Gurra était une cacophonie de couleurs et de sons, un dédale étourdissant où s'entremêlaient les harangues des marchands, le bourdonnement des gadgets et le parfum piquant des épices. C'était une fourmilière d'activité, un oasis de vie au milieu des ruines de métal et de béton. Adda et Jax slalomaient entre les étals avec une aisance née de l'habitude, leurs yeux vifs balayant les marchandises étalées comme des trésors. Ici, un marchand à la peau cuivrée vantait les mérites de petits robots nettoyeurs qui pouvaient s'insinuer dans les moindres recoins ; là, une femme tatouée montrait des tissus dont les motifs changeaient en fonction de l'humeur de celui qui les portait. Au détour d'une allée encombrée, un étal aux lumières clignotantes captura leur attention, illuminant leurs visages de reflets bleus et verts. Des combinaisons de pilote de navette orbitale y étaient suspendues, évoquant des guerriers du vide interstellaire avec leurs casques à visière teintée et leurs gants parsemés de capteurs. Au-dessus, des maquettes de vaisseaux flottaient doucement, projetant des constellations mouvantes sur les murs de la boutique.

Adda s'arrêta net, ses yeux s'agrandissant à la vue des équipements. Elle s'approcha d'une combinaison, la frôla du bout des doigts, imaginant le tissu résistant épouser sa forme, la sensation de sécurité et d'appartenance qu'elle procurerait. Jax, quant à lui, était hypnotisé par un petit dispositif de navigation stellaire, sa surface lisse palpitant d'une lumière invitante, promettant des galaxies à portée de main.

"Imagine juste," murmura Adda, "enfiler ça, monter à bord d'un vaisseau... et partir."

Jax acquiesça, son regard fixé sur les gadgets qui semblaient lui murmurer des histoires d'aventures audacieuses et de découvertes incroyables.

"Ça doit être incroyable de voler à travers les astéroïdes, libre comme... comme rien de ce qu'on connaît ici."

Les yeux d'Adda ne quittaient pas la combinaison.

"Un jour...," dit-elle à voix basse mais avec une fermeté qui ne laissait aucune place au doute.

Le vendeur, un homme à l'allure sévère avec des sourcils épais, scruta Adda et Jax avec suspicion. Il remarqua leurs vêtements rapiécés et la crasse des bas-fonds. Son sourire disparut, remplacé par une moue dédaigneuse.

"Éloignez-vous de là !" gronda-t-il soudain, en agitant les mains comme pour chasser des corbeaux d'un champ de blé. "Ne posez pas vos mains sales sur la marchandise. Allez, ouste !"

Adda recula, un éclat de défi brillant dans ses yeux. Elle tira Jax par le bras et, alors qu'ils s'éloignaient, ils jetèrent au vendeur des regards chargés de mépris.

"Avare à cornes de Tavlek !" siffla Jax avec audace.

"Gumgum moisi!" ajouta Adda de sa voix vibrante d'énergie.

Leurs insultes s'envolèrent, se mêlant au brouhaha ambiant du marché, tandis qu'ils disparaissaient dans la foule, leur dignité intacte malgré l'affront. C'est sous les regards amusés de certains passants, et outré d'autres pince sans rire, qu'Adda fila le train à Jax dans les méandres du Souk.

Ils s'arrêtèrent enfin, le souffle court, devant une boutique encombrée, où une vieille dame à l'allure de chamane, Mama tasse de fer, triturait des plantes étranges dans un mortier. À leur vue, son visage se fendit d'un sourire édenté.

"Les enfants des étoiles," lança-t-elle avec affection. "Vous avez encore déniché quelque pépite pour une vieilles femme comme moi ?"

Adda lui présenta la carte électronique, ses doigts la caressant une dernière fois. Mama l'examina sous toutes les coutures, marmonna un "Hum, pas mal, pas mal du tout... Un module Caspien, et avec ses cristaux hyperondes intacts", puis, d'un geste théâtral, elle fouilla dans un coffre et en sortit quatre sachets de nourriture séchée, une pomme, deux sucettes de "Gumgum" et une poignée de crédits. De quoi manger quelques jours et acheter un peu de d'eau pure aux distributeurs.

"Et voici pour la rêveuse," ajouta-elle, en glissant dans la main d'Adda une petite pierre lumineuse qui oscillait doucement. "Pour éclairer tes rêves les plus sombres."

Adda la remercia avec un sourire tandis que Jax empochait les crédits avec un hochement de tête satisfait. Ils échangèrent un regard complice; chaque visite au Souk était une petite victoire, un pas de plus vers leur rêve commun.

"Les étoiles ne sont pas des souhaits," murmura Mama en guise d'adieu, "elles sont des promesses."

En quittant l'étal, Adda tenait fermement sa pierre lumineuse, et Jax comptait les crédits, tous deux pensifs, méditant sur les paroles de Mama. Le marché bourdonnait autour d'eux, indifférent à leur petite transaction, mais dans leur cœur, c'était comme si l'univers entier avait changé d'alignement.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Laorans Renean ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0