2 - Le Couchant d'un Jour Ordinaire

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Au creux des entrailles de Kharg, un labyrinthe de cloisons de fortune et de toiles usées se dressait, formant le repère des enfants des bas-fonds. La pénombre régnait, trouée seulement par l'incandescence des feux de cuisson et les lueurs vacillantes des lampes de récupération. Cet endroit vibrait au rythme d'une cacophonie d'interjections et de rires mêlés aux cris, sur une trame de fond faite d'odeurs de plastique brûlé, d'urine et de soupes aux épices bon marché.

Lorsque Adda traversa l'entrée, faite de vieux panneaux métalliques, les salutations fusèrent. "Hey !Adda la Vive !", s'exclama un garçon aux yeux rusés, qu'on nommait "Alf, le Furtif". Sa voix se mêla à celle d'une fillette au teint pâle, "Lilou, la Filoche", reconnaissable à son regard perçant.

Les campements s'étalaient en cercles concentriques, des enfants aux regards durs, froids, parfois animal, côtoyant ceux épuisés par la maladie ou la faim. Les enfants avaient créé leur propre dialecte, un argot riche de mots tels que "Fouilloter" pour voler, "Nib-nabs" pour les objets de valeur, "Zébrer" pour disparaître rapidement ou "Spiner" pour baratiner.

Adda et Jax se frayèrent un chemin à travers le labyrinthe de tôles et de câbles pour rejoindre leur sanctuaire, le campement des Escamoteurs.

Le camp s'étendait sous un dôme de tissus récupérés, offrant un patchwork de nuances sous le soleil couchant. Les bâches, jadis vives et chatoyantes, portaient les stigmates du temps et des intempéries, mais dans cette heure dorée, elles semblaient reprendre vie, flamboyantes comme les ailes d'un phénix. Les airs étaient chargés des arômes de soupes épicées mijotant sur les feux et du sucre brûlé des gâteaux que Mama leur concoctait parfois.

À leur arrivée, une vague d'effervescence traversa le camp. Des enfants surgirent de partout, les yeux brillants. Adda et Jax, les bras chargés de vivres, furent accueillis par des acclamations enthousiastes.

« Vous avez fait des merveilles, "Sparkly" comme toujours ! » s'exclama Rhéa, leur leader, une jeune fille à la crinière fauve et au regard d'aigle, qui se tenait debout près du feu central, les bras ouverts.

Autour d'eux, les "Escamoteurs" s'assemblèrent, formant un cercle tribal et chaleureux, baigné par la lueur dansante des flammes. Adda, avec la théâtralité d'une conteuse née, narra leurs aventures dans le champ de débris, ses gestes soulignant chaque triomphe, chaque ruse, chaque frisson.

« ...et alors, avec une manœuvre si audacieuse que même les Filous en resteraient bouche bée, nous avons filé entre leurs doigts, comme des ombres insaisissables ! » conclut-elle, sous les applaudissements et les rires de ses compagnons.

Elle remarqua alors P'ti Luang, un garçonnet de cinq ans aux grands yeux curieux, qui l'écoutait avec une admiration sans bornes. Avec un sourire tendre, elle se pencha vers lui et lui offrit la sucette colorée de Mama, un trésor parmi tant d'autres ramenés de leur expédition.

C'est à ce moment précis que la tranquillité du soir fut brisée par le cri perçant de Miko, un des leurs. Les visages se tournèrent, alarmés, tandis que le petit courait vers le feu, le visage baigné de larmes.

"Janjans m'a "Slinqué" ma "Recharge", par les étoiles froides, j'ai rien d'autre !"

Adda, le visage durci par la détermination, trouva rapidement le voleur. Janjans était un mastodonte, un garçon à l'épaisseur brutale, aux mains comme des battoirs. Il était du clan des Ferrailleurs.

"Selon la loi non écrite, celui qui "Slinque" l'un d'entre nous doit affronter le défi des touches. Tu sais ce que ça signifie, Janjans le Pesant," déclara Adda, provoquant un vacarme instantané de joie malsaine et d'excitation.

La foule s'assembla en un cercle tumultueux, les enfants criant des encouragements et des moqueries.

"Montre-lui, Adda, comment tu Swing!", "Écrase-la comme un Glissard, Janjans !". La tension était comme un orage prêt à éclater.

"T'es qu'une petite ombre, Adda, je vais t'aplatir !" grimaça Janjans.

L'excitation était à son comble lorsque le défi débuta, sous les regards fiévreux du cercle d'enfants formant l'arène improvisée. Adda et Janjans se toisèrent, leurs poings serrés, leurs yeux ne lâchant pas ceux de l'autre.

La première touche fut l'œuvre d'Adda. Plus petite mais nettement plus agile, elle s'était glissée sous un bras levé de Janjans, lui donnant un coup de coude rapide dans le ventre, assez fort pour le faire grimacer et reculer. Le public avait hurlé en chœur, "Touché ! Touché !", alors qu'Adda se repliait, esquivant le contre-coup de Janjans.

Le combat des touches était simple : une touche était validée lorsque l'un des combattants frappait une partie cruciale de l'adversaire – la tête, le ventre, ou le dos. Trois touches signifiaient la victoire, les coups bas et les armes étaient interdits.

La seconde touche arriva quand Adda profita de l'élan de Janjans, qui, aveuglé par la volonté de l'emporter, chargea avec une fougue mal calculée. Adda avait pivoté sur le côté, ses pieds légers soulevant à peine la poussière du sol. Elle avait donné un coup de paume au dos de Janjans alors qu'il passait à côté d'elle. "Deux ! Deux !", les enfants avaient crié, certains sautant de joie, d'autres secouant la tête de déception.

L'air s'était rempli d'une ferveur électrique, les jeunes spectateurs criant conseils et moqueries. "Janjans, le Globulon!", "Regarde ce Nulligrav !", "Apprend à danser, Janjans", suivi de rires et d'index pointés dans sa direction. Janjans, rouge et essoufflé, son orgueil piqué, allait alors brisé la règle tacite, son regard croisant quelque chose de dur et de métallique caché dans l'ombres. La tricherie était sur le point de s'insinuer dans le jeu, rompant l'esprit de la loi non écrite.

Janjans, furieux, sortit une barre de fer d'un recoin sombre. Il frappa, et Adda, bien qu'agile, ne put éviter totalement le premier coup qui lui arracha un cri de douleur. Sur son visage, le sang perla d'une vilaine égratignure. Le tumulte s'apaisa d'un coup, les bouches ouvertes ne produisirent plus un son : le sang, tabou, coulait dans l'arène !

Jax, qui avait observé du bord, bondit avec la rage d'une tempête. Il arrêta le second coup, juste à temps, ses yeux brûlant de colère. Janjans, saisi d'effroi, lâcha la barre d'acier qui tinta à ses pieds.

"Tricheur ! C'est pas la loi !" hurla Jax, sa voix portée par la rage.

La tribu des Ferrailleurs, témoins de l'acte ignoble, abaissèrent la tête, honteux. Janjans, maintenant marqué du sceau de la trahison, fut banni sans un regard en arrière, ses promesses de vengeance perdues dans le tumulte de sa disgrâce. Janjans le "sans Clan", le "Ban", le "Solit". Pour lui une vie de souffrance et de solitude, pire que la mort, commençait.

Adda, le souffle court mais le regard triomphant, se dirigea vers Miko, lui rendant son bien le plus précieux - Sa "Recharge" - son repas.

Puis, tous rejoignirent le cercle de leur campement, réconfortés par l'assurance d'être protégés et uni, les uns rêvant d'incarner l'héroïne du jour, d'autres, fatigués, se laisseront glisser dans le silence de la nuit.

À mesure que le crépuscule enveloppait Kharg, les teintes ardentes de l'astroport abandonné s'adoucissaient en une palette de violets et de bleus, peignant le tableau d'un monde laissé à l'ombre de l'Empire. Les rumeurs diurnes des Bas-fonds s'apaisaient lentement, laissant place à la quiétude relative de la voute étoilée.

Adda, le visage légèrement meurtrie par les événements de la journée, se tenait au sommet d'une carcasse de vaisseau éventrée, observant les étoiles qui commençaient à percer. Jax, à ses côtés, partageait le silence, un silence qui parlait de songes communs et d'espoirs insensés.

Sous eux, la vie continuait : les gangs d'enfants se repliaient dans leurs recoins, les feux de camp s'allumaient, crépitant doucement, et l'odeur de la nourriture se mêlait à celle, moins agréable, du recyclage quotidien des déchets de la station. Au-delà de l'agitation des bas-fond, la ville s'étendait comme un organisme vivant, ses lumières lointaines pulsant au rythme de son cœur invisible.

La nuit n'appartenait pas seulement aux enfants des rues et aux contrebandiers, mais aussi à une faune sauvage, adaptée à l'environnement impitoyable de l'astroport abandonné. Parmi les carcasses de vaisseaux et les montagnes de ferraille de la décharge, les "Siffleurs d'Acier" - sorte de gros grillons métallivores - faisaient entendre leur chant mélancolique, une série de trois notes aiguës et vibrantes qui résonnaient comme une réponse à la mélodie des étoiles.

Dans les profondeurs des tas de rebuts, les "Glimmerbacks" - créatures à la carapace iridescente - émergeaient de leurs cachettes, leurs dos émettant une lumière bleutée et douce qui ondulait en vagues à travers les ténèbres. Ils se déplaçaient en meutes silencieuses, leurs yeux brillants scrutant les décombres à la recherche de précieuses sources d'énergie à consommer. Quiconque tentait de s'approcher était sévèrement foudroyé.

Parfois, un claquement soudain annonçait l'envole d'une nuée "d'Éclateurs Nocturnes", des oiseaux aux ailes immenses, dont le plumage noir absorbait la lumière, les rendant invisibles sur le contre-ciel nocturne. Seule leur essor, une bourrasque puissante et sonore, suivie d'un silence spectaculaire, trahissait leur présence.

Et au milieu de cette vie secrète, le cris des "Echos" - des prédateurs félins dont le pelage se fondait dans l'environnement - ajoutaient une note de vigilance. Leur appel, un rugissement grave et craquant, se propageait en ondes sonores pour repérer les proies. En cette fin de journée ils avertissaient que la chasse avait commencé, que la nuit était leur domaine.

La réalité de Kharg ne s'arrêtait jamais tout à fait, même sous le couvert de l'obscurité. C'était dans ces moments, cependant, qu'Adda se sentait le plus près de sa vision d'une vie différente.

"Un jour, Jax...", commença-t-elle, mais elle ne finit pas sa phrase. Elle n'avait pas besoin de le faire. Ils partageaient le même rêve, après tout.

Et pendant que les dernières lueurs du soleil disparaissaient, ils scellaient, sans un mot, le pacte silencieux qui les unissait. Demain serait un autre jour, avec ses défis et ses luttes, mais pour l'instant, il suffisait de se tenir là, avec les astres comme témoins, tandis que la journée s'achevait, comme tant d'autres avant elle, dans l'ordinaire couchant de Kharg.

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