Une insolente dose de chance
Confortablement allongé, les pieds dans l'eau vive, je laissais le soleil me nourrir de ses rayons vigoureux. Comme tous les lundis matins, rien ni personne n'aurait pu m'empêcher de profiter de ces quelques heures de détente, propices à la rêverie, aux souvenirs et aux réflexions dont mon cerveau avait besoin pour ne pas surchauffer.
Et à peine les yeux clos, et le sourire aux lèvres, qu'une première phrase déroula le fil de mes pensées, aussi libres qu'un cerf-volant dans ce ciel un brin trop parfait pour être honnête.
"Je sais tout".
De la part d'un gamin de trois ans, la phrase pouvait sembler un peu excessive, mais c'était pourtant la plus stricte vérité. Non du point de vue de la connaissance, mais de la perception de mon environnement.
Percer les sourires les plus faux au premier coup d'oeil, deviner, ressentir la véritable personnalité des individus qui gravitaient autour de moi, comprendre la nature profonde de la vie et le chemin imposé, épreuves sur épreuves pour atteindre un but évident. Posséder la conscience parfois trop douloureuse de notre raison d'être sur ce plan bien trop physique, n'était-ce pas là une véritable science ? La seule qui vaille vraiment ?
La tendresse basique pour l'assurance d'un gamin trop éveillé, laissa vite place aux accusations d'arrogance, au rejet, à l'incompréhension. Je n'avais jamais demandé à devenir le miroir aux souffrances égocentriques des membres de ma famille, et pourtant... Réussir soulignait à l'autre qu'il avait échoué. Et par réflexe, ce dernier devait donc diminuer, détruire, semer le doute ravageur. Seule la médiocrité devenait norme acceptable. Et la jalousie la plus crasse fauchait rapidement toute tentative pour dépasser des différences que Darwin aurait su expliquer mieux que moi.
Le sot trouvait sa légitimité dans l'effet de masse, quand la solitude de celui qui pense le plongeait dans l'interrogation permanente, et la remise en cause, source de tourments intérieurs.
Hurler avec les loups semblait plus simple que de faire entendre une voix divergente.
Et lorsque le drame arriva, beaucoup singèrent la stupeur.
Quel était le plus affligeant ? Que personne n’ait vu venir le mur ou que tous se soient vautrés dans le déni ? Qu'importe, car les effets demeuraient exactement les mêmes.
Chaque civilisation évoluait selon un schéma quasi immuable : émergence, développement, prospérité, décadence. Et la nôtre n'avait pas échappé à cette règle d'or.
Crises économiques dans les années 70, incapacité des politiques à se projeter dans l'avenir et le temps long, acculturation des peuples paresseux d’esprit, émergence d'internet, devenu le gouffre de l'âme humaine, et faiblesse, voire lâcheté face à l'emprise de dictatures dites "fréquentables". Et une dose de terrorisme pour relativiser le reste des carences de cette société moderne, où l'individu s'effaçait dans la masse, en se tournant volontairement vers son nombril. Connecté à soi, déconnecté du monde réel.
Le miroir de Narcisse devenu écran de portable.
Tous les ingrédients d'un cocktail fatal.
Quand l'Europe se fut ouverte aux quatre vents, jouant seule le jeu mortifère d'un libre-échange faussé, personne n'avait rien fait.
Quand les Etats-Unis se furent repliés sur eux-mêmes, abandonnant le globe à son triste sort, personne n'avait rien dit.
Quand la Russie, la Chine et l'Inde ratifièrent une nouvelle alliance moderne, personne n'avait trouvé à redire.
Et de cette candeur collective émergea l'inévitable guerre, prenant de court les intellectuels et politiciens naifs, dignes héritiers de leurs aïeux des années 30, et la masse décérébrée, uniquement préoccupée par les derniers états d'âme d'une pseudo célébrité virtuelle.
L'Histoire se répétait inlassablement.
Rien de neuf sous le soleil, spectateur muet de nos erreurs pathétiques, au fil des siècles.
Les premiers murmures d'indignation commencèrent à se faire entendre à l'invasion de l’Ukraine, puis de la Pologne, de la Roumanie, et des pays limitrophes. Ce fut ensuite au tour de la Grèce, abandonnée par la stricte Europe, pour des raisons économiques.
Et enfin les premières réunions de crise, de la dernière chance, de l'ultime avertissement, puis du suivant, débutèrent, alimentant les journaux en continu, entre deux sujets sur les grèves et polémiques futiles.
En l'espace de trois ans, toute la zone dite "sous protectorat" se vit dotée d'une politique stricte de contrôle des foules, avec l'intégration rapide du système informatique d'attribution de points sociaux, directement importé de Chine. Des caméras à chaque recoin de rue, dans chaque lieu de vie commun ou privé, pour tracer les individus et leur attribuer des bonus ou malus influençant directement sa liberté de circuler, de trouver un logement, un travail ou de profiter d'un loisir quelconque. Descendre sous un certain plancher, et c'était le stage de reconditionneent assuré, dans de magnifiques camps de travail, sortis de terre comme des champignons de miradors, de barbelés et de tirs à balles réelles sur les éléments récalcitrants.
Une société parfaite, maitrisée, domestiquée, vendue comme un nouveau modèle par le Soft Power du Protectorat Russo-Sino-Indien. Quand les premières séries et films traversèrent les frontières occidentales, les timides dénonciations furent rapidement balayées par les avis positifs sur la qualité des scénarios, les jeux d'acteur et les mises en scène, saisissantes de réalisme. Le divertissement mit ainsi la cruelle réalité au pas, avec autant de succès que le déni ou l'ignorance des consommateurs de produits façonnés dans le sang et la sueur d'enfants, à l'autre bout du monde.
Profitant de la mollesse affichée d'une Europe fébrile, les fous de Dieu s'en donnèrent à coeur joie, entre attentats, marches en faveur du retour aux valeurs moyenâgeuses et prises de position publiques. Jouer sur la peur, le doute, le manque de culture, et se présenter comme une force assez reconnue pour s'imposer face au péril venu de l'Est.
Bref, un monde à la dérive, des hommes occupés à se taper dessus, en minimisant la menace la plus tangible : le climat.
Alors que la classe politique se déchirait sur la possibilité de fournir ou non une aide pour isoler les portes d'entrée des logements, les premiers chars traversèrent les frontières de l'Allemagne.
Et le conflit armé débuta.
Seul pays européen à avoir conservé une armée réactive, la France rapatria ses troupes des fronts africains, laissant ainsi le champ libre aux organisations terroristes les plus sanglantes, et les envoya chez le voisin outragé par les actes antidémocratiques des méchants envahisseurs.
Et entre les retraités de cinquante ans, angoissés à l'idée de voir leurs pensions amputées pour nourrir l'effort des troupes, et les jeunes traumatisés par les coupures du réseau internet de plus en plus fréquentes, autant dire que l'ambiance au pays de Victor Hugo devint rapidement explosive.
Pour les esprits taquins, dont je faisais assurément partie, la situation s’apparentait de plus en plus à une approche peu discrète des quatre cavaliers de l'apocalypse.
La guerre, par les visées affichées du Protectorat et la mollesse diplomatique occidentale
La pestilence, via les épidémies nées des changements climatiques et des efforts des lobbystes antivaccins.
La famine, non en tant que telle, mais symbolisée par une soif incessante de nourrir son ego via un miroir aux alouettes vituel, où l'émotion, le choc, le buzz, l'indignation en carton prenaient le pas sur le recul nécessaire à toute pensée cohérente, et indépendante de l'effet ravageur du groupe pseudo-dominant.
Ne restait plus qu'à attendre la Mort.
Et cette dernière se présenta à nous, parée des oripeaux de la menace nucléaire.
De mémoire, tout commença par un tweet. Quelque 240 caractères du président des Etats-Unis qui déclenchèrent les dernières extrémités d'un conflit global. Invectives, déraisons verbales, soucis de bomber le torse pour défendre l'honneur de la patrie sous les yeux aveugles de millions de "followers". Et quelques mois après cette maladresse de l'esprit et du pouce, le Protectorat usa d'un moyen radical pour réduire l'ultime adversaire au silence.
Amputé de la partie Ouest de son territoire national, l'oncle Sam répliqua avec la même véhémence, quelques heures avant la France et l'ex Royaume-Uni, devenu Angleterre en moins de dix ans de crises politiques.
Et l'humanité poussa un cri de pure angoisse, avant que le silence des ondes, des mots creux et des écrans ne le fasse taire.
Enfin... Ce furent les rumeurs officielles qui parvinrent à traverser la frontière de Babel, mon nouveau foyer.
Un lieu construit, pensé, façonné pour accueillir des personnes comme moi. Un groupe choisit pour offrir un futur possible à une humanité vouée à l'auto-destruction, croulant sous le poids de sa médiocrité et de la prééminence du groupe sur la pensée individuelle et rationnelle.
Des sortes d'élus, possédant tous les mêmes points communs : Un QI supérieur à 130, une bonne santé, une forte tendance au pragmatisme ou au cynisme, et une insolente dose de chance.
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