Un Rite de Passage

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- Troubadour a raison ! Certains n'ont pas mangé depuis la mine et les filles ont besoin de repos, dit Esther.

- Je ne peux pas ... manger ... ici, dit Cyrano.

Esther regardait les vautours spiraler au-dessus de la prairie. Certains se posaient à quelques pas de la viande. Écartant leurs ailes, tels des anges noirs, ils se dandinaient, le cou tendu vers cette odeur délicieuse. D'un coup de bec crochu, ils glanaient parfois quelques petits lambeaux de peau tombés dans l'herbe. Mais accoster les carcasses était difficile. Reçus par des grognements et quelques claquements de mâchoires, ils repartaient quelques plumes en moins. Leur addiction les pousserait à revenir tenter leur chance.

- Nous mangerons sous le couvert des arbres, dit Esther.

Dans la forêt ils ne voyaient plus les loups déchiqueter les chairs. Ils n'entendaient plus les petits cris de plaisir des louveteaux quand les parents leur régurgitaient de la viande. Et même le vent éloignait cette odeur répugnante de sang et de viscères.

Dans le creux formé par les racines des arbres, un grand nid de mousse et d'herbes éparses, ils s'installèrent autour d'un feu. Ils profiteraient de ces quelques heures pour reprendre des forces. Cube s'occupait, déjà de faire cuire la viande de cheval. Plusieurs morceaux empalés sur des piques de bois grillaient autour du brasier. Esther refaisait les pansements de Jade et de Plume. Troubadour et Lem étaient partis chercher les chevaux, aidés de Jean Paul et du choucas. Les jumelles cherchaient de l'eau. Personne n'osait rester sans rien faire.

A part Cyrano, tous avait mangé du cheval. Gênée, Plume se surprit à regarder Coco qui, attaché à un pin, arrachait les rares herbes qui poussaient sous les résineux. Puis elle se cala contre une racine, entailla avec son couteau l’écorce. Une goutte de résine se forma, qu'elle préleva entre l'index et le pouce. Les doigts poisseux sous les narines, elle s'endormit et se retrouva à côté de son frère dans la cabane sur la colline.

Tout le monde dormait ou somnolait autour du feu quand l'enfant apparut encadré du même couple de loups. Le visage dans l'ombre, le soleil derrière lui l'auréolait d'or. En silence, toute la horde apparut et encercla le groupe. Même si les loups avaient eu leur content de viande humaine, personne ne bougeait, personne ne parlait, personne n'osait respirer.

Le ventre gonflé de viande, l'enfant s'avança vers Camélia qui, endormie, se réveilla quand il frotta sa tête sur sa main. Après un moment de surprise, de le voir penché sur elle, le visage encore barbouillé de sang marron, l'adolescente lui caressa la tête. Elle l'avait fait tant de fois dans l'obscurité du boyau au fond de la mine. Une fois rassasié, l'enfant alla vers Troubadour assis sur une grosse racine. Le verdoyant était prêt à lui caresser la tête mais l'enfant restait debout devant lui. Avec beaucoup d'efforts, il déformait sa bouche et soufflait bruyamment. Troubadour allait pour se lever quand le garçon s'approcha et de ses mains tira sur les lèvres de Troubadour tel un sculpteur modelant la terre glaise. Ce faisant, le garçon recommençait ses efforts. Dans d'autres circonstances, on aurait pu croire qu'il imitait l'apprenti amoureux, s'exerçant à l'art difficile du baiser. Troubadour ne comprenait pas. Le gosse tirait de plus en plus fort sur les lèvres du verdoyant.

Il fallut attendre encore de longues secondes avant que Troubadour ne prit la main de l'enfant pour la mettre sur sa gorge. Après une longue inspiration, il hurla longuement. Les loups surpris cherchaient de la tête lequel des leurs avait parlé. L'enfant essaya à son tour mais un son trop aigu sortit de son larynx. Troubadour recommença. Certains loups se rapprochèrent de lui, curieux d'entendre cet animal sur deux pattes parler leur langage. L'enfant réessaya et hurla cette fois ci. Toute la horde, mâles, femelles et louveteaux, hurlèrent, leurs gueules pointées vers le ciel. Pendant plusieurs minutes les loups circulèrent à travers les membres du groupe en hurlant. Un frisson animal parcourut l'échine d'Esther. Elle était à la fois effrayée par cette force animale et envieuse de cette communion entre tous les membres de leur groupe. L'enfant, même s'il n'avait pas appris à rire, rayonnait d'une joie pure, primaire. Il hurlait son appartenance à ce groupe. Petits ou gros, vieux ou jeunes, les prédateurs se frottaient à l'enfant, parfois à Troubadour qui hurlait avec eux.

Pour les autres, cela dura une éternité. Frôlés par les loups, ils sentaient que les animaux pouvaient à tout moment basculer dans une frénésie sauvage. Seuls, Troubadour et Jean Paul, s'adonnaient à ce rituel païen qui visiblement les ravissait. L'enfant lança un dernier hurlement et partit, encadré du couple de loups. Se tenant, les bras soutenus au niveau des encolures des deux canidés, presque porté, il partit en courant vers le sud. Troubadour lança un dernier hurlement en guise d'aurevoir. En quelques secondes tous les loups avaient disparu. Le bois retrouva le silence.

- On a rencontré un enfant abandonné, élevé par des loups, dit Troubadour

- On aurait du essayer de le sauver, dit Esther.

- C'est trop tard. C'est un loup maintenant, dit Troubadour.

- Mais comment peut il se nourrir de chair humaine ? dit Dominique.

- Pour lui c'est de la viande comme une autre et je te rappelle qu'il nous a sauvés la vie, dit Troubadour.

- Ça reste une abomination ! Cet enfant mange de la chair humaine et le plus grave c'est qu'il a essayé de nous en faire manger, dit Dominique portant la main à sa bible.

- C'était une offrande pour lui, dit Troubadour.

- Ça ne l’empêchera pas d'aller en enfer, dit le novice.

- J'ai tant de pitié pour lui, dit Esther.

- Ne l'avez vous pas entendu hurler ? Il était le plus heureux des enfants quand il a réussi à hurler avec sa famille. Il a ressenti un bonheur que jamais dans ma vie d'homme je ne pourrai atteindre. Vous êtes des handicapés des sentiments. Vous avez eu le privilège de voir quelque chose de magnifique et tout ce que vous en avez retenu c'est une lecture déformée par le prisme de votre religion !

- Sans nous, tu aurais mangé de la chair humaine, dit Dominique.

- Oui, j'en aurais mangé. Le soldat était mort de toute façon. Par ce geste, l'enfant nous acceptait. Heureusement qu'il n'a pas vu d'affront dans mon refus.

- L'idée de la viande de cheval était fantastique, dit Esther.

- A cause de votre bigoterie, ça aurait pu très mal se passer, dit Troubadour.

Il se leva et partit, suivi de Jean Paul.

- On devrait se remettre en route. Les soldats pourraient revenir en plus grand nombre, dit Cube.

- On part dans cinq minutes, dit Esther comme si rien d'étrange n'était arrivé.

- On va où ? dit Camelia.

- On doit s'éloigner au plus vite de l’archevêché de Sepulved. Nous continuons vers l'Ouest. C'est une région que tu connais bien, non ?

- Oui j'ai habité quelques temps à Ambert à quelques jours d'ici.

- Très bien, montre nous le chemin !

- Si vous voulez mais ça risque de ne pas plaire à tout le monde, dit Camelia en se levant.

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