L'Institut Pasteur

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Même si la pisse de singe les recouvrait, ils avaient d'abord besoin de s'asseoir et de digérer tous les événements de la journée. Et elle n'était même pas terminée. Aussi quand Plume vint les voir pour leur dire :

- Cinq minutes et je reviens !

Ils la laissèrent rejoindre les quatre mains. Face à la gare Montparnasse, assis sur un rebord de béton, ils regardèrent le ballet acrobatique se dérouler à une centaine de pas. Ils la voyaient bondir, se balancer, grimper, poursuivie ou poursuivant une petite troupe de singes. Toute à son jeu, elle passa à côté d'un tout jeune que sa mère retint de la main. Il était trop jeune pour les rejoindre. Parfois, l'adolescente passait trop près d'un mâle qui, le menton haut, la chassait d'une tape, l'air excédé.

Plume revint respirant bruyamment. Le grand sourire occupait toujours son visage. Encore dans la danse, incapable de s'arrêter, elle partit au trot, ouvrant le chemin. Ils la suivirent, heureux de mettre un peu de distance entre eux et leurs cousins comme les appelait parfois le documentaliste. Depuis qu'il avait retrouvé la mémoire, il n'avait plus arrêté de discourir sur leurs particularités et surtout sur nos ressemblances. Plus personne ne l'écoutait.

Ils parcoururent des rues trop petites qui disparaissaient sous les assauts de la végétation. Ils contournaient arbres et buissons. Parfois, un immeuble ne subsistait que sous sa forme funéraire. Il fallait alors grimper le tumulus de pierres. Heureusement, l'Institut Pasteur n'était pas loin. Après une bonne transpiration, en ce début d'été, ils arrivèrent devant les battants à terre de son portail. Autrefois berceau de la recherche scientifique, les bâtiments se devinaient derrière quelques tilleuls et micocouliers.

Plume arriva d'un des bâtiment.

- Il y a un réservoir d'eau sur le toit. Vous devriez en profiter pour vous laver.

Elle leur montra un parallélépipède de béton et de verre qui, à part la crasse accumulée avec le temps, avait tenu les outrages des années d'après la vague.

- Je ne suis pas difficile mais là vous sentez vraiment mauvais, dit Plume indiquant un escalier de fer qui grimpait en colimaçon.

Encore impressionnés par leur rencontre avec les babouins, ils décidèrent de bivouaquer sur le toit terrasse. C'était facile à défendre et ils avaient besoin de toute la légèreté du ciel pour ne pas se sentir oppressés comme dans le boyau du métro.

Autour du feu, Plume parlait. Pour la première fois, elle racontait une histoire, la sienne.

- Une fois que vous avez disparu sous terre, j'ai attiré les chiens dans une petite rue. Puis je suis revenu par les toits. Je voulais récupérer le corps de Jean Paul.

Troubadour leva la tête pour la regarder.

- Je l'ai déposé dans un coffre de métal sur le balcon d'un immeuble. En guise de croix je lui ai laissé ton ukulélé. De toute façon, il était éventré.

- Merci, dit Troubadour.

- Les chiens m'avaient retrouvée et m'attendaient à ma descente. D'une terrasse, je me suis amusée à leur balancer quelques cailloux avec ma fronde puis je suis parti en courant par la rue de Rennes pour vous retrouver. Ces imbéciles de cabots m'ont suivi. C'est alors que je les ai entendus. Leurs cris venaient d'en haut.

- Tu veux dire des arbres ? demanda Cube.

- Oui, et certains se déplaçaient sur les toits. Ils étaient si habiles dans leurs déplacements à travers les branches que je ne les voyais que par bouts. Ça ne pouvait être que les ombres. Effrayée, j'ai rebroussé chemin et je suis passé au milieu de la meute des chiens. Ils étaient aussi surpris que moi. J'en ai profité pour m'enfuir jusqu'aux toits.

- Te connaissant tu n'as pas fui ! dit Cube.

- Je suis restée pour regarder, et je n'ai pas apprécié le spectacle. Les singes ont montré une efficacité dans la chasse au chien, incroyable. J'ai vite compris que ces bestioles étaient intelligentes. Ils encerclaient un par un chaque chien pour l'isoler. Puis immobilisé par un ou deux mâles, il le mangeait, mort ou vivant. Ils s'en foutaient. Si le chien vivait encore ils lui ...

- On sait ! C'est bon ! Pas la peine de nous expliquer ! dit Cyrano.

- Nous les avons vus à l'œuvre, dit le documentaliste après un hoquet nauséeux.

- Les chiens n'avaient aucune chance, surtout quand les mâles menaient les attaques.

- Je te rappelle que tu nous as fait passer à travers eux, à la gare, hurla Cyrano.

Elle haussa les épaules.

- J'allais partir du toit quand je me suis faite encercler à mon tour. Heureusement, c'était les jeunes. Ils profitaient que le reste de la troupe chassait pour s'amuser à se poursuivre. J'ai bien essayé de m'échapper mais pour la première fois de ma vie, j'ai trouvé plus fort que moi. C'est des seigneurs quand il s'agit de sauter et de grimper.

- Mieux que des écureuils, dirent les jumelles.

- Encerclée, j'ai sorti mon couteau mais un des singes m'a tirée la manche par derrière et la lame est tombée. Même s'ils n'avaient pas encore les canines ou la musculature de leurs pères, ils étaient trop nombreux.

Elle se versa un peu de tisane dans sa tasse.

- Et alors, qu'as-tu fait ? dirent les jumelles.

- Rien ! Je n'ai rien fait ! Tous sont venus, un par un, me toucher, me respirer, me tirer sur les cheveux. A chaque fois, je m'attendais à un coup de dents. Puis j'ai compris. Ils voulaient s'amuser. Un des moins timides m'a tirée par le bras pour que je le suive. D'abord, nous nous sommes poursuivis sur les toits puis dans les arbres. Au-dessous de nous, les chiens piaillaient de douleurs. Puis les mâles ont hurlé. Un cri à l'impératif car, de suite, mes copains de jeux sont descendus.

Tous l'écoutaient en silence, seul Cube mâchouillait un peu de viande séché.

- Il restait quelques chiens, les blessés. Encerclés, les mâles se sont écartés et ils ont laissé les jeunes s'amuser avec eux.

- Et toi ? demanda Dominique.

- Je me suis arrêté juste à l'arrière de leur groupe.

- Pourquoi n'as-tu pas profité de l'occasion pour fuir.

- Je ne sais pas comment l'expliquer mais je savais que je ne craignais rien. Après, quand le grand mâle est venu vers moi de sa démarche dédaigneuse, je me suis sentie beaucoup moins sûre. La bête s'est assise juste devant moi. D'instinct, je me suis accroupi. Au bout de quelques secondes, il a tendu le bras. Ça m'a fait penser au Pape quand les évêques s'agenouillent pour embrasser sa chevalière.

Dominique lui lança un regard d'une nuit sans étoile.

- En fait, il voulait toucher mes mains. Puis, il a mis un doigt dans ma bouche pour voir mes dents. J'ai su que j'avais réussi l'épreuve quand il m'a tiré par le bras et poussé au milieu des jeunes.

- Tu n'as quand même pas mangé du chien, demandèrent les jumelles.

- Au début, je restais sans rien faire. Le chef est revenu et m'a pincée plusieurs fois. Et j'ai compris, j'étais considéré comme un jeune et je devais comme les autres apprendre à chasser le chien ! J'ai tiré des pattes, pincé des truffes. Puis le mâle a attaqué d'un seul coup tuant les derniers chiens. Fin de la leçon. Les jeunes ont mangés et nous sommes partis vers la gare. La suite vous la connaissait.

Ils restèrent silencieux. La peur revenait. Elle les imprégnait telle cette odeur de pisse qui collait encore à leurs cheveux.

Esther se retourna une nouvelle fois sur sa paillasse de feuilles et de paille. Elle n'arriverait pas à se rendormir. Cette nuit, comme les précédentes avant elle, le même cauchemar l'avait réveillée. Des enfants verdoyants, en haillons et chaînes aux pieds, marchaient en une file sans fin vers un trou noir. Depuis Saint Etienne, le mauvais rêve s'était enrichi. La bouche prenait maintenant la forme d'un puits de mine à charbon. Dans le songe, seul les rafales du vent qui s'engouffraient dans le boyau, hurlaient. Aucun cri, aucun sanglot. D'une démarche d'automate, les enfants se résignaient à disparaître dans les ténèbres. Un seul, juste avant de tomber, se retournait pour la regarder. C'était Christian, enfant. Alors dans un cri muet, elle ouvrait les yeux.

Une infusion la calmerait peut être. Elle jeta une deuxième pincée de fleurs de tilleul car de l'eau frémissante émanait une odeur de vase. Là-bas, au bord du toit, la forme massive de Cube tremblait à la flamme du feu. Elle coinça un reste de brioche sous le bras et prit deux tasses. Elle s'assit à côté du géant laissant pendre ses jambes dans le vide.

- Il faudra lui dire, dit-il.

Que de changements depuis la mort de Christian, depuis le début de cette quête. Le Cube d'avant lui aurait demandée si elle avait réussi à dormir ou lui aurait proposé sa couverture arguant d'une nuit particulièrement fraîche. Ces petites attentions lui manquaient. Leur futilité allégeait le poids des angoisses. Elle ne répondit rien. Elle, non plus, n'avait plus la force de faire semblant. Elle n'avait plus envie.

Après un hochement de tête en guise de remerciement, Cube posa la tasse entre ses jambes et émietta le gâteau rassis. Il retira sa cuillère d'une de ses poches puis pécha quelques morceaux mouillés. Après avoir gobé le dernier quignon, il but consciencieusement la tisane. Heureusement, certaines choses ne changeaient pas !

- J'ai essayé de lui dire, dit-elle se tournant pour voir Plume.

L'adolescente, petit animal, dormait en boule dans le recoin que formait une cheminée d'aération avec le rebord du toit.

- Ne pas lui dire qu'elle était une régressive, n'a créé que des problèmes.

- Ce n'est pas la même chose.

- Peut-être mais c'est tout aussi dangereux. Si vous ne lui dites pas, je le ferai.

- Je le ferai à notre retour à Tricastin.

- Elle risque de le découvrir avant. Je préfère que vous lui disiez à notre retour à la bibliothèque, avant de repartir.

Même Cube, son fidèle gardien, ne l'écoutait plus.

- Je suis fatiguée, Cube.

- Je le sais. Nous voyageons, ou plutôt fuyons, depuis deux mois.

- Et, ces derniers jours ont été les plus durs. Venir jusqu'à l'ermite et s'apercevoir qu'il ne sait rien ! La personne la plus érudite du monde est aussi la plus folle, la plus malade ... Même le diable n'aurait pu imaginait plus grand mal : coucher avec ses filles. Toute cette salissure pour conserver le savoir des anciens. Cette même connaissance qui est peut être responsable de la vague verte.

- Ce n'est pas parce qu'il couche avec ses filles que nous, les autres verdoyants, sommes des pervertis et forcément les résidus de mauvaises expériences. On croirait entendre Sepulved, dit Cube.

- Je suis désolée. Ce n'est pas ce que je voulais dire. La réalité de ces derniers jours a éliminé le peu d'espoir que j'avais dans notre expédition.

- Je comprends. Moi aussi je vois tout en noir. Je pensais pouvoir m'occuper de Plume, remplacer son frère mais je la comprends de moins en moins. Son comportement est de plus en plus violent. Et vous avez vu comme elle s'est plu à vivre avec les ombres. Je me demande si elle n'est pas en train de régresser.

- Ne perd pas confiance. C'est une adolescente et elle a eu, ses derniers mois, à faire face à beaucoup d'épreuves. Elle ne s'aimait déjà pas beaucoup avant, alors apprendre que Christian n'est pas son vrai frère et qu'elle a été enfant de régressifs, a fait naitre beaucoup de colère. Elle apprendra que ce n'est pas ce que nous sommes mais ce que nous faisons qui nous détermine.

- Elle est de pire en pire. De plus en plus détachée.

- Je ne crois pas. C'est elle qui a voulue poursuivre la recherche sur le virus. Finalement, elle a plus d'espoir que nous deux dans cette quête. Mais tu as raison, elle a le droit de savoir. Je lui dirais à la bibliothèque.

Esther se leva aidée de Cube. Elle ajouta une bûche dans le feu avant de s'allonger. La voûte étoilée tapissait un ciel sans nuage.

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