Alter Ego
Le lendemain, Ozanne s’était levée tôt pour éviter de croiser la femme qui l’avait logée. Ses cauchemars l’avaient encore réveillée et elle trouvait du réconfort dans la noirceur de la nuit. La douleur était encore insupportable. Heureusement que les herbes anesthésiantes lui apaisaient ses maux physiques comme psychologiques.
En partant, elle avait laissé les morceaux de bois et son corset qui pourrait aussi lui servir de combustible. La jeune fille avait ensuite retraversé le village, le médaillon dans sa poche. Ne trouvant pas Sig, elle avait sifflé et avait attendu une bonne heure que celui-ci se présente à elle. Ses poils ébouriffés étaient la preuve d’un réveil soudain. Elle grimpa avec autant de difficulté que les fois précédentes et à deux, ils partirent à toute vitesse dans les paysages glacés.
Le vent frais la rafraîchit rapidement, mais elle se sentait enfin soulagée. L’objectif de toutes ses péripéties avait été atteint et même si la route était encore longue, elle pouvait enfin se dire qu’elle rentrée chez elle.
Les paysages des plaines étaient sombres. Les villages se réfugiaient contre des rochers qui les protégeaient du vent. Certains étaient vides, les portes et les murs recouverts d’entailles et de griffes des créatures des plaines. Les nuits étaient des plus froides et des plus dangereuses. Ozanne fermait les yeux devant les corps déchiqués éparpillés dans la neige. Par ici, l’homme n’était qu’une proie. Parfois, elle voyait au loin des maisons paisibles. Rien ne semblait prévoir un quelconque danger, pourtant les portes entrebâillées et recouvertes de formes géométriques en disaient long sur leurs désolations. Sig refusait alors de s’y avancer et Ozanne prenait soin de les contourner. Les marques étaient le symbole d’une présence démoniaque. Ces entités y étaient surpuissantes et recluses dans les plaines. Parfois complètement folles, parfois des plus perfides poussant les hommes à s’entretuer.
Sur le sommet d’une falaise, Ozanne vit Biloaï, la ville natale de Peio. Dans son monde, on l’appelait le Dédale. C’est de la que venaient les démons, enfermés depuis des centenaires dans des objets des plus communs. C’est la que les chercheurs de trésors rodaient pour récupérer des objets du marché noir. Elle y avait été pendant des années. La jeune fille s’était promis de ne jamais y retourner.
Trois jours furent nécessaires en tout pour arriver dans le vieux moulin. Ozanne se sentait faible et épuisée. Lorsque sa maison se fit apercevoir dans le lointain, Sig accéléra, soulevant derrière lui des nuages de neige fraîche. Ozanne s’accrocha comme elle pouvait aux poils de l’animal.
La bâtisse était encore en bon état. La roue du moulin s'était figée dans un torrent gelé. Les murs de pierre avaient miraculeusement tenu jusqu’à ce qu’Ozanne découvre l’endroit et se l’approprie comme logis fixe.
La jeune aventurière voyait sa maison se rapprocher à toute vitesse. Elle grogna. Sig lui faisait toujours le coup lorsqu’ils partaient longtemps en exploration. Elle se mit à lui crier de ralentir, mais celui-ci refusa et défonça la fragile porte de la maison avec ses cornes, propulsant sa cavalière sur le dur carrelage. Ozanne explosa de rage et de douleur :
- Quand tu veux, tu sais t’en servir de tes cornes !
- Décidément, ta boule de poils n’a pas grand-chose dans le cerveau, ricana une voix claire dans son dos.
Elle l’avait oublié. Ozanne se retourna et découvrit Peio avachit sur une chaise. Il semblait aussi épuisé qu’elle. Ses cernes marquaient son visage et il semblait souffrir des articulations. Ses yeux la dévisagèrent.
Un petit miroir lui renvoya son image : une petite chose, cheveux châtain ébouriffés, manteau déchiré et contusions lui recouvrant le corps. En guise de réponse, elle saisit sa béquille pour se lever douloureusement et se dirigea sur le fauteuil qui faisait face à Peio. Elle commença à allumer le feu, tout en annonçant les dernières nouvelles :
- Si tu te demandes, les ruines de la Kiolasse n’existent plus…
Peio, surpris, leva les yeux vers elle.
- Comment ça ?
- J’ai fait peur au Hui en enflammant l’alcool du sous-sol, commença-t-elle. Mais celui-ci s’est propagé en ravageant tout sur son passage… y compris moi.
Le jeune homme se caressa la barbe naissante de son visage.
- Ceci explique cela. J’aurais voulu qu’il soit de même pour moi. En voyant ton renard géant traverser la salle, j’ai quelque peu perdu mes esprits, ce qui a, disons, fortement déplus à la famille. Résultat des courses, j’ai une dette à rembourser aux Horla. Désormais, je travaille pour eux dans les vignes.
Ozanne bâilla à s’en décrocher la mâchoire. Son feu commençait à prendre. Elle se releva difficilement pour étudier la pauvre porte. Blessée comme elle l’était, la jeune fille ne réussirait pas à la relever. Dommages que Peio ne soit pas dans son monde pour l’aider un peu. Ne pouvant laisser un trou béant dans sa maison, elle s’en alla chercher des peaux de bêtes pour recouvrir l’entrée.
Peio de son côté suffoquait à la vue du feu qui montait dans la cheminée. Il se leva à son tour et ouvrit les fenêtres pour apporter un peu de fraîcheur dans le moulin. Il prit soin de contourner avec attention Sig qui ronflait dans un coin de la pièce, même si l’animal ne pouvait sentir sa présence, ni physiquement ni visuellement...
Deux réalités superposées. La chaleur et le froid. Deux opposés. Alter-Ego.
Peio brisa le silence :
- Des nouvelles de Baltazar ?
- Non, marmonna-t-elle. Je me demande ce qu’il fait, celui-là.
- Sûrement des activités de démon, répondit avec malice Peio.
Le jeune homme prit une voix rauque et faussement nasillarde :
- Comment vais-je piéger les humains ? Comment les manipuler pour qu’il s’autodétruise ?
Ozanne sourit discrètement avant de s’asseoir autour d’une table. Peio se mit en face d’elle reprenant un air sérieux :
- Tu as le médaillon ?
Ozanne hocha la tête et lui présenta le vieux collier. En face, le jeune homme sortit le même objet.
Dans sa réalité, le médaillon de Peio s’ornait de pierres noirs et rouge sang. De l’or plaqué consolidait certaines parties de la chaîne.
Celui d’Ozanne ne comportait que les éclats noirs de jais pour la plupart brisés ou absents.
- Comment un membre légitime de ma famille a pu massacrer, et se séparer d’un objet aussi précieux ? s’énerva Peio.
- Peut-être pour réussir à chauffer sa maison pendant l’hiver et sauver des orphelins délaissés dans les rues.
Le jeune homme se tut. Il était confus. Il ne comprenait pas grand-chose du monde d’Ozanne. Qui était cette femme qui portait son nom de famille ? Pourquoi la villa des Horla n’était plus que ruines ? Le médaillon leur donnerait des réponses, mais Ozanne, un grain de colère dans la voix, voyait tout cela d’un autre œil :
- D’ailleurs cet objet n’a pas de valeur. Je ne sais pas quoi en faire ! J’ai sacrifié beaucoup pour te le retrouver.
- Laisse-moi l’étudier…
Sans pouvoir le toucher, il posa son pendentif à côté de celui d’Ozanne et commença à l’observer avec attention. Il sortit un carnet et s'attarda à le dessiner, demandant parfois à sa coéquipière de le retourner pour qu’il puisse en discerner les détails. Mais plus Peio avançait dans ses croquis, plus il semblait perturbé. Ozanne n’avait pas de patience :
- Pourquoi tu fais cette tête-là ?
- Disons que je ne m’attendais pas vraiment à ça… s’inquiéta Peio.
- Ce qui ne me donne pas plus d’information sur tes découvertes, s’enquit Ozanne.
Le jeune historien s’assit sur la chaise et essaya tant bien que mal d’expliquer ce qu’il avait observé sur les deux objets :
- Quand je t’ai dit que le médaillon pourrait nous aider à y voir un peu plus clair sur notre situation, c’est parce que je connais cet objet dans les moindres détails. Ma grand-mère l’a confié à ma sœur et nous a raconté tout ce qu’il y avait à savoir dessus.
- Viens-en au fait, s’impatienta Ozanne.
- Ainsi je pensais que, qui disait deux médaillons, disait deux histoires… continua Peio
- Mais ?
- Mais, je reconnais certaines ressemblances entre les deux objets. De ce qui reste de ton collier, on remarque que les jais sont taillés à l’identique, ce qui veut dire que c’est la même personne qui les a polis.
- Même objet, même propriétaire, même origine. Je ne vois pas où est le problème, répondit la jeune fille.
- Le problème arrive après, s’attarda Peio. D’autres détails se recoupent entre les deux pendentifs : des petites imperfections et rafistolages. Et puis à un moment donné, l’histoire se divise. Les ajouts d’or et des grenats ne sont pas présents sur le tien, alors qu’inversement le mien n’est pas endommagé comme celui que tu as récupéré.
Ozanne réfléchit avec insistance pour suivre les explications de Peio. Deux objets identiques lors de leurs créations subissent les mêmes dommages et mêmes réparations, jusqu’à un certain moment.
- Qu’est ce qu’il s’est passé, alors ?
Peio exprima son incertitude par un silence. Ozanne reprit durement :
- Une division temporelle ?
- Quelque chose comme cela…
- Une sacrée division temporelle, explosa Ozanne. Je te rappelle que je vis dans un pays où l’hiver est quasiment éternel, alors que de ton côté, le temps est bon, les arbres et les fleurs poussent naturellement, les animaux ne te sautent pas dessus dès qu’il te voit…
- On ne choisit pas la dimension dans laquelle on naît, Ozanne.
Les cris tumultueux de sa maîtresse avaient réveillé Sig qui jetait des regards endormis autour de lui. Néanmoins, la remarque de Peio avait calmé Ozanne. D’un ton sec, elle exprima ses interrogations :
- Alors, dis-moi, Peio ! Pourquoi sommes-nous liés ?
#Note de l'auteure
Grande révélation !
Alors qu'en pensez vous ? Est ce que c'est cohérent avec ce qui précédent ? Est-ce que le mystère est assez gardé jusqu'ici et est-ce qu'on comprends bien le principe du récit ? ;)
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