A un Ongle d'y Passer

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Des heures furent nécessaires pour atteindre la villa de la Kiolasse. La nuit semblait bien avancée et les étoiles illuminaient les contrées chaudes du monde de Peio.

Aloïs et son garde du corps avaient pris une heure et demie pour atteindre les vignes. Le jeune homme, tiré par le cheval, souffrait des éraflures qui parcouraient son corps. Son employeur s’était arrêté quelques fois pour vérifier qu’il ne s’était pas évanoui. Ses yeux brûlaient à cause de la poussière du sol. Ses mains et ses ongles saignaient à vouloir s’accrocher aux rochers pour se retenir. Peio avait rarement vécu de pires soirées.

Il entendit les chevaux s’arrêter, les deux hommes posèrent pieds à terre et le garde le détacha de ses entraves. Incapables de se lever, on le porta à travers la luxueuse villa jusqu’à la cave. Là-bas, on l’attacha fermement à une chaise.

Pour commencer l’interrogatoire, l’homme de main lui jeta un seau d’eau et Aloïs le fixa avec intérêt. La lueur des bougies luisait sur le verre de ses lunettes :

- Peio Jurill ? C’est ça ?

Dans les vapes, l’historien acquiesça. Aloïs commença à noter dans un carnet.

- Étudiant d’histoire des cultures, vous avez tout arrêté d’un jour à l’autre…

- Oui, répondit Peio d’une voix suppliante.

- Pourquoi donc ?

Peio ne répondit pas. Il avait envie de crier et de libérer sa parole, mais il ne pouvait rien dire. Aloïs en conclut du silence que cela ne devait pas être des plus légal. Il fit un geste à son homme de main qui lui jeta à nouveau de l’eau sur le visage.

- J’ai un système efficace pour faire parler. J’aime commencer doucement, mais plus votre silence durera, plus la sentence s’en fera sentir. Me suis-je bien fait comprendre, monsieur Jurill ?

Il hocha la tête. Aloïs continua :

- J’imagine que vous n’aller pas me raconter tout ce qui vous est arrivé d’un coup, n’est-ce pas ?

Peio baissa les yeux.

- Non…

- C’est pourquoi nous allons prendre tout notre temps, dit-il avec un sourire sadique sur ses lèvres. Monsieur Jurill, vous avez été en couple plusieurs années avec Léontine Ferl.

- Oui…

- Par conséquent, vous connaissez son père, Liosan Ferl ?

- Je le connais un peu.

Le vigneron réfléchit un instant sur le moyen d’aborder de la meilleure façon son entretien.

- Je présume qu’avec le père que vous avez, vous vous doutiez que cet homme est incroyablement riche et puissant, fit-il d'un ton méprisant.

Peio acquiesça.

- Question plus ouverte, Monsieur Jurill, reprit Aloïs. Liosan Ferl vous a-t-il déjà demandé des services ?

L’historien en fut un peu décontenancé. Il ne répondit pas en premier lieu, mais lorsque le vigneron leva la main, il se précipita pour former quelques mots :

- Attendez ! Je… Il m’a parfois demandé des renseignements quant à certains objets historiques.

- Quel type d’objet ? se jeta Aloïs

- Des objets de pouvoir.

L’homme le regarda soucieux :

- De types couronnes, sceptres, armes ?

- C’est ça… Je me suis spécialisé dans les guerres historiques, rajouta Peio pour se donner de la crédibilité.

Aloïs nota avec attention. Puis repartit de plus belle :

- Si vous ne traînez pas dans les affaires de Liosan, que faisiez-vous à cette soirée ?

Peio qui retrouvait petit à petit ses esprits invoqua le pouvoir des mensonges.

- J’avais oublié des habits chez Monsieur Ferl. J’y suis passé rapidement dans la nuit, mais quelque chose m’a intrigué. J’ai vu deux serviteurs de la famille Ferl, habillé de longue cape, quitter la demeure. Je les ai suivis pour savoir ce qu’ils manigançaient et je me suis retrouvé dans cette étrange soirée d’enchère. Je vous promets que je n’ai rien à voir avec toute cette histoire.

- Intéressant… répondit mystérieusement Aloïs. Et que faisiez-vous à notre réception, une semaine avant ?

- Pardon ? s’exclama Peio avec surprise.

Son employeur le regarda avec insistance ce qui délia de nouveau sa langue.

- J’étais simplement de passage. J’aime le vin. J’aime les réceptions de prestige. J’en ai été comme qui dirait attiré.

Un sourire ou un mot de trop. Aloïs était peu satisfait et regarda avec intérêt son garde. Celui-ci disparut.

- Monsieur Jurill, il y a quelque chose que je hais plus que les silences… c’est les mensonges. Vous êtes beau parleur, fils d’une femme de théâtre et je sais à quoi m’attendre de votre part. Comme vous en avez certainement entendu parler, mes vignes ont brulé, il y a peu de temps. Je pense que votre présence à la Kiolasse est de mauvaise augure...

Peio commença à paniquer. Les battements s’étaient accentués et il crut s’arrêter lorsque l’homme revint avec une pince. Il s’assit sur une chaise à côté de lui et lui empoigna le poignet fortement pour ne pas qu’il bouge. Le jeune homme se débattit, mais rien ne pouvait défaire son bras. La pince se rapprocha de ses ongles déjà endommagés et tira fortement sur l’un d’eux. La douleur le fit se tordre sur sa chaise. Des larmes coulèrent le long de ses joues mates. Aloïs lui indiqua que cela suffisait.

- Calmez-vous, Monsieur Jurill, ce n’est qu’un ongle. Cela repousse…, répondit le vigneron avec une certaine gêne. Répondez à ma question : que faisiez-vous à ma réception ?

En sanglot, Peio répondit comme il le pouvait :

- Je… je rejoignais une amie.

- Une amie, nota Aloïs. Comment s’appelle-t-elle ?

- Ozanne, répondit à bout de force le jeune homme.

- Ozanne quoi ?

- Je ne connais pas son nom.

Aloïs se gratta sa barbe mal rasée.

- Je ne sais pas si c’est la torture que vous fait mentir aussi mal ou si c’est la vérité… Pourquoi avoir autant éloigné votre jument ?

- Je devais la rejoindre dans les hauteurs. Je l’ai laissée non loin. C’était juste pour la soirée, je ne m’attendais pas à tomber dans les pommes…

L’employeur regarda son homme de main qui s’apprêtait à recommencer. Peio versa de nouvelles larmes. Au dernier moment, Aloïs changea d’avis.

- Pourquoi avez-vous donné rendez-vous à votre amie dans les hauteurs ?

Peio tremblait de peur.

- Elle… Ozanne ne voulait pas arriver seule à la fête. Elle est plutôt timide et discrète.

- Monsieur Jurill, je voudrais vous croire, mais j’ai déjà étudié plusieurs fois la liste des invités pour éclaircir cette affaire. Il n’y a pas d’Ozanne sur la liste…

L’historien ne savait plus quoi dire, plus quoi faire. Pourtant Aloïs attendait une réponse. Peio n’avait plus qu’une seule solution. Il devait détourner le sujet avec un peu de vérité :

- C’est que… c’est qu’il y a des démons par ici, bredouilla-t-il.

Les démons étaient plus légendaires que réels dans son monde. Pourtant Aloïs semblait en comprendre le sens. Ses sourcils se froncèrent et d’un chuchotement, il se dit à lui-même : « je m’en doutais… ».

La voix d’une servante les interrompit :

- Monsieur Ghazi Jurill, viens d’arriver. Il souhaite des nouvelles de son fils.

Aloïs jura. Il marmonna de nouveau : « au moment où ça devenait intéressant ».

Aloïs commença à faire les cent pas.

- Faites attendre Monsieur Ghazi Jurill dans le jardin et rendez présentable son fils.

La domestique s’activa à remonter les escaliers. Peio fut libéré de ses liens et l’homme de main le souleva pour l’amener dans les appartements des serviteurs.

On le lava pour le débrasser du sang, puis on le sécha et l’habilla avec de beaux vêtements d’apparat. À l’exception des yeux rouges, de ses lèvres tuméfiées et des bleus qui lui recouvrait le visage, le jeune homme était de nouveau propre et convenable. On le fit remonter et rejoindre le jardin où son père et Aloïs s’entretenaient avec calme sur la rotonde.

Ghazi Jurill avait des cheveux rasés, une barbe broussailleuse et un regard sombre et dur. C’était un homme d’affaires qui ne travaillait pas avec de l’argent comme Liosan Ferl, mais avec de belles paroles. Un politicien fort controversé par sa rigueur, qui préparait des campagnes pour atteindre un poste de conseiller auprès de l’empereur.

Ce dernier tourna des yeux sévères vers Peio, qui ne savait plus bien où se mettre :

- Tu as dépassé l’entendement, Fils. Maître Horla m’a prévenu de tes derniers écarts et j’en suis profondément déçu.

Le jeune homme voulut disparaître dans le sol une bonne fois pour toutes. L’arrêt de ses études avait déjà dégradé leurs liens. Qu’avait bien pu lui dire Aloïs Horla ?

- Peio ! Regarde-moi ! s’énerva son père.

Le jeune homme leva doucement les yeux pour rencontrer ceux bruts de Ghazi. Ses sourcils bruns remontaient sur ses tempes de frustration.

- Nous allons devoir nous entretenir sur ce comportement inacceptable. Comment peut-on être aussi négligent lors de réception aussi prestigieuse ? Et maintenant, tu te bats avec des inconnus, cela ne te ressemble pas.

Se battre ? Peio ne suivait plus vraiment le sens de leurs échanges. Il regarda Aloïs avec interrogation qui lui fit comprendre qu’il fallait qu’il se taise. Pour un homme qui déteste qu’on lui mente, il se retrouvait à le faire à son tour. Son père continua ses sermons :

- Le travail dans les vignes te fait sûrement du bien. Un peu de travail physique, cela faisait longtemps que cela ne t’était pas arrivé. Mais deux semaines suffiront. Je vais rembourser le reste de ta dette à Maître Horla. Tu es un intellectuel égaré, mon fils. Je vais commencer ma campagne et je ne veux pas qu’un de mes enfants me ralentissent. Tu vas m’accompagner à la capitale. Je trouverai bien une utilité pour ta personne.

L’historien baissa de nouveau le regard sous le ton sec de son père. Il bredouilla quelques mots :

- Merci, père.

- Peio, continua-t-il. Je veux également que tu entreprennes une petite discussion avec Mademoiselle Léontine. Tes caprices ont assez duré. Je veux que vous vous mariiez dans les mois qui suivent. Cela pourrait faire bonne image pour ma politique. De plus, Liosan finance une partie de ma campagne et serait enchanté de cette nouvelle.

Le problème de toute cette affaire... Son père ne pensait qu’aux électeurs et Liosan qu’à son argent et ses objets historiques. Au milieu de tout cela, ils y avaient leurs enfants, utilisés comme des marionnettes pour que les deux soient satisfaits.

Peio ne dit plus rien. Il ferma les yeux, voulant disparaître de ce monde-ci. Son père reprit :

- Nous partons demain dans l’après-midi. Nous traverserons les plaines à cheval et rejoindrons mon navire au port de Jera. Nous serons à la Capitale d’ici trois semaines et nous y resterons le temps qu’il faudra. Compris ?

Le jeune homme acquiesça tout en se plongeant dans ses pensées. Il devait faire tant de chose avant de partir : Retrouver cette saleté de Baltazar, puis en comprendre un peu plus sur ces enchères et les domestiques de Liosan Ferl. Mais d'abord, il devait prévenir Ozanne.

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