Un Silence de Glace
Ozanne gardait les yeux grands ouverts. Cela faisait deux jours qu’elle avait quitté l’île et depuis, le traîneau glissait sur le sol à grande vitesse. Sig commençait à faiblir sous la fatigue. Ce n’était pas son terrain favori, mais la Capitale approchait à vue d’œil, ou du moins ses sombres remparts.
Ces derniers s’élevaient brutalement vers le ciel. La glace avait emprisonné les structures et les recouvrait de moitié. Les pans de murs s’enchevêtraient maladroitement. Cette impression venait des différents matériaux qui composaient les enceintes de la ville. Des légendes racontaient qu’un puissant démon avait un jour voulu assouvir les Hommes, qui avaient tenté de l’arrêter en construisant ses murailles avec tout ce qu’ils avaient trouvé. Le froid et le temps avaient fortifié le tout. Grâce aux murailles, la Capitale était devenue une cité imprenable.
Dans le ciel clair, Ozanne voyait également le Palais posé sur le pic le plus élevé des deux. Une impressionnante bâtisse, fortifiée de toute part, qui surplombait la Mer Gelée. À l’intérieur y régnait Bartolomé. Un puissant guerrier qui avait vaincu le précédent souverain lors d’un combat à mort, il y a maintenant vingt ans. Depuis, aucun concurrent n’avait réussi à le détrôner et il régnait en maître sur la Capitale et les zones protégées. Ozanne n’aimait pas particulièrement cet homme. C’était de ses ordres qu’elle avait été jetée à l’extérieur de la cité.
Mais, pour le moment, il lui fallait entrer dans la Capitale. Encapuchonnée et emmitouflée dans son manteau de cuir, elle sortit avec difficulté les quelques parchemins qui lui avaient permis de retenir la localisation de la sortie des égouts. Il lui fallait contourner le rocher principal par l’est. La jeune fille reprit les rênes et tira un bon coup dessus, pour faire comprendre à Sig de dévier vers la droite.
Soudainement, un bruit violent se fit entendre derrière elle. Son cœur s’arrêta. Dans le couchant du soleil, un traîneau venait de s’échouer sur le sol. L’homme qui en était tombé se releva et se mit à courir en boitillant sur la glace. Une lumière intense apparue de sous la mer gelée. Ozanne vit les dents du Dévoreur avaler sa proie en quelques secondes. Elle se figea. Après quelques secondes de tétanie, elle donna un coup violent de rennes à Sig pour qu’il accélère, car elle n’avait que trop peu d’avance. Le calme redevint maître des lieux, mais Ozanne le savait. Dans les abysses profonds, il était là et il n’allait pas tarder à ressentir les malédictions qu’elle portait.
Les bâtisses de la capitale étaient visibles au loin, ce qui indiquait qu’elle s'y rapprochait. Ozanne dut rattraper les pioches de justesse pour éviter qu’elles ne tombent. Le vent la prenait de revers, mais elle s’accrocha de toutes ses forces au traîneau. Elle vira de bords brusquement lorsqu’elle vit les murailles se rapprocher un peu trop vite à son goût. Des vigies se postaient parfois sur les remparts. Elle était recherchée. La jeune fille ne pouvait pas prendre le risque de se faire repérer.
Quelques minutes plus tard, elle arriva en trombe jusqu’au point de rendez-vous.
Peio eut du mal à rester de marbre. Il attendait depuis une heure que sa camarade arrive, pourtant, il ne s’y était pas préparé. Voir un traîneau glisser sur la mer avec une telle vitesse, le déboussola. Surtout quand une petite chose ébouriffée en sortit pour se mettre à piocher… l’eau. La superposition des deux mondes lui donnait un peu le vertige. Il posa ensuite son regard sur Sig, qui soufflait par ses narines d’épuisements.
- Il lui manque une corne, s’étonna Peio.
Ozanne répondit sans même lever les yeux de son creusement.
- Oui, contre une falaise.
- Une falaise ?
La jeune fille s’impatienta.
- Pas le temps de t’expliquer.
Voyant, l’acharnement de la jeune fille, Peio sentit que le danger était proche pour elle. Il se rappela des mises en garde de Baltazar faite à Ozanne :
- C’est l’animal qui rode sous la glace ?
Ozanne acquiesça tout en jetant un regard sur la mer silencieuse. Elle se retourna pour regarder Peio dans les yeux.
- Combien de profondeur ?
Peio jeta un regard dans l’eau bleutée.
- Quelques mètres…, bredouilla-t-il. Je dirais trois…
Ozanne jura à voix haute :
- Mais, ça va me prendre une nuit entière !
Le jeune homme resta impuissant. Il ne pouvait prendre les pioches pour l’aider. Il se contenta de prononcer quelques mots d’une petite voix.
- Une nuit à tenir…
Les minutes passèrent pour des heures entières. Peio attendait sur un coin de la ville délaissé. Des odeurs d’égouts montaient dans ses narines. Ozanne s’acharnait à en casser ses pioches. Heureusement qu’elle en avait taillé plusieurs sur l’île. La tension était telle qu’aucun des deux n’échangeait de paroles. Le jeune homme le voyait, Ozanne s’épuisait. Son front perlait à grosse goutte. Elle arrachait des grimaces à chaque coup. La douleur des derniers affrontements devait la mettre dans des conditions invivables. Était-ce une bonne idée de lui avoir fait prendre de tel risque ?
Soudain, elle s’arrêta et regarda autour d’elle.
- Je vais faire une pause.
Peio approuva cette initiative. La jeune fille se redressa, posa sa pioche et s’en alla chercher quelques affaires dans son sac : de la viande séchée, de l’eau et des herbes anesthésiantes qu’elle mâchonna doucement. Son regard était vidé de toute énergie. Peio tenta de lui redonner espoir :
- Que feras-tu une fois dans la ville ? s’enthousiasma-t-il.
Ozanne se frotta ses mains endolories. Tout en gardant les yeux baissés, elle marmonna quelques mots.
- Si j’y parviens… j’irais voir ma mère. Elle… elle m’a tellement manqué.
Peio ne fut pas indifférent aux paroles d’Ozanne. Il ne connaissait pas son histoire, mais sentait qu’elle portait son exil comme un poids sur son dos. Il tenta d’en savoir un peu plus.
- Pourquoi t'ont-ils mis dehors ?
Les yeux de la jeune fille se perdirent dans le reflet que lui renvoyait la glace.
- C’est une longue histoire… J’avais à peine dix ans. Je n’avais rien fait de mal, commença-t-elle. Mes parents étaient des révolutionnaires. Le genre de personnes qui voulaient faire tomber notre souverain Bartolomé pour plus d’égalité entre les habitants de la Capitale, ceux de la zone protégée et les reclus des plaines extérieures. Ils se sont fait attraper et pour résumé la situation, mon père a été tué, ma mère torturée, mon frère a dû se racheter auprès de la milice et moi… j’ai été exclue de la Capitale.
Peio écarta les yeux de cette révélation. Il ne put répondre pendant quelques minutes, puis réfléchit un instant.
- Finalement on est tous deux des enfants de révolutionnaires, pris par des événements qui nous n’avons pas choisi.
Ozanne leva ses yeux pour le regarder et un sourire lui traversa le visage :
- Et Baltazar qui se plaint que nous ne tenions pas en place. Cela lui apprendra à lier les premières personnes venues.
- C’est sûr ! Souffla Peio, d’exaspération. Je vais peut-être finir par me révolter, moi aussi. J’ai vu sous mes yeux l’arrestation d’Aloïs Horla pour empoisonnement du conseil. Ses dernières paroles m’ont fortement pris de court. Il voulait que j’empêche mon père et surtout Liosan Ferl d’accéder au pouvoir. Je n’ai pas de sympathie pour cet homme, mais j’espère que mon beau-père n’y est pour rien dans cette affaire. Sinon, je suis le prochain sur la liste.
Ozanne réfléchit un instant. Les histoires de cœur et de mariage de Peio ne l’intéressaient pas plus que ça. Mais l’historien l’avait écouté depuis tout ce temps. Elle pourrait faire un effort, surtout après tout ce qu’il avait fait pour elle.
- Si tu veux mon avis, les Horlas sont des personnes honnêtes. Du moins, ils l’étaient lors de la division temporelle. Des ruines comme celle de puissant homme d’affaires comme Aloïs regorgent de démon. Ils ont signé des contrats avec eux pour s’enrichir. Si un Hui se cachait à l’intérieur de la Kiolasse, c’est qu’ils ont fondé leur empire seul. Je ne sais pas ce qu’ils sont devenus dans ton monde, mais c’est ce que j’ai observé.
- Toujours là pour me rassurer, craignit Peio. Je suis le prochain sur la liste alors…
Ozanne esquissa un sourire malicieux. Elle reprit sa pioche et recommença à taper dans la glace. Elle répondit tout de même aux interrogations de Peio :
- Et quand ils viendront, tu riposteras, j’espère. Je dois toujours t’apprendre à te débrouiller seul !
Peio rigola pour trahir sa crainte, mais ce rire fut de courte durée. Ozanne venait de suspendre sa pioche en l’air. Son teint blêmit, soudainement. Une douce lumière jaillit du dessous des océans.
Ozanne n’entendait que le calme de la Mer Glacée. Pourtant sous ses pieds, la lumière du Dévoreur de Démons l’illuminait dans la nuit…
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