I)  MARTIN

9 minutes de lecture

Je mourrai d'une jambe arrachée

Par un rat géant jailli d'un trou géant

Je mourrai de cent coupures le ciel sera tombé sur moi

Ça se brise comme une vitre lourde

Je mourrai d'un éclat de voix

Crevant mes oreilles

Je mourrai de blessures sourdes

Infligées à deux heures du matin

Boris Vian

1

  J'ai jamais rien voulu de tout ça ! Ni raconter, ni écrire, rien ! Moi j'ai pas voulu ça, mais comment faire autrement ?

  C'est ma femme et mes enfants ! Ce sont eux qui m'ont poussé. J'ai juste suivi la route tracée, le chemin avec les ornières.

  Des ornières pas croyables ! Si profondes, si creusées qu'on peut pas en sortir. Ou alors faut être fort, très fort !

  Moi, j'étais pas fort. Mais alors, pas fort du tout !

  J'étais même plutôt faiblard. Et même qu'inconsciemment, j'ai dû les creuser plus profondes les ornières, alors pensez, après... pour s'en extirper... l'aurait fallu pratiquer l'escalade ou être aidé. Mais par qui ? Aidé par les amis…

  Les amis ?

  Mais les amis, ça aide à creuser les ornières, pas à en sortir. Ils s'accrochent à vos basques et vous pesez encore plus lourd. Vraiment trop lourd... si lourd... pas de possibilité d'en sortir. J'avais pas de solutions. Alors... !

  Au début y a eu la séparation et le partage des biens. Moi, j'ai dit à mon pote Corentin qu'il me garde tous mes meubles et mes objets et tout ça, parce que j'avais pas d'endroit, rien à moi, vu que ma femme, elle gardait la maison et que je devais partir.

  -" Corentin " que j'y ai dit, " y faudrait que tu me gardes mes meubles, mes objets, mes livres et tous mes trucs et tout ça, parce que j'ai pas d'endroit où les mettre et que je veux pas louer une maison ou un appart. que je vais pas y habiter vu que je vais m'en aller d'ici au moins pour un certain temps ! "

  - " Pas de problèmes " qu'il m'a dit Corentin, " T'en fais pas, mon vieux, j'ai de la place dans mon sous-sol. Ca n’me gêne pas et ça n’risque rien. "

  C'était un bon copain Corentin. Alors, tous les deux, nous avons déménagé ma part, avec ma femme qui gueulait tout le temps, mais qui n’a jamais donné un coup de main, et mes mômes qui ne se sont pas montrés.

  J'ai fait cadeau de deux ou trois trucs à Corentin pour le remercier en promettant d'écrire et tout, et je suis revenu chez moi, enfin, chez ma femme, pour dire au revoir, comme quoi que je partais, prendre quelques affaires, mon sac, tous ces trucs de toilettes et dire au revoir aux enfants. Voilà ! Voilà !

  Mais là, elle a encore rouscaillé, que je fuyais mes obligations comme d'habitude, qu'elle avait presque plus de fric, qu'elle avait pas de bagnole et comment qu'elle emmènerait les gosses à la fac et au boulot et tout ça ! Qu'elle gueulait et qu'elle chialait en même temps..

  - " Martin t'as toujours été qu'un salaud ! Si tu te tires et que tu me laisses dans la merde avec les gosses, j'te jure, j't'aurais ta gueule ! " qu'elle m'a dit en me mitraillant du regard, "Vraiment tu vaux pas cher ! " qu'elle m'a dit encore. J'étais pas fier, d'autant qu'elle a pas arrêté tout le temps que je faisais mon sac, alors moi, pour avoir la paix et parce qu'elle avait un peu raison, je lui ai laissé un peu de pognon, les clés et les papiers de la bagnole.

  " Je te laisse mes thunes et ma bagnole, mais tu m'emmènes à la gare et fissa ! "

  Elle m'a largué à la gare qu'était à dix minutes et j'étais content d'arriver car elle m'en a mis plein la tête pendant tout le trajet. J'ai bougonné un au revoir hypocrite, je sentais bien qu'elle allait ouvrir les vannes en grand, alors je suis sorti vite fait et sans me retourner, je suis entré dans la gare, monté dans le train... et puis je suis parti rejoindre un copain dans le sud-ouest. Et là, on s'est quand même bien marré. Il m'a trouvé un boulot dans sa boîte. Un boulot à la con, mais ça me permettait de vivre.

  Et on a fait la foire pendant deux mois. On a passé le temps à boire et à baiser les filles qu'on trouvait, chaque fois qu'on a pu. Même que la propriétaire de l'appart, elle commençait à faire sérieusement la gueule. On s'est dit que "peut être qu'elle aurait aussi voulu y passer ?" Peut être bien qu'il aurait fallu essayer. Elle était un peu tarte, mais après tout... ! En tout cas, on a pas essayé. C'est pas facile de trouver à se loger.

  Un jour, Marc il me dit ( Marc c'est son nom au copain ), " On devrait aller voir ma frangine sur la côte d'azur, elle habite pas loin de Nice tout près du bord de la mer. On sera bien là-bas. Il y a du soleil, des filles, la plage, la mer... " qu'il me dit. Moi, ça me disait, parce que la côte d'azur, j'y suis allé souvent et j'aime bien. Le soleil, les pins, la mer, la pêche, tout quoi ! Et puis aussi, j'adore le poisson et les fruits de mer.

  Quand j'étais plus jeune, avec ma femme, on allait chez mon beau-frère qui tient un restaurant sur la plage et on travaillait tous, une partie de la saison. En échange, on était logés et nourris et on gagnait un peu d'argent. Juste un peu, hein ! Pas terrible, mais mon beauf il aimait trop le pognon et ça lui aurait vraiment fait mal de nous payer normalement surtout qu'il nous logeait qu'il disait et qu’au prix des locations sur la côte.... Tu parles, il avait aménagé de bric et de broc deux chambres dans le grenier et il y faisait tellement chaud que la plupart du temps j’allais dormir sur les banquettes du restau ou carrément sur la plage ! Mais c'était le bon temps.

  Alors avec Marc, j'ai cru que ça serait pareil.

  Penses-tu ! On s'est fait des fêtes, mais pas longtemps parce que le fric, qu'est ce qu'il a filé... et les filles, on en a rencontré des paquets mais rien à faire sauf parler... alors on est revenu et là… sur le retour… c'est là qu'on a eu cette saloperie d'accident.

  Marc il me parlait en conduisant vite, d'un projet qu'on avait tous les deux. Il me parlait de notre avenir, de monter notre propre boîte. Comment il voyait ça. Et puis tout à coup... un camion... il a débouché d'on ne sait pas où, dans un virage un peu sec, on a quitté la route, on a sauté le talus, on a rebondi tant qu'on a pu et là... un arbre... tout seul au milieu du champ.

  Imagine... !

  Un arbre ! Un seul et unique arbre planté au milieu de l'herbe ! Un arbre pour nous quoi ! La fin du chemin, on y était, on était arrivés...

  Putain ! Quand j'y repense, merde ! Il y avait rien qu'une vacherie d'arbre dans ce putain de champ ! Marc il aurait braqué un peu à droite ou un peu à gauche... Et merde ! Ca s'est passé comme ça parce que ça devait arriver !

  En tout cas, Marc il y est mort dans ce champ, et moi, je me suis retrouvé dans un hôpital, à moitié crevé, en capilotade, la rate en moins et des cicatrices en plus, en plein sur la gueule qu'on aurait dit un truand, Scarface... et des maux de tête... j’avais des migraines terribles, la tête dans un étau. Affreux !

  Dans cet hosto y avait que des vieux ! Ils m'avaient mis dans le service des vieux parce qu'il y avait pas une place de libre ailleurs. En plus, pas une infirmière gironde, des vieilles, des laides, des grosses, des mal foutues, ah si ! Juste une pas trop mal, mais grosse qu'arrêtait pas de venir me raconter les misères de sa vie, son mari qui la délaissait, ses collègues qui l'aimaient pas, les vieux qu'arrêtaient pas de la harceler, sa chef qu'elle avait tout le temps sur le dos et patati ! Et patata !... Moi j'écoutais sans rien dire la plupart du temps, mais dès que j'ai pu marcher tout seul, je me suis tiré les après-midi.

  C'est dans un troquet près de la gare que j'ai rencontré Eugène. On s'était parlé deux, trois fois avant l'accident, on se connaissait à peine. Mais là, ça m'a fait plaisir. Vous passez six semaines dans un hosto où que vous connaissiez personne, et le premier gars rencontré, même une vague connaissance, ça vous fait chaud au cœur et on se sent presque intime. C'est comme si qu'on l'avait toujours connu, surtout Eugène qu'était plutôt sympa.

  Eugène, il était un peu dans mon cas. Je veux dire divorce et galère. Et aussi la picole ! Il avait un petit appart. pas très loin de l'hosto et l'après midi, on discutait chez lui et on vidait quelques bouteilles que j'allais acheter chez Noël, un petit épicier du coin.

  Faut dire qu'Eugène, il avait pas trop de thunes, il travaillait qu'à mi-temps et il touchait à peine plus que le RMI, alors que moi, j'étais logé et nourri et je touchais la moitié de mon salaire par la sécu. Je l'ai donc un peu aidé, je veux dire que j'ai payé la plus grosse partie des bouteilles, mais comme à six heures il fallait que je rentre, le soir, c'est lui qui finissait toutes les boutanches. Total, le lendemain, re-belote chez le Noël. Ah, il était content l'épicier !

  Un jour que je m'étais bourré la gueule avec Eugène, je suis rentré dans ma chambre discrètement dans la nuit. Mais le lendemain, le toubib il m'a convoqué pour me dire que si j'étais capable de me saouler, j'étais sûrement guéri et donc que je sortais en fin de semaine. Pas de discussion ! Une seule erreur, et t'es jugé, condamné, exécuté sur-le-champ. La justice de ceusses qu'ont le pouvoir quoi !

  Justice mon cul ! La loi du plus fort oui ! Laminé que j'étais ! Je suis sûr que son chien au toubib, il est mieux traité que ses malades. Les malades c'est juste son gagne-pain, c'est leur maladie qui l'intéresse, pas eux, et moi, j'étais plus malade. Alors… !

  Sympa, le toubib ! Bon, il savait pas que j'avais plus d'appart, mais quand même tous ces bourgeois-là, ils cherchent pas à savoir. Et quand ils savent, ils vous racontent que vous êtes responsable de vos putains d'erreurs et tout le toutim, que si vous êtes en galère c'est parce que vous le voulez bien, que c'est normal que vous en supportiez les conséquences, que les autres y doivent pas toujours payer pour vous, qu’il faut se prendre en charge, devenir enfin adulte responsable bla, bla, bla… !

  Et ils vous balancent ça dans la gueule tranquillement, et il faut les écouter poliment, en baissant la tête !

  Mon cul oui !

  J'aurais dû lui dire ce que je pensais, ce qu'il pouvait faire de ses conseils et de ses réprimandes, de sa morale à trois sous, lui dire comme il est facile quand on a le pouvoir de l’argent, le statut social, la respectabilité, d’obtenir encore plus d’honneurs, de gagner encore plus d’argent, lui faire comprendre que dans mon cas, la moindre erreur ne pardonne pas, car la société veut que celui qui n’a rien, soit encore plus respectable que le nanti, le notable. Mais pourquoi faire ? Pourquoi les malheureux devraient-ils agir comme les gens heureux ? Au nom de quoi les pauvres devraient-ils accepter leur pauvreté sans rien dire ? Les miséreux, les larbins, les esclaves, tous les exclus du partage du gâteau, pourquoi devraient-ils accepter la morale des possédants, faire des courbettes et dire merci pour les miettes qu’on leur octroie ?

  J’aurais pu lui dire tout ça...

  Mais j'ai fermé ma gueule. Nom de Dieu, j’en aurais chialé ! Mais j'ai tout gardé pour moi, ma révolte, ma haine et aussi ma détresse. Parle à mon cul, ma tête est malade que je me suis dit. Et je me suis tiré…

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