Martin  2

6 minutes de lecture

  Heureusement, les copains sont là dans ce cas, et Eugène, il a bien voulu me dépanner. Il habitait un petit appart. en centre ville. Pendant quelques temps, j'ai dormi par terre sur une couverture. C'était pas la joie ! Et puis Eugène, il était très indépendant et très vite, il en a eu vraiment marre de la promiscuité. Et moi aussi d'ailleurs. Faut dire que question nanas, Eugène, c'était pas son truc, et moi, par contre, ça me travaillait, et tant qu'il était là, pas possible d'en faire venir. Alors !

  Alors ? Je me suis cherché un appart. Mais c'était pas simple. La seule fois où j'en ai trouvé un pour de bon, j'ai senti que le proprio tenait pas vraiment à me le louer. Mais c'était mon assureur, enfin, plutôt l'employé de la compagnie d'assurance. Il s'occupait, en tout cas, de mon indemnisation, des expertises médicales et tout ça. Bon, ça lui bottait pas trop de me le louer, mais comme j'étais son client et qu'il allait toucher cinq pour cent sur mon fric, il avait quand même accepté et on a signé un bail. Le problème, c'est que pour fêter ça, j'ai picolé un peu...beaucoup ! Voire passionnément et même à la folie ! Le soir, quand je suis allé chercher les clés, la secrétaire, elle a pas compris grand chose à ce que j'lui ai dit. Elle a préféré me donner rendez-vous le lendemain avec son patron.

  Le lendemain, il faisait vraiment la gueule ! Sans un mot, il m'a rendu mon fric, a repris le bail et m'a souhaité bonne chance pour en trouver un autre en m'expliquant que les autres locataires de l'immeuble étaient des gens un peu vieux jeu avec qui je n’aurais pas pu m'entendre, vu mon caractère... Fin de l'histoire et bonjour chez vous..!

  Mais qu'est-ce qu'il savait de mon caractère, ce type, et qui lui avait dit qu'je pourrais pas m'entendre avec les autres ? Mais c'est quoi tous ces "braves gens" qui ont des idées toutes faites sur tout le monde en général et sur vous en particulier et qui vous torpillent avec le sourire, en s'excusant de vous avoir fait mal, mais c'est pour votre bien ! Ah, ils sont honnêtes et sincères, tous ces bourgeois nantis ! Sûr, qu'ils sont bien charitables, tous ces braves chrétiens bon teint !

  Beeeuuuark ! A vomir...!

  Mais là encore, j'ai rien dit, j'ai tout ravalé, je commençais à prendre le pli des pauvres, des sans-pouvoir, des malheureux, et je me suis arraché sans un mot, sans me retourner J'ai bien vu qu'il était surpris, étonné, voire désorienté, par mon silence, mon manque de réaction. J'ai même senti comme une sorte de gêne derrière mon dos. Ca m'a mis un peu de baume sur les bleus de l'âme, mais pour le logement, ça ne solutionnait rien malheureusement.

  Finalement, on a fini par trouver un accord avec Eugène, un "modus vivendi", comme dit Noël. Faut dire que j'y ai mis du mien. Je veux dire financièrement, la boisson et les cigarettes, il en manquait plus. Moi, j'achetais les clopes par cartouche. Normalement, une semaine elle me faisait, la cartouche quand j'étais seul. Avec lui, deux jours, deux jours et demi, pas plus. Fallait voir ça ! L'une après l'autre, même en mangeant, une bouffée toutes les deux ou trois bouchées, ou l'inverse. Des fois, il se réveillait en pleine nuit et la première chose qu'il faisait, c'était allumer un clope et il se recouchait qu'après l'avoir fumé jusqu'au bout. Un jour il m'a raconté que quand il avait pas de ronds, il récupérait discrètement les mégots dans les cendriers des bars, il avait toujours une boîte métallique sur lui pour cet usage, ensuite, il en mettait quatre ou cinq bout à bout sur une feuille de papier à cigarette, un coup de langue sur la partie gommée, et hop ! il avait un clope à fumer. Le matin, il crachait ses poumons pendant dix minutes au moins avant de retrouver son état normal, mais y avait rien à faire, il en allumait quand même une autre, histoire de soigner le mal par le mal comme il disait.

  J'ai toujours pensé qu'il mourrait d'un cancer de la gorge ou du poumon, ou une saloperie du même genre. Une belle mort pour un accro à la nicotine comme lui. Il le croyait également et avait même songé faire don de ses poumons aux ponts et chaussées afin disait-il "qu'ils récupèrent le goudron qui les tapissait". Et ce disant, il partait d'un grand rire qui se terminait en quinte de toux à répétition... plié en deux, il ajoutait d'une voix presque inaudible "n'ayez aucune crainte, je n’vais pas crever comme ça ! en tout cas pas tout de suite ! "

  Il avait raison, il n’est pas mort comme ça !

  Finalement, il est mort en allant pisser.

  Mort d'une chute dans un escalier à cause de l'alcool et d'une minuterie trop brève.

  Les w c étaient situés au sous-sol d’un café et l'éclairage assuré par une minuterie. Un bouton en haut et un autre en bas de l'escalier Il avait allumé en descendant mais il était tellement bourré ce soir-là qu’il avait perdu du temps en bas. La lumière s'était éteinte au moment ou il allait remonter et en voulant rallumer, il a dû allonger le bras, puis se pencher légèrement en avant, dans le noir, croyant atteindre le poussoir. Mais ce dernier était plus éloigné qu'il pensait et l'alcool aidant, il n'a pas pu se redresser, est tombé la tronche en avant sur une marche, s'est ouvert le crâne sur l'arête, s’est sans doute évanoui sous la douleur, et a pissé le sang pendant plus d'une heure avant que quelqu'un ait une envie pressante et le trouve en train d'agoniser. Quand les secours sont arrivés, il était encore vivant, mais il était déjà trop tard... Il avait le crâne défoncé et les flics ont même cru à un meurtre ou au moins à une querelle d'ivrognes mal terminée et ils ont ouvert une enquête sur les circonstances de sa mort. Ils ont vu un tas de gens et ils m'ont interrogé pendant plus de deux heures, oh ! juste comme témoin, pas de menottes, pas d’avocat, pas de coups, mais ce fût quand même désagréable. Ils ont pris la déposition du serveur du café, des voisins, du proprio, ils ont fait une enquête quoi !

  Mais non ! C'était juste un accident malheureux, le point final d'une vie de déveines où l'on constate que certains n'ont jamais de chance. Une vie terminée comme elle avait commencé, tout seul.

  On venait juste de s'engueuler pour une connerie... que je me souviens même plus de quoi il s'agissait... Putain de vie ! On était assis à la terrasse d'un troquet, le Consort, il s'est levé pour aller aux gogues qui se trouvaient au sous-sol et moi, en colère, je suis rentré à l'appart... Si j'étais resté... au bout de dix minutes, un quart d'heure, je serais allé voir ce qu'il foutait et il serait sûrement pas crevé... Pas comme ça en tout cas !

  Putain de vie décidément...!

  Il est mort deux jours plus tard à l'hôpital, sans avoir repris connaissance. Je crois bien avoir pleuré en l'apprenant.

  C'était un brave type, le jour de son enterrement, les cinq ou six membres de sa famille qui s'étaient déplacés pour suivre son cercueil furent très étonnés de voir une bonne cinquantaine de personnes accompagner Eugène pour son dernier voyage. Tant d'amis pour celui qu'ils considéraient comme un pauvre type, un-pas-grand-chose ! Le raté de la famille. Autant de monde pour suivre le cercueil d'un moins-que-rien. Ils se sont retournés au moins dix fois pour vérifier qu'on suivait bien "leur" cercueil. Moi en tout cas, ça m'a fait chaud au cœur et je n’étais sans doute pas le seul.

  Requiescat in pace comme a dit le curé. Et s'il y a un ailleurs, puisses-tu y être enfin heureux l'ami.

  Adieu Gégène !

Annotations

Vous aimez lire Jacques IONEAU ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0