Jaenk  1

4 minutes de lecture

Au bout de toute liberté, il y a une sentence ;

voilà pourquoi la liberté est trop lourde à porter

surtout lorsqu'on souffre de fièvre ou qu'on a de

la peine ou qu'on n’aime personne.

A. Camus

Bon sang ! Qu'est-ce qu'il fait froid !

J'en ai marre de toute cette pluie, cette putain de flotte qui me glace jusqu'à la moelle des os !

Et cette saloperie de vélo qu'avance pas ! Et regarde-moi ce fumier avec sa Mercedes ! Mais… mais qu’est- ce qu’il fout… Merde !

— Enculé ! Fils de pute ! Pourriture de bourge !

Je suis sûr qu'il l'a fait exprès de rouler dans la flaque. Pour m'asperger. Putain ! Je dois être vraiment maudit ! Merde ! Pff ! Je dégouline, en plus c’est de l’eau sale et mon jean, il était propre. Saloperie de chienne de vie !

De toute façon, j'm’en fous, j'étais déjà tout trempé.

Putain qu’est-ce qu’il m’a pris de sortir aujourd’hui ! D’ailleurs c’est pareil les autres jours ! Et j’n'ai même pas un rond pour me payer un café !

— Hé, ho !

Hein? Oh super! Voilà l’autre tordu de Martin qu’arrive…juste à point pour me payer un coup … chaque fois qu’il me voit, il me paye à boire depuis que je lui ai raconté les malheurs de ma naissance… faut dire que j’n'ai pas lésiné… si j’n'avais pas été au courant, même à moi ça m’aurait tiré des larmes, alors lui, fleur bleue comme il est… pensez …

— Tiens salut Martin, comment vas-tu ?

— Bonjour Jean, bien et toi ?

— Jaenk !

— Pardon ?

— Pas Jean, Jaenk !

— Yank ? Je croyais que c’était Jean ! Excuse-moi !

— Y a pas de mal. Jaenk c’est Jean en danois. Du moins je crois ! C’est le nom de mon père paraît-il… En tout cas c’est ce que ma mère m’a raconté… après que j’ai beaucoup insisté… Tu sais bien... ma mère... je n'la porte pas dans mon cœur, m’avoir abandonné tout petit dans une poubelle ! C’est honteux ! Mais en plus n’avoir pas voulu me reconnaître pendant toutes ces années… c’est vrai que mon père ou plutôt mon géniteur l’avait larguée… elle n’avait que quinze ans et elle était enceinte… mais quand même… accoucher seule dans la cage d’escalier et jeter son môme dans la poubelle… l’âge n’excuse pas tout, c’était quand même une pute ! Et puis, je ne crois pas que mon père était danois. C’est une histoire qu’elle a dû inventer. C’était une pute et je suis le fils d’un client de passage. C’est en tout cas ce que je lui ai dit à elle… remarque… son client était peut-être danois !

— Excuses-moi Yank, mais il fait frisquet ici, allons boire un café au bistrot d’à côté, tu me raconteras ça !

— Si tu veux ! Ça tombe bien, j’ai pas un rond et ça me fait plaisir que tu m’invites.

Ils entrèrent, quatre ou cinq personnes étaient installées au bar, une seule table était occupée dans le fond de la salle. Ils s'assirent près de la vitrine devant un guéridon. Jaenk reprit :

— Tu sais, j’en ai vraiment bavé depuis ma plus tendre enfance, ballotté de la DASS en famille d’accueil, d’école en pension, d’une formation bouche-trou à une autre, exploité comme apprenti par les patrons, comme esclave par l’armée, comme corvéable par les flics et les juges puis la mairie en tant que CES… pfff ! J’en ai ma claque de la vie et surtout de la société… Il remua son café sans rien dire, pendant une minute puis poursuivit:

— Mon nom en réalité c’est Luc parce que je suis né le 18 octobre, jour de la St Luc et mon prénom c’est Jean car l’assistante sociale qui m’a déclaré s’appelait Jeanne. C’est plus tard quand j’ai rencontré ma mère, à l’époque j’avais 19 ans, qu’elle m’a dit que mon père s’appelait Jaenk et qu’il était danois. Tout ce que je sais, c’est qu’elle m’a abandonné à la naissance dans une poubelle et que je n’ai été sauvé que parce que je criais et que la chance a fait qu'une personne passait par-là. Tu imagines, j’avais envie de vivre… ! Aujourd’hui, connaissant ma vie, je me serais probablement tu. C’eût été le meilleur service à me rendre. Mais bon ! À l’époque je devais vouloir vivre… alors, j’ai gueulé et le bon samaritain passait par-là et m’a découvert. C’était une vieille femme qui est morte aujourd’hui. Quand je l’ai su, cela m’a fait beaucoup de peine. Elle m’avait rendu un service que je n’aurais de toute façon, jamais pu lui rendre. Et même si à mon sens, me sauver n’était pas me rendre service, au sien, je veux dire à son avis, c’était le cas. Chaque fois que je pense à elle, j’ai un pincement au cœur parce que en réalité, c’est elle qui m’a donné la vie en m’emmenant chez elle pour me donner les premiers soins, me réchauffer, me laver et appeler les secours. Sans elle, je serais sans doute mort. Ma mère biologique n’a été retrouvée que trois ans plus tard, sur dénonciation d’une de ses fréquentations à qui elle avait raconté l’histoire. Elle est toujours en vie. Elle fut condamnée, à l’époque, à une peine de prison avec sursis pour abandon d’enfant… mais elle ne m’a pas reconnu pour autant, je suis toujours né de père et mère inconnus. Quand j’ai eu cinq ou six ans, l’une de mes nourrices à qui j’avais demandé ma mère en pleurant, lui avait alors écrit pour qu’elle accepte de me recevoir, mais elle n’a jamais répondu.



JI 22/03/19

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