Jaenk  2

4 minutes de lecture

  

  Pendant qu'il racontait son histoire, le parking situé à côté du bar s’était rempli et le café aussi. C’était jour de marché. Jaenk prit conscience du brouhaha, de la fumée, de la chaleur, de la buée sur les vitres, c’était un petit univers clos dans lequel curieusement, il se sentait bien. Il était confiant, tranquille, apaisé, son esprit fonctionnant en roue libre. Peut-être qu'inconsciemment, parlant de sa mère, il retrouvait la seule période heureuse de sa vie, bien qu'il n'ait pu en garder aucun souvenir, lorsqu'il était lové dans son ventre, embryon certainement non désiré, fœtus au devenir improbable qui pourtant se sentait bien... Martin avait commandé deux cafés et deux calvas en entrant. Voyant qu'il s’était interrompu, il fit signe au garçon de remettre çà et se tournant vers Jaenk :

— Comment l’as-tu rencontrée alors ?

  Émergeant de ses pensées cotonneuses il reprit pied dans cette triste réalité qu'était sa vie (c'était du moins ainsi qu'il le ressentait) et poursuivit :

— C’est bien plus tard, quand j’ai eu dix-neuf ans, que je l’ai rencontrée pour la première fois. J’avais été embauché comme saisonnier par une entreprise de transports de légumes qui travaillait avec une usine de conserves. Je faisais des livraisons tous les matins dans cette usine et un jour, j’entendis le contremaître appeler une femme par son nom : Laens. J’avais lu des journaux, des coupures de presse, différents articles, notamment ceux relatant la condamnation de la « mère indigne » et je connaissais donc son nom. J’ai demandé à la femme si elle s’appelait bien Suzanne Laens, (c’est le nom de ma mère !). Elle m’a regardé l’air effrayé, sans dire un mot et s’est écartée de moi brusquement… Elle avait dû être une jolie femme, mais la vie l’avait prématurément usée et elle avait l’air d’une vieille avec ses cheveux raides qui commençaient à grisonner, son visage ridé et son allure plutôt « mémère ». Pourtant, à l’époque, elle n’avait pas plus de trente-cinq ans… peut-être que je ne voulais la voir que comme ça… peut-être… en tout cas, elle me fixait avec des grands yeux apeurés, sans rien dire, elle s’est essuyé les mains sur sa blouse et tout à coup, elle a tourné les talons, toujours sans un mot et a disparu au fond de l’usine. Le contremaître me regardait, étonné « Vous la connaissez ? » qu’il m’a demandé ? « Ça dépend » je lui ai dit « ce qu’on entend par connaître ! Suzanne, c’est bien son prénom ? » « C’est ça. » qu’il m’a dit, « alors salut et à la prochaine ! » que j’lui ai fait et je suis remonté dans mon camion.

— Et c’est tout ? T’as pas cherché à la revoir ?

  Le confort moelleux de la moiteur et du brouhaha ambiant, était entrecoupé par les ouvertures de la porte et l’entrée ou la sortie des clients, un courant d’air frais venait alors le caresser comme quand il était gosse, bien au chaud près du feu et que quelqu’un entrait dans la pièce. Comme il sentait que le silence devenait pesant, il but son calva d'un trait après avoir levé son verre en direction de Martin, comme pour trinquer...

— Pfff ! J’ai mis deux semaines avant de me décider. Et puis un soir, je suis allé l’attendre à sa sortie de l’usine. Quand elle m’a vu, elle n’a pas cherché à se tirer, mais elle est venue droit sur moi. J'imagine qu'elle avait deviné qui j’étais. « Qu’est-ce que vous me voulez ? » Qu'elle me demande ! Elle avait la voix un peu cassée des gens qui fument ou qui boivent trop ou les deux. « Rien. » que j’y ai dit « je voulais juste voir à quoi tu ressemblais ! » Et je suis parti sans un regard, espérant avoir l’air décidé et sûr de moi, mais avec une vraie tempête dans la tête, un ouragan, un tsunami, tout se mélangeait, les pensées se fracassaient l'une contre l'autre. Faut dire, rencontrer la femme qui vous a traité comme un tampax... ça bouillait là-dedans... Pendant des années j’ai pleuré toutes les nuits en pensant à ma mère, je me suis battu à l’école et dans la rue dès que quelqu’un émettait une opinion déplaisante la concernant. Et puis petit à petit j’ai appris la vérité sur mon passé et sur elle, je me suis procuré les journaux d’époque afin de lire mon histoire. Elle y était étalée tout entière ainsi que la sienne avec toutes sortes de détails bien scabreux. J’ai enfin compris que cette histoire était sordide, que dis-je, ignoble, cette femme, ma mère, représentait toute l’abjection du monde, toute sa vilénie, je me suis mis à la vomir, au propre comme au figuré, à la haïr, j'avais à son encontre des pulsions de meurtre, heureusement pour elle, je ne l’ai pas rencontrée à ce moment-là. Puis à 22 ans, je m’étais fait une raison, je ne l’aimais pas, je la méprisais, sans plus.

— Mais tu l’as revue par la suite, comment ça s’est passé ?

— Une ou deux fois à l’usine, mais de loin et quelque temps après dans un bureau de tabac, il y avait du monde et elle y faisait la queue quand je suis entré. On s’est dit bonjour, je lui ai débité une banalité et elle m’a répondu de même, puis elle a été servie et est partie très vite. La fois suivante c’était dans un supermarché où elle faisait ses courses, elle était plus détendue, on a parlé de tout et de rien, de la vie quoi ! Mais pas les sujets qui fâchent. Il a fallu plusieurs rencontres et beaucoup de précautions orales pour qu’elle consente enfin à parler du passé, de ma naissance, de mon père, mon abandon, le procès et son refus de me reconnaître.

JI 23/03/19

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