Naissance de Robert

7 minutes de lecture

vendredi 15 septembre 1933

Washington D.C.

Washington - George Washington University Hospital

L'automne était encore tendre ce vendredi matin de septembre, mais déjà l'air portait cette fraîcheur particulière qui annonçait la fin de l'été. Dans les rues de Washington, les érables commençaient à se parer de leurs premiers dorés, et une brise légère soulevait les premières feuilles qui jonchaient les trottoirs. Le soleil, encore haut à cette époque de l'année, filtrait à travers les vitres du George Washington University Hospital, projetant des rectangles de lumière dorée sur les sols cirés.

Au deuxième étage de l'aile maternité, dans la chambre 217, Mary Brooks serrait les barreaux de son lit d'hôpital, le souffle court, le visage emperlé de sueur. Ses cheveux auburn, habituellement si soigneusement coiffés, s'échappaient en mèches humides de sous son bonnet d'hôpital. Elle avait vingt-six ans, et c'était son premier enfant. Malgré tous les livres qu'elle avait lus, toutes les conversations rassurantes avec les autres femmes du quartier, rien ne l'avait préparée à cette intensité, à ce mélange de douleur et d'anticipation qui la submergeait par vagues.

— Encore une contraction, madame Brooks, annonça l'infirmière, une femme d'âge mûr aux mains expertes et au regard bienveillant. Le Dr Thornfield arrive. Tout se passe parfaitement bien.

Mary hocha la tête, incapable de parler. Entre deux contractions, ses yeux se tournaient vers la fenêtre où elle apercevait les cimes des arbres du campus universitaire. Quelque part dans cette ville, Ned devait arpenter les couloirs du Capitole, carnet en main, interrogeant les sénateurs sur les dernières mesures du New Deal. Il ignorait encore que leur enfant s'annonçait avec deux semaines d'avance.

Le message lui était pourtant parvenu. Mrs Henderson, leur voisine, avait téléphoné aux bureaux de Scripps-Howard vers neuf heures du matin, quand Mary avait compris que les douleurs qui la réveillaient depuis l'aube n'étaient pas de faux signaux. Ned devait être en route, mais dans cette capitale en ébullition permanente, un journaliste pouvait se perdre entre une session extraordinaire du Congrès et une conférence de presse impromptue.

— Respirez profondément, madame Brooks. Voilà, comme ça.

L'infirmière, Miss Patterson selon le petit badge épinglé sur sa blouse immaculée, avait cette voix apaisante que seule l'expérience peut donner. Elle avait vu naître des centaines d'enfants dans cet hôpital, et son calme rassurait Mary plus que toutes les paroles de réconfort.

La porte s'ouvrit soudain avec un claquement, révélant le Dr Thornfield, un homme distingué d'une cinquantaine d'années, aux cheveux grisonnants et aux lunettes cerclées d'or. Il se lavait déjà les mains dans le petit lavabo de la chambre, ses gestes précis et méthodiques.

— Bonjour, madame Brooks. Comment nous sentons-nous ?

Mary esquissa un sourire entre deux grimaces.

— Comme si... comme si quelqu'un avait décidé de réorganiser tout l'intérieur de mon corps, docteur.

Dr Thornfield eut un petit rire bienveillant.

— C'est exactement ce qui se passe, ma chère. Et très bientôt, nous allons rencontrer ce petit être qui se montre si impatient.

Il procéda à son examen avec cette délicatesse professionnelle qui caractérisait les meilleurs praticiens. Miss Patterson préparait les instruments, le linge stérilisé, tous ces objets qui transformaient l'événement le plus naturel du monde en un acte médical encadré et rassurant.

— Parfait, déclara le docteur en se redressant. Vous en êtes à huit centimètres, madame Brooks. Plus que deux, et nous pourrons pousser. Votre bébé a visiblement hâte de découvrir le monde.

À cet instant précis, des pas pressés résonnèrent dans le couloir, suivis d'une voix familière qui s'élevait au-dessus du brouhaha hospitalier.

— Chambre 217 ? Ma femme, Mary Brooks ?

— Par ici, monsieur, mais vous devrez attendre dans le...

— C'est mon mari, souffla Mary à l'infirmière, une onde de soulagement la parcourant.

Miss Patterson jeta un coup d'œil au Dr Thornfield, qui hocha la tête avec indulgence.

— Faites-le entrer, mais qu'il reste près de la porte. Et qu'il se lave les mains.

Ned Brooks apparut dans l'embrasure, essoufflé, les cheveux en bataille, sa cravate de travers. Il portait encore son costume de travail, celui qu'il réservait aux audiences importantes au Capitole, mais il semblait avoir couru depuis le taxi jusqu'à la chambre. Ses yeux, habituellement si maîtrisés derrière ses lunettes cerclées de métal, brillaient d'une anxiété et d'une joie mélangées qu'Mary ne lui avait jamais vues.

— Mary ? Comment vas-tu ? J'ai eu ton message, mais j'étais dans une commission sur l'agriculture, et...

— Je vais bien, Ned, l'interrompit-elle avec un sourire qui illumina son visage malgré la fatigue. Mais ton fils ou ta fille a décidé d'arriver plus tôt que prévu.

Ned s'approcha du lit, saisissant la main de sa femme. Ses doigts étaient froids – ils l'étaient toujours quand il était nerveux – mais sa poigne était ferme et rassurante.

— Nos plans n'incluaient pas septembre, murmura-t-il avec ce petit sourire en coin qu'elle adorait. Mais les meilleures nouvelles arrivent toujours quand on ne les attend pas.

Une nouvelle contraction saisit Mary, plus forte que les précédentes. Elle serra la main de Ned si fort qu'il retint un gémissement, mais il ne bougea pas, ancré à ses côtés comme un roc.

— Très bien, madame Brooks, déclara le Dr Thornfield. C'est maintenant. À la prochaine contraction, vous allez pousser. Tout votre être va participer à cet effort. Votre corps sait quoi faire.

Les minutes qui suivirent se fondirent dans un mélange de douleur, d'effort et d'encouragements. Miss Patterson comptait, le Dr Thornfield guidait, Ned murmurait des mots d'amour et de soutien, et Mary puisait dans des réserves de force qu'elle ne savait pas posséder.

— Je vois la tête ! s'exclama soudain le docteur. Encore une fois, madame Brooks. Encore une belle poussée.

Mary rassembla toutes ses forces, sentant quelque chose céder en elle, une libération soudaine et puissante. Un cri aigu retentit dans la chambre – mais ce n'était pas le sien.

— C'est un garçon ! annonça triomphalement le Dr Thornfield, soulevant un petit être rouge et gesticulant. Un beau garçon en parfaite santé !

Le silence se fit un instant dans la chambre, rompu seulement par les vagissements vigoureux du nouveau-né. Mary, épuisée mais radieuse, regardait ce petit être qui avait transformé sa vie en l'espace de quelques heures. Ned, les larmes aux yeux, contemplait son fils avec une expression d'émerveillement absolu.

— Robert, souffla Mary. Comme nous en avions parlé. Robert Edward Brooks.

Miss Patterson nettoyait délicatement le bébé, ses gestes experts et tendres. Quand elle le déposa sur la poitrine de Mary, emmailloté dans une couverture de coton blanc, un silence sacré s'installa. Robert – car c'était ainsi qu'il s'appellerait désormais – ouvrit des yeux immenses et sombres, scrutant le monde avec cette curiosité intense des nouveau-nés.

— Bonjour, mon petit bonhomme, murmura Mary, sa voix brisée par l'émotion. Bienvenue dans ce monde compliqué.

Ned, toujours debout près du lit, tendait un doigt hésitant vers la petite main de son fils. Quand les minuscules doigts de Robert se refermèrent instinctivement sur le sien, quelque chose se brisa et se recomposa simultanément dans le cœur du journaliste. Toutes les grandes questions qui l'agitaient habituellement, tous les mystères politiques qu'il passait ses journées à démêler, s'effacèrent devant cette évidence simple et bouleversante : il était père.

— Il est parfait, dit-il d'une voix rauque. Absolument parfait.

Le Dr Thornfield termina ses soins avec la satisfaction du devoir accompli.

— Huit livres et quatre onces, déclara-t-il en annotant le dossier. Né à 14h37 précises. Un beau bébé, madame Brooks. Félicitations à tous les deux.

Par la fenêtre, Washington poursuivait son agitation perpétuelle. Les tramways claquaient sur leurs rails, les automobiles klaxonnaient dans les embouteillages de l'après-midi, et quelque part dans les bureaux gouvernementaux, des hommes en costume prenaient des décisions qui changeraient le cours de l'Histoire. Mais dans la chambre 217 du George Washington University Hospital, le temps semblait suspendu, réduit à cet instant parfait où une famille venait de naître.

Mary, bercant Robert qui s'était apaisé, leva les yeux vers son mari.

— Tu ne regretteras jamais d'avoir quitté cette commission sur l'agriculture ?

Ned se pencha pour embrasser le front de sa femme, puis effleura délicatement la joue de son fils.

— Jamais, dit-il avec une conviction qui les surprit tous les deux. Plus jamais rien ne sera plus important que ça.

Dans son innocence de nouveau-père, Ned ne pouvait pas savoir que ces mots, si sincères soient-ils, seraient mis à rude épreuve dans les années à venir. Il ne pouvait pas prévoir qu'un jour, une lettre mystérieuse viendrait bouleverser cet équilibre parfait, que l'Histoire avec un grand H finirait par s'immiscer dans leur petit paradis familial. Pour l'instant, il n'y avait que cet instant suspendu, cette perfection fragile d'un vendredi après-midi de septembre 1933, quand Robert Edward Brooks ouvrit les yeux sur un monde qui n'avait pas encore basculé dans la folie.

À 15h30, Miss Patterson inscrivit dans le registre des naissances : "Robert Edward Brooks, né le 15 septembre 1933 à 14h37, parents : Edward James Brooks, journaliste, et Mary Eleanor Brooks, née Hamilton." Elle ne pouvait pas savoir qu'elle venait d'enregistrer la naissance d'un enfant qui grandirait dans l'ombre d'une obsession paternelle, qui apprendrait à naviguer entre la réalité et les mystères, et qui porterait un jour le poids d'un secret familial impossible à déchiffrer.

Pour l'instant, Robert n'était qu'un nouveau-né comme tous les autres, parfaitement ordinaire et extraordinaire à la fois, endormi contre le cœur de sa mère tandis que dehors, Washington D.C. se préparait à affronter les orages qui s'annonçaient à l'horizon de la décennie.

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