Partie 1 - Effondrement - Assassinat d'Hitler

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mercredi 9 novembre 1938

Washington D.C.

Washington - Salle de rédaction des journaux Scripps–Howard

L'atmosphère était électrique dans la salle de rédaction, mais d'une nature différente des urgences habituelles. Un silence tendu s'était abattu sur l'open space, interrompu seulement par le crépitement sporadique d'une machine à écrire isolée et le murmure étouffé des conversations. La trentaine de bureaux alignés en rangées disciplinées semblait figée dans une attente collective, comme si l'Histoire elle-même retenait son souffle.

Les hautes fenêtres aux montants métalliques laissaient filtrer la lumière grise de novembre, projetant des rectangles ternes qui traversaient la pièce sans parvenir à dissiper l'atmosphère pesante. Sur le grand tableau en liège, une manchette récente était punaisée : "MUNICH : LA PAIX EST-ELLE SAUVÉE ?" – question qui semblait déjà appartenir à un autre monde.

Ned Brooks était à son bureau du fond, près d'une des fenêtres, mais il n'écrivait pas. Sa Remington demeurait silencieuse devant lui, le rouleau vierge attendant des mots qui ne venaient pas. Contrairement à son habitude, son espace de travail méticuleux semblait dérangé : des feuilles froissées jonchaient le sol à côté de sa corbeille, et ses stylos habituellement alignés parallèlement au bord étaient dispersés.

L'homme de quarante ans arborait ce matin-là un visage plus tendu qu'à l'ordinaire. Ses cheveux bruns coupés court, grisonnant légèrement aux tempes, étaient décoiffés comme s'il avait passé la main dedans trop souvent. Sa chemise blanche, aux manches soigneusement retroussées jusqu'aux coudes, contrastait avec sa cravate bleu marine complètement desserrée. Son veston gris était resté suspendu au portemanteau, abandonné depuis des heures.

À côté de sa machine à écrire, dans le cadre en argent poli, la photographie de Mary et Robert semblait le fixer d'un regard réprobateur. Leur sourire tranquille contrastait cruellement avec l'agitation qui régnait dans son esprit.

Le téléphone avait sonné toute la matinée. Des appels de l'Associated Press, de Reuters, de correspondants européens. Tous confirmaient la même nouvelle incroyable, arrivée par télégramme codé aux premières heures du jour : Adolf Hitler était mort, abattu par un jeune Suisse du nom de Maurice Bavaud lors de la commémoration du putsch de Munich.

Ned releva les yeux de la dépêche qu'il relisait pour la dixième fois. Autour de lui, ses collègues affichaient des expressions partagées entre l'incrédulité et une satisfaction mal dissimulée. Jack Mercer, le journaliste sportif, s'était rapproché de son bureau, un journal européen sous le bras.

— Tu y crois, toi ? demanda Jack à voix basse, jetant un regard circulaire pour s'assurer de ne pas être entendu. Hitler, descendu par un gamin de vingt-cinq ans ?

Ned posa la dépêche et se frotta les yeux d'une main, un geste machinal quand ses pensées s'emballaient.

— Les sources semblent fiables, répondit-il, sa voix teintée d'une prudence journalistique. L'agence Havas, Reuters, même nos propres correspondants à Berlin le confirment.

— Mais enfin, dit Jack en baissant encore la voix, c'est une bénédiction ! Ce fou furieux était en train d'entraîner l'Europe entière vers la guerre. Avec lui disparu, l'Allemagne va peut-être retrouver la raison.

Ned hocha lentement la tête, mais quelque chose dans son expression trahissait des pensées plus complexes. Il contempla la dépêche une fois encore, ses doigts suivant les lignes dactylographiées.

— Tu as sans doute raison, Jack. Peut-être que sans Hitler, les éléments modérés du parti nazi reprendront le dessus. Göring, malgré tous ses défauts, n'a pas la même... folie mystique.

Il marqua une pause, comme s'il pesait chaque mot.

— L'Allemagne était déjà une grande puissance industrielle avant Hitler. Maintenant qu'elle a récupéré la Rhénanie et les Sudètes, peut-être qu'elle se contentera de ce qu'elle a obtenu. Sans ce fanatique pour pousser aux extrêmes...

Jack acquiesça vigoureusement.

— Exactement ! L'Allemagne redeviendra peut-être simplement... normale. Une nation européenne comme les autres, avec ses intérêts légitimes mais sans ces délires de grandeur.

Ned se leva de sa chaise et se dirigea vers la fenêtre. Le ciel de novembre, chargé de nuages gris, semblait moins menaçant que les jours précédents. Dans les rues de Washington, la vie continuait, ignorante encore du bouleversement qui venait de secouer l'Europe.

— Tu sais, Jack, dit-il en observant les passants qui se pressaient sur le trottoir d'en bas, j'ai toujours pensé qu'Hitler était le véritable problème. Pas l'Allemagne elle-même, pas même le parti nazi en tant que tel. Mais cet homme, avec ses obsessions, sa rhétorique haineuse, sa façon de transformer le patriotisme allemand en fanatisme...

Il se tourna vers son collègue, ses yeux brillant d'un optimisme prudent.

— Peut-être qu'aujourd'hui marque la fin de cette dérive totalitaire. L'Allemagne pourrait retrouver sa place parmi les nations démocratiques. Après tout, elle a été le berceau de tant de grands penseurs, de musiciens, de scientifiques...

Un coursier interrompit leur conversation, déposant une nouvelle pile de dépêches sur le bureau de Ned. Celui-ci les parcourut rapidement, son expression passant de l'optimisme prudent à une concentration plus intense.

— Écoute ça, Jack, dit-il en consultant une dépêche fraîche. "Hermann Göring mobilise la Wehrmacht pour assurer l'ordre à Berlin. Rudolf Hess appelle au calme depuis Munich."

Jack se pencha par-dessus son épaule.

— Göring ? Pas Himmler ?

Ned fronça les sourcils, son instinct journalistique en alerte.

— C'est étrange. En théorie, Himmler contrôle tout l'appareil sécuritaire. Que Göring prenne l'initiative avec l'armée... soit il agit sur ordre, soit...

— Soit ?

— Soit nous assistons déjà à une lutte de succession.

Il prit une autre dépêche, l'examinant avec l'œil exercé d'un analyste politique.

— Regarde, Jack. Hier encore, Hitler était le seul lien entre toutes ces factions : l'armée traditionnelle, les SA, les SS, la vieille garde du parti... Maintenant qu'il n'est plus là...

— Tu penses qu'ils vont se battre entre eux ?

Ned se frotta les yeux, ce geste machinal qui trahissait ses réflexions les plus intenses.

— L'Allemagne n'a pas de constitution de succession claire. Hitler était à la fois chancelier, président et Führer. Qui hérite de quoi ? Il marqua une pause, relisant attentivement. Si Göring mobilise l'armée tandis que Himmler contrôle les SS... et que Hess parle depuis Munich...

— Ce qui veut dire ?

— Que peut-être, Jack, nous n'assistons pas seulement à la mort d'un dictateur, mais au début de l'effondrement de tout leur système. Une lutte de pouvoir pourrait affaiblir considérablement l'Allemagne. Les ambitions territoriales, les projets d'expansion... tout cela pourrait s'arrêter net.

Un sourire prudent mais réel éclaira son visage.

— Pour une fois, Jack, je crois que nous assistons peut-être à quelque chose de véritablement positif. Non seulement Hitler a disparu, mais son régime pourrait bien s'autodétruire dans les luttes internes qui vont suivre.

Il retourna s'asseoir à son bureau, saisit un stylo et commença enfin à écrire, ses doigts retrouvant leur assurance habituelle sur le papier.

— Comment vas-tu présenter ça dans ton article ? demanda Jack.

Ned leva les yeux, réfléchissant à la question.

— Avec prudence, mais avec espoir. La mort d'un homme n'est jamais une cause de réjouissance, mais si elle peut épargner à des millions d'autres la guerre et la souffrance... alors peut-être que l'Histoire jugera que Maurice Bavaud a rendu service à l'humanité.

Il se remit à écrire, les mots coulant maintenant avec fluidité sur le papier. Pour la première fois depuis des semaines, Ned Brooks avait l'impression de couvrir un événement qui pourrait changer le monde dans le bon sens.

Autour de lui, la salle de rédaction avait retrouvé son animation habituelle. Les machines à écrire crépitaient à nouveau, les téléphones sonnaient, et les voix des journalistes résonnaient avec une énergie renouvelée. C'était comme si une tension qui pesait sur l'Europe depuis des mois venait subitement de se relâcher.

Dans son cadre argenté, Mary et Robert continuaient de sourire, mais cette fois leur expression semblait approuver les pensées de Ned. Pour une fois, il rentrerait à la maison avec de bonnes nouvelles à partager. Pour une fois, l'avenir paraissait moins sombre.

Le 9 novembre 1938 resterait gravé dans sa mémoire non pas comme le jour où un homme était mort, mais comme celui où l'espoir était peut-être né.

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