Partie 1 - Effondrement - Couronnement de Göring

7 minutes de lecture

dimanche 30 avril 1939

Maryland

Chevy Chase, Résidence des Brooks

La lumière dorée du printemps inondait le salon des Brooks, filtrant à travers les rideaux de dentelle que Mary avait cousus elle-même l'automne précédent. L'odeur du rôti de bœuf aux herbes qu'elle préparait pour le dîner dominical flottait encore dans l'air, mêlée à celle du café que Ned sirotait distraitement dans sa tasse en porcelaine bleue. Sur la table basse, les journaux du matin s'étalaient en désordre inhabituel — un chaos qui contrastait avec l'ordre méticuleux qu'il maintenait habituellement dans son bureau.

Robert, presque six ans, était allongé sur le tapis persan usé, absorbé par son jeu de soldats de plomb. Ses petits doigts déplaçaient minutieusement les figurines en uniformes bleus et gris, reconstituant avec une précision troublante les batailles de la guerre de Sécession dont son père lui avait raconté les épisodes. L'enfant murmurait des ordres à voix basse, imitant les intonations graves qu'il avait entendues dans les émissions radiophoniques.

Mary brodait dans son fauteuil près de la fenêtre, ses doigts agiles guidant l'aiguille avec cette grâce naturelle qui caractérisait tous ses gestes. De temps à autre, elle levait les yeux vers son mari, remarquant cette tension qui ne l'avait pas quitté depuis qu'il avait reçu cette mystérieuse lettre six mois plus tôt. Ned semblait perdu dans ses pensées, fixant un point invisible au-delà de la fenêtre, là où leur modeste jardin commençait à reverdir après l'hiver rigoureux du Maryland.

Le crépitement familier de leur radio Philco emplissait doucement l'espace de musique classique — un concerto de Mozart qui accompagnait ce dimanche paisible comme tant d'autres. Ned suivait avec attention l'actualité européenne depuis les accords de Munich, préoccupé par la montée des tensions sur le vieux continent.

Soudain, la musique s'interrompit brutalement, remplacée par une série de bips stridents qui firent sursauter les trois membres de la famille.

— Attention ! Attention ! Communiqué spécial en provenance de Nuremberg, Allemagne.

La voix du speaker, déformée par les parasites de la transmission transatlantique, portait une gravité solennelle qui glaça immédiatement l'atmosphère du salon. Robert leva la tête de ses soldats, ses yeux ronds fixés sur l'appareil radio comme s'il pouvait voir à travers le tissu du haut-parleur.

— Nous recevons à l'instant la confirmation officielle du couronnement de Hermann Göring comme empereur du Reich allemand, sous le nom d'Hermann Ier. La cérémonie s'est déroulée en grande pompe dans la cathédrale de Nuremberg, en présence des plus hautes autorités militaires et civiles de l'Allemagne.

Ned sentit sa tasse glisser de ses mains tremblantes. La porcelaine se brisa sur le sol en un tintement cristallin qui résonna comme un glas dans le silence soudain du salon. Le café se répandit sur le tapis, formant une tache sombre qui s'agrandissait lentement, tel un présage sinistre.

— Martin Bormann, Reichsverwalter et architecte de cette transition, a prononcé un discours solennel déclarant que le Troisième Reich perpétuait ainsi la grandeur des empires de Charlemagne et de Frédéric II. L'empereur Hermann Ier a reçu le serment d'allégeance des généraux de la Wehrmacht ainsi que des dirigeants civils.

Mary laissa tomber sa broderie, ses mains se portant instinctivement vers sa gorge. Elle savait que Ned suivait avec attention les développements politiques en Europe depuis les accords de Munich, mais jamais elle n'avait imaginé assister à un moment si crucial de l'histoire contemporaine depuis leur salon du Maryland.

— Le nouveau souverain a proclamé que l'Empire allemand entrait dans une ère de grandeur et de prospérité, promettant de poursuivre l'œuvre d'unification et d'expansion entreprise sous son prédécesseur. La date choisie, cinquante ans jour pour jour après la naissance d'Adolf Hitler, souligne la continuité revendiquée par le nouveau régime.

Le visage de Ned avait pris une pâleur cadavérique. Ses lèvres remuaient silencieusement, comme s'il récitait une prière ou une formule magique. Ses yeux fixaient la radio avec une intensité hypnotique, comme si l'appareil allait lui révéler les secrets de cette Europe en mutation.

"Le parti nazi a survécu," murmurait-il d'une voix à peine audible. "Contre toute attente... il a survécu à la mort de son créateur."

— Papa ? fit Robert d'une petite voix inquiète, abandonnant ses soldats de plomb pour s'approcher de son père. Papa, qu'est-ce qui se passe ?

Mais Ned ne l'entendait pas. Dans son esprit, il tentait de comprendre les implications de cette nouvelle. Journaliste aguerri, il saisissait intuitivement que cette transformation de l'Allemagne nazie en empire monarchique changeait profondément la donne géopolitique européenne. Ce n'était plus le régime révolutionnaire et imprévisible d'Hitler, mais une structure impériale qui se revendiquait de la continuité historique.

"Si le parti nazi s'institutionnalise sous une forme impériale," pensait-il avec une lucidité professionnelle teintée d'effroi, "il pourrait durer bien plus longtemps que prévu. Les révolutions passent, mais les empires s'enracinent."

— Les gouvernements européens ont exprimé leurs félicitations officielles au nouvel empereur, poursuivait implacablement la voix radiophonique. Le Premier ministre britannique Neville Chamberlain a salué "cette transition pacifique et ordonnée" tandis que le gouvernement français a exprimé l'espoir de relations continues et constructives avec le nouvel Empire allemand.

Mary se leva précipitamment et s'agenouilla près de Ned, posant ses mains tremblantes sur ses joues livides.

— Ned ? Ned, regarde-moi. Qu'est-ce qui t'arrive ?

Il tourna vers elle des yeux égarés, comme s'il émergeait d'un cauchemar éveillé.

— Ce n'était pas censé se passer comme ça, Mary. L'Europe... l'Europe n'était pas censée avoir un nouvel empereur en 1939.

— De quoi tu parles ? demanda-t-elle, inquiète de ce délire apparent.

— Comme journaliste, j'ai toujours pensé que le nazisme était un phénomène temporaire. Une folie collective qui s'éteindrait avec Hitler. Mais maintenant...

Il désigna la radio d'un geste brisé.

— Ils transforment leur révolution en empire. Ils s'enracinent dans l'histoire européenne. Cela change tout, Mary. Tout.

— En cette journée historique, concluait le speaker, l'Europe entre dans une nouvelle ère sous la bannière de l'Empire germanique. Les observateurs s'accordent à dire que cette transition marque l'aboutissement d'un processus d'unification et de modernisation qui place l'Allemagne au premier rang des puissances mondiales.

Le silence retomba, troublé seulement par le léger grésissement de la radio et les sanglots étouffés de Mary. Robert s'était rapproché de sa mère, serrant contre lui son soldat de plomb préféré — un général nordiste qu'il avait peint lui-même avec un soin méticuleux.

Ned se leva brusquement, enjambant les débris de porcelaine sans même les regarder. Il se dirigea vers la fenêtre et contempla leur jardin où les premières pousses printanières perçaient la terre encore humide. Dehors, la vie continuait son cours imperturbable. Les voisins vaquaient à leurs occupations dominicales, ignorant que le monde venait peut-être de basculer vers un avenir dont personne ne pouvait mesurer les conséquences.

— Ce que je croyais comprendre de l'Europe..., murmura-t-il, le front appuyé contre la vitre froide. Tous mes calculs journalistiques... ça s'effondre définitivement.

Mary se releva et vint poser une main douce sur son épaule.

— Ned, tu me fais peur. De quoi tu parles ? Qu'est-ce qui s'effondre ?

Il se tourna vers elle, et elle y lut une détresse qu'elle ne lui avait jamais vue, même aux pires moments de leurs disputes.

— En tant que journaliste, Mary, j'analyse les tendances politiques. Je croyais comprendre la direction que prenait l'Europe après la mort d'Hitler. Mais ce couronnement... cette transformation en empire... c'est complètement inattendu. Cela remet en question tous mes pronostics.

Il la prit dans ses bras avec une urgence désespérée, comme un homme qui se noie s'accroche à une bouée.

— Promets-moi quelque chose, murmura-t-il dans ses cheveux qui sentaient encore la lavande du savon qu'elle utilisait. Promets-moi que quoi qu'il arrive, quoi que je découvre sur l'évolution de l'Europe, tu ne m'abandonneras pas. Toi et Robert... vous êtes tout ce qui me reste de solide dans ce monde qui devient imprévisible.

Mary resserra son étreinte, sentant sous ses doigts les tremblements qui agitaient le corps de son mari.

— Je te le promets, chuchota-t-elle. Mais en échange, tu dois me promettre de ne pas te laisser consumer par tes inquiétudes sur l'Europe. Nous sommes en Amérique, Ned. Nous sommes en sécurité ici.

Robert, toujours agrippé à son soldat de plomb, s'approcha timidement de ses parents enlacés.

— Papa ? Est-ce que ce monsieur à la radio... est-ce qu'il va nous faire du mal ?

Ned se baissa pour prendre son fils dans ses bras, le serrant contre lui avec cette tendresse maladroite des pères qui découvrent soudain la fragilité de ce qu'ils ont de plus précieux.

— Non, mon bonhomme. Il est très loin d'ici. Mais... Il hésita, cherchant les mots justes pour un enfant de six ans. Parfois, quand les adultes prennent de mauvaises décisions, ça peut changer le monde entier. Et papa essaie de comprendre quelles décisions vont être prises.

— Tu vas pouvoir les empêcher de faire des bêtises ?

Cette question d'enfant, si simple et si directe, transperça Ned comme une lame. Comment expliquer à ce petit être innocent qu'un journaliste américain, même expérimenté, ne pouvait probablement rien contre les forces qui se déchaînaient de l'autre côté de l'Atlantique ?

— Je vais essayer de comprendre, Robert. Papa va essayer de comprendre ce qui se passe là-bas pour mieux informer les gens d'ici.

Dehors, le soleil déclinait vers l'horizon, teintant le ciel de nuances dorées et pourpres. Dans quelques heures, l'Europe s'endormirait sous le règne d'un nouvel empereur, tandis qu'en Amérique, une famille tentait de reconstruire ses certitudes ébranlées autour des débris d'une tasse de café.

Ce soir-là, pour la première fois depuis longtemps, Ned Brooks partagerait pleinement ses inquiétudes professionnelles avec sa femme. Il lui parlerait de ses analyses sur l'évolution politique de l'Europe, de ses craintes concernant cette transformation impériale du Reich, de l'impact que cela pourrait avoir sur l'équilibre mondial. Et Mary, malgré sa préoccupation devant l'intensité de ses réflexions, l'écouterait avec attention.

Car dans ce monde qui basculait vers l'inconnu, l'amour restait peut-être la seule boussole fiable.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire pemasure ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0