Chapitre 2 : Le Rudit de monstres

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La première chose que remarqua Kamu au réveil fut le goût des cendres dans sa bouche. L'âcreté persistait sur sa langue depuis la veille et elle lui tira une grimace de dégoût lorsque ses paupières s'entrouvrirent. Il se releva dans la paille humide et étira ses muscles endoloris par la courte nuit passée dans cette grange abandonnée. Il traîna ses pieds nus en direction du rai de lumière s'échappant de la grande porte en bois ; elle lui dévoila la campagne mericienne régie par sa bruine monotone. L'accalmie de la journée sèche était terminée et il faudrait patienter plusieurs semaines pour la retrouver.

Il venait d'en passer cinq derrière les barreaux, à attendre le jour de son exécution.

Il n’avait pas espéré grand-chose. Mais il était quand même déçu.

Kamu s'avança lentement sous la pluie fine, les orteils chatouillés par les brins d'herbe mouillés. Des nuages bas et lourds étouffaient le ciel, couvraient l'horizon d'une lumière froide et terne. Ici, il n'y avait que de petites prairies arpentées par du bétail et quelques scieries à vent dont les pales tournoyantes se distinguaient dans la brume lointaine. Ici, il n'entendait que les battements de son propre cœur. Les yeux clos, il laissa les gouttelettes tapisser sa peau et laver les restes coriaces de suie, mais même l’étreinte de leur fraîcheur ne suffit pas à effacer le souvenir des flammes avides de sa chair.

La lumière matinale lui permit de découvrir les vêtements qu'il avait dérobé durant la nuit : une trouvaille inespérée après des heures d'errance dans le vent et l'obscurité. Les lumières d’un logis lui étaient apparues et il s’y était introduit en douce afin de s’approprier ce que le minimum de pudeur exigeait. D’après l’ampleur de cette chemise à lacets et de ce pantalon, le malheureux qu’il avait détroussé devait bien le doubler en largeur. Sans une ceinture improvisée, son pantalon lui serait tombé aux chevilles – il manquait d’ailleurs plusieurs doigts au tissu pour qu’il les atteigne. Le clou de sa tenue résidait dans son manteau sombre au tissu épais et, bien que la boue dans laquelle ses pieds s'enfonçaient lui fasse regretter l'absence de chaussures, Kamu préférait nettement sa large capuche qui lui permettait de cacher ses yeux.

Il inspira longuement. Il se concentra sur le faible martèlement des gouttes sur sa peau, essaya de remplacer la sensation du bûcher par celle-ci. Elle sembla s'évanouir enfin, quoique pas assez pour détendre ses muscles crispés.

Et maintenant ? Qu'allait-il faire ? Il ouvrit un œil, épia les alentours.

Rien, absolument rien.

Kamu rejoignit la route de terre qui l'avait mené jusqu'à son lit quelques heures auparavant. Il profita de sa solitude pour exposer son visage et laisser la pluie effacer les dernières traces de suie. Il marcha ainsi quelque temps, rythmé par le bruit de succion de ses pas s'enfonçant dans la boue, traversant les plaines balayées par le souffle de Vultur où les herbes s'agitaient et les arbres bruissaient, comme sous les caresses d'une main gigantesque venue du ciel. L'ombre de la forêt de Nartur – la plus vaste du pays – entachait l'horizon et formait une immense muraille de sapins en perpétuelle résistance face au vent qui en secouait les cimes.

Il entendit d'abord les battements réguliers, puis remarqua la tache croissante au bout de la route. Kamu souffla profondément ; ils étaient pareils à des tambours incessants enfouis sous son crâne, des martellements ininterrompus qui résonnaient dans sa poitrine et amplifiaient son propre rythme cardiaque. Durant ces dernières années, il s’était exercé à les faire taire. Mais sa maîtrise restait dangereusement sommaire.

Ceu-ci s'évanouirent peu à peu à chacune de ses respirations et la tache se précisa. Le ciel disparut lorsque Kamu rabattit sa capuche, et bientôt, des coups de sabots et des grincements recouvrirent les battements rémanents.

— Eh ! Vous, là !

Kamu s'arrêta, tête baissée. Le champ de vision laissé par le tissu et ses mèches brunes lui permit de distinguer les roues d'une voiture de campagne à quelque pas de lui, quasiment à l'arrêt. Il se risqua à relever légèrement la tête, mais tout ce qu'il aperçut de son interlocuteur furent ses doigts boudinés qui serraient les rênes de sa monture, comme le présageait sa voix bourrue.

Il grogna faiblement en réponse à l'interpellation.

— Vous allez où comme ça ? demanda la voix sans visage.

Où allait-il ? Il n'en savait rien. Il se laissait porter là où Vultur daignait bien l'emmener.

La voix reprit avant qu'il n'ait pu trouver de réponse plus adéquate :

— Par Vultur, vous allez crever de froid à gambader sous la flotte !

— Ça ira, maugréa Kamu.

— Je… vais vers Novork, hésita le type. Vous voulez monter ?

La boue visqueuse entre ses orteils poussa Kamu à s'installer aux côtés du type ; les rênes claquèrent dès qu'il eut fini. Mais la voiture ne bougea pas.

— Yvil de cheval, maugréa le type, j'ai payé ce canasson cent-cinquante rodins et il est pas foutu d'avancer quand je lui demande !

Kamu ajusta sa capuche et concentra son regard sur ses pieds. Les rênes claquèrent une seconde fois puis le véhicule se mit en route en une secousse.

— Si je retrouve l'enfoiré qui m'a vendu cette bête… il peut bien chanter de toute sa voix pour qu'il… Eh ! Mais vous êtes pieds nus !

— Je… Hum… Ouais.

— Attendez un peu, z’êtes pas un fugitif, ou… ou quelque chose dans le genre, j’espère ?

— Non.

C'est tout à fait ce que répondrait un fugitif, ou quelque chose dans le genre, songea Kamu.

— J'aime bien marcher pieds nus, assura-t-il d'un ton qu'il espérait convaincant. C'est bon pour l'esprit.

Pourvu que celui-là n'en ai pas un trop agile.

— Bon pour choper la crève, oui, bougonna le type.

Heureusement, ce n'était pas le cas.

— Z’êtes sûr pour les chaussures ? J'ai tout un attirail là dedans, je pourrais vous céder une paire pour à peine dix rodins.

— Certain.

En l'absence d'argent, il ne lui restait que son assurance pour se couvrir.

La voiture les portait à rythme régulier, constituant un abri à peine meilleur qu'une capuche face au vent bruineux. Les gouttes se déposaient sur le bas du visage de Kamu – qu'il gardait soigneusement baissé, comme à son habitude – et sans la chaleur du travail de ses muscles, les frissons le gagnèrent vite.

— Je suis marchand, continua le type, c'est pour ça que je me trimballe tout ça. Chaussures, bijoux, capes, whisky, épices, viande séchée, tout ça quoi. Alors hésitez pas si besoin, je fais des tarifs vraiment pas dégueu.

Kamu grommela un « merci » à peine audible, l'estomac meurtri. Il pourrait toujours cueillir des champignons plus tard.

— Et vous d'ailleurs, vous faites quoi ? Z’avez l'air plutôt jeune sous cette capuche – sans vouloir vous offenser, hein, mais vous avez à peine trois poils au menton. Moi, je voyage avec mes marchandises, mais vous, c'est quoi votre excuse pour vous balader pieds nus au beau milieu de nulle part ? Z’avez quoi, à peine vingt ans ? Faut séduire les dames à cet âge, pas gambader dans la boue – croyez-en mon expérience.

Kamu caressa sa jeune barbe, quand même offensé, mais la déduction du marchand était correcte.

— Alors ? Au fait, je m'appelle Rilem.

— Kamu.

Ils continuèrent quelques instants dans le silence entrecoupé par le grincement des roues, jusqu'à ce que Rilem lâche un sifflement.

— Kamu, marmonna-t-il, t'es pas un bavard, toi. J'espérais que tu me tiennes compagnie, mais t'es à peine plus loquace que cet yvil de cheval. Qu'est ce qui t'empêche de parler, gamin ? Je vais pas te bouffer, je t'ai dit que je trimballais tout plein de trucs, et notamment à manger.

— Je… voyage, moi aussi, finit-il par répondre.

— Ah ! Il voyage ! Et pourquoi donc ?

— Je… hum, on pourrait dire que je chasse des monstres.

— Des monstres ? Sans déconner ? Et tu fais ça pieds nus ?

— Humph, ça dépend.

Les chaussures à sa pointure se faisaient rares, aussi devait-il ruser pour s’en dégotter.

Sa dernière tentative en date l'avait mené droit au bûcher.

— Tu chasses vraiment des monstres ? Et comment on fait pour chasser des monstres ? C'est pas vraiment un métier, non ? Tu m'étonnes que tu sois pieds nus !

Une excitation à peine dissimulée avait gagné sa voix, et elle fit regretter Kamu d'avoir abordé le sujet.

— Je gagne quelques sous par-ci, par-là.

Quelques sous, c'était vite dit. Un toit et un repas, plutôt – quand il était chanceux.

Mais ce n'était pas si important. Rien ne l'était vraiment.

— Et alors ? Raconte un peu ! Merde, ça fait longtemps que j'ai pas entendu un truc aussi intéressant – et pourtant je voyage, je te l'ai dit – mais ça ! Le vent porte des choses bien curieuses… Alors, ces monstres, quel genre ?

— Le genre de monstres qui n'en sont pas.

Sa réponse laissa le marchand perplexe et Kamu satisfait du silence.

— Mais… comment ça ? insista Rilem. Enfin…

— Vous risquez d'être déçu, il vaut mieux laisser faire votre imagination.

Après seulement un instant, le marchand reprit :

— Nan, pas assez d'imagination là dedans. Je veux savoir.

— Vous connaissez la Bête de Vasingta ? Soupira Kamu.

— La Bête de… Nom d'yvil ! J'en ai entendu parler, oui, j'y suis même allé ! Une horreur sans nom… La Bête a laissé des corps d'enfants déchiquetés, et des troupeaux entiers décimés ! Plus aucune nouvelle depuis plusieurs mois, me dis pas que…

— Si.

— Non ! Pas croyable ! s'écria le marchand en s'agitant. Et alors, à quoi elle ressemble ? On raconte que c'est une ombre qui surgit dans la nuit et qui dévore ses victimes alors qu'elles respirent encore… on m'a décrit des cadavres sans tête retrouvés dans un bain de sang, certains même sans bras ni jambes !

Le marchand haletait, il dut se taire brièvement pour reprendre son souffle.

— C'était affreux… Et tu l'as vraiment tué ? Toi ? Je veux pas t'offenser, hein, mais tu te ficherais pas de moi, par tous les vents ?

— Vous voulez vraiment savoir ?

— Mais oui ! Mais oui, que je veux savoir !

— Très bien. En fait, c'était juste un gros loup.

Kamu devina l'air incrédule sur le visage du marchand, fortement suggéré par le long silence qu'il gardait.

— Merde, j'avoue que c'est décevant.

Kamu esquissa un sourire à son ton déserté de sa précédente excitation.

— La vérité l'est souvent, je vous avais prévenu.

Un rire gras et sincère remonta dans la gorge de Rilem, puis explosa dans l'air sans aucune retenue.

— Un gros loup, gloussa-t-il, un gros loup !

— En fait, reprit Kamu sans son sourire, les monstres n'existent pas.

Il en avait fait l'expérience avec le tout premier qu'il avait tué.

Sa gorge se serra, et le souvenir des flammes lui parut agréable face à celui-ci.

— J'y crois pas, il y a des monstres partout. J'ai voyagé dans tout Merica, et dans chaque région au moins, il y avait toujours une affaire sordide – l’œuvre d'un monstre, à chaque fois ! Peut-être que la Bête de Vasingta n’en était pas un, mais pour le reste ?

— Ça fait cinq ans que je chasse les monstres, et je n'en ai jamais vu aucun. Il y a toujours quelque chose derrière les cadavres et les rumeurs. Des fois c'est juste un loup, des fois c'est pire. Mais ce n'est jamais un monstre.

— Ça, j'ai du mal à le croire… Et l’Éventreur des montagnes, alors ? On raconte qu'il…

— Un ours.

Rilem souffla bruyamment, comme pour expulser sa frustration.

— Très bien… La Goule de Lasanker ?

— Une famille anthropophage.

— Antropo-quoi ?

— Ce n'est pas important.

— D'accord… et les Ombres des Damnés, dans le village de…

— Leur seigle était contaminé par un champignon hallucinogène.

— Humph ! Le monstre du Lac Rieur ?

— Un énorme serpent.

— Le Léviathan ?

Kamu se tut.

— Ah ! triompha Rilem. Ça te la coupe, hein ?

— Vous êtes foutrement crédule.

— Et toi, gamin, t'es foutrement étrange !

Kamu laissa rire le marchand qui répétait ses précédentes réponses comme la chute d'une blague particulièrement drôle. La voiture entra dans un village – peut-être Troyt, mais Kamu ne pouvait le vérifier avec la tête ainsi baissée, et ne voulut pas prendre le risque de la relever. Les deux compagnons de route gardèrent le silence durant leur traversée, et ce ne fut que lorsqu'ils se retrouvèrent de nouveau entourés de prairies et de moulins que Rilem s’enquit :

— Alors, gamin, explique-moi : pourquoi le Léviathan serait pas un monstre ?

— Monstre ou pas, il n'y a rien sur lui. Aucune trace, aucune description, à part celle très vague qu'en font les chants.

Une exclamation étouffée fit sursauter Kamu qui se tourna alors vers le marchand. Il aperçut une barbe rousse dépassant d'une capuche, avant de rabaisser la tête en vitesse.

— Tu te fiches encore de moi ? Et la Chute, alors ? Si ça c'est pas une trace, je veux bien être enterré, peuh !

— Une trace, d'accord, mais de quoi, exactement ? Ici, on fabule sur un géant qui aurait écrasé la terre et les êtres qui la peuplaient, mais saviez-vous que chaque pays a sa propre conception du Léviathan ? Dans la baie de l'Œil, par exemple, on parle d’une créature marine qui surgirait des profondeurs, mais à Zian, le Léviathan serait un envoyé divin venu punir les Hommes. La vérité, c'est que même les rudits d'histoire ne savent rien de ce qu'il en est. Alors, on invente des monstres ou des dieux pour répondre à ces questions sans réponse, le temps passe et les rumeurs restent, et voilà un millénaire qu'on craint l'apparition de quelque chose sans même savoir ce dont il s'agit. La Chute, c'est une sacrée trace, je suis d'accord, mais personne ne sait de quoi, conclut-il en haussant les épaules.

— Mmm… tu m'intrigues de plus en plus, gamin. D'abord, je te retrouve pieds nus en pleine cambrousse, ensuite, j'apprends que tu chasses des monstres, et maintenant, tu me dis que le Léviathan, c’est même pas ce qu'on pense… et puis tu parle comme eux, sacre-voix !

— Comme qui ?

— Comme eux, les rudits.

— Mmm.

— Et la Chute Ultime, t’y crois pas non plus ?

Chaque chose a une fin.

— Hein ? insista Rilem.

— Heu… si, peut-être, enfin… je ne m'attends pas à voir un géant qui dévore les âmes, comme on le raconte. Ça paraît trop absurde. D'où viendrait-il, un monstre de cette taille ? Et que fait-il, depuis mille ans ? Et pourquoi les Anciens Hommes ne le décrivent-ils pas ainsi ? Vous voyez ? Absurde.

— Je… je laisse les rudits se poser ce genre de questions… c'est bon pour les intellectuels, pas pour un vieux marchand comme moi.

— C'est bon pour tout le monde de réfléchir.

Cette dernière parole les plongea dans un épais silence.

La phrase de trop, s'inquiéta Kamu, tu vas finir par le vexer et il va te dégager de sa voiture.

— Moi, je réfléchis pas comme ça, finit par dire Rilem. On dirait vraiment un rudit… un rudit de monstres, s'esclaffa-t-il.

Kamu sourit faiblement.

— Mais tu peux pas avoir décimé tous les monstres de Merica, ni vérifié que ça n’en est pas. Je continue de croire qu'ils existent – après tout, comment prouver que quelque chose n'existe pas ?

— Ça, dit Kamu, ça ressemble à une réflexion de rudit.

— Merde, bougonna Rilem, c'est toi, gamin, tu déteins sur moi ! Aaah ! Ce trajet est très intéressant, bien plus que je me l'imaginais… tu peux être sûr que je vais reparler de toi, ça oui. Kamu, le Rudit de monstres… Kamu comment, d'ailleurs ?

— Juste Kamu.

— Mmm… Alors, quel sera ton prochain monstre, Juste Kamu ? Je crois qu'il y en a pas à Novork.

— Je… j'hésite encore.

— Et Skiago ?

À l'entente du nom de sa ville natale, un vide se forma dans sa poitrine. Comme pour le remplir, les battements de celle de Rilem l'assaillirent et il dut se concentrer sur sa respiration pour les faire taire, les yeux humides.

— Hein ? dit le marchand.

— Pardon… quoi ? se ressaisit Kamu.

— Le monstre de Skiago, tu devrais aller faire un tour là-bas. Je suis sûr que le Château te paierait grassement si tu le débarrassais de cette chose. Elle vit dans les égouts, apparemment.

— Dans les quoi ?

— Les égouts, un truc formidable où vont toutes les merdes de la capitale. C'est tout nouveau.

— Je ne sais pas, je préfère la campagne… mais j'y penserais, merci.

— Tu ferais bien d'y penser, oui, j'y étais il y a quelques semaines, cette histoire terrorise toute la ville… peut-être un véritable monstre, qui sait ? Les gens racontent qu'il vit sous terre, dans les égouts – ouais, la merde s'écoule sous terre, maintenant – et il y a même eu des attaques.

— Un animal. Ça arrive tout le temps, on crie au monstre dès qu'il est un peu trop gros, ou trop bruyant.

— Un animal, ricana Rilem, ça soulagerait tout le monde. Mais il laisse aucune trace, que des cadavres en parfait état. Il est malin.

— Alors c'est quelqu'un qui s'amuse. Ça arrive aussi.

— Quelqu'un qui vit dans les égouts ? Non, non, non, t'as pas bien compris ce que c'était. Y’a rien qui pourrait vivre dans un endroit comme ça, même un rat y serait pas à sa place.

— Alors… qu’est-ce-que c’est, exactement, ces égouts ?

— Ah ! Ça t'intéresse, finalement !

— Disons que j'ai du mal à comprendre, marmonna Kamu. Éclairez-moi, je vous en prie.

Il imagina un sourire victorieux sur le visage de Rilem alors que celui-ci se lançait dans les explications :

— Tu vois comment c'est fichu des intestins ?

— Heu, je… n'ai jamais eu l'occasion d'en voir.

— Moi non plus, rit le marchand, mais tu vois bien comment c'est fichu, non ?

— Ouais.

— Bon, bah c'est très simple. Les égouts, c’est les intestins de la ville : il y a des tuyaux chez les gens qui sont reliés à tout un réseau sous-terrain, aussi grand que Skiago. Et quand ces gens vont chier, ils s’assoient sur une cuvette – en gros, c’est…

— Je sais ce que c’est.

— Ah ? Bon. Et donc, après, ils versent de l’eau dans la cuvette et là, pouf ! Ça disparaît dans les tuyaux, puis ça va dans les égouts, et ça ressort… ah, ça j’en sais rien, je suis pas allé jusqu'à demander ça – mais j’ai bel et bien testé dans une auberge, c'est remarquable ! Si seulement on pouvait étendre ça à tout le pays… le reste du continent a déjà ce système depuis des lustres… bref, tu comprends bien que personne pourrait y vivre.

— Mmm. Et depuis quand cette… révolution est-elle arrivée à Skiago ?

— Voyons, laisse-moi réfléchir… quand le Second est mort, les travaux avaient pas encore commencé, à ce qu’on m’a dit, alors ça doit faire tout juste quatre ans.

— Le Second… est mort ?

— Parti en fumée, répondit Rilem. Il paraît que c'est un beau spécimen qui le remplace…

Kamu étudia ces informations en caressant distraitement sa petite moustache – un coup de rasoir ne lui ferait pas de mal maintenant qu'il y pensait. Cette histoire de monstre et de tuyaux le laissait perplexe, et plus il essayait d'y réfléchir, moins il y parvenait.

À quoi ressemblait Skiago avec ce nouveau système ? Il ne se souvenait que trop bien des rues boueuses et odorantes… la Place du Pendu et sa pierre noble… avaient-ils retiré la pierre pour pouvoir creuser dessous ? Et comment ce réseau pouvait-il supporter le poids de la ville ?

— Je ne sais pas trop quoi en penser, avoua-t-il. Cette histoire ne rime à rien… et les attaques, il y en a eu beaucoup ?

— Une poignée de nobles, tous retrouvés morts chez eux… Vultur les porte, à présent.

— S'ils étaient chez eux, quel rapport avec les égouts ? Et si ça touche les nobles, j'imagine que les rudits de paix ont dû intervenir, non ? Si les victimes sont ainsi sélectionnées parmi la noblesse, c'est un meurtrier, et pas un monstre. N'ont-ils trouvé aucun coupable ?

— Argh, s'étrangla Rilem, tu m'en demandes beaucoup, gamin, je t'ai dit quasiment tout ce que je savais…

Il parut réfléchir quelques minutes, avant de reprendre :

— J'avais quelques verres dans le nez, alors certains détails ont dû m'échapper… mais on m'a raconté que les nobles qui ont été tués étaient à l'origine du projet d'égouts… d'après les rumeurs, Katakomb – ouais, c'est son nom – serait venu se venger d'avoir été dérangé. Quant aux rudits, on raconte qu'ils ont bouclé l'affaire il y a des mois, sans attraper de monstre… ni qui que ce soit, d’ailleurs.

Les ballottements de la carriole faiblirent et Kamu remarqua qu'ils rentraient dans un village, plus grand que le précédent au vu de la largeur de la route. Le tumulte urbain les enveloppa alors qu'ils s'enfonçaient dans les rues, et des formes que Kamu devinait comme des chevaux, des villageois, d'autres voitures, vinrent s'agiter dans son mince champ de vision. Rilem les fit s'arrêter sur ce qui semblait être une vaste place au moment où le coup de la neuvième heure de la matinée retentit.

— Déjà à Novork ? demanda Kamu en jetant quelques coups d’œil discrets. Je pensais que c'était plus à l'est…

— Et tu penses bien, gamin. On est à Maram.

— Maram ? Mais…

— Ils font des conserves de champignons séchés, ici – les meilleures du pays, dit le marchand en disparaissant à l'arrière de la voiture. Écoute, gamin : Skiago est juste à trois semaines de route d'ici, c'est tout droit en direction du sud…

— Je sais où c'est, grommela Kamu.

— Alors ça sera encore plus facile pour toi, continua la voix étouffée de Rilem par dessus le fracas des marchandises qu'il fouillait. Il y a de nombreux itinérants – comme moi – qui partent d'ici avec une cargaison pleine de conserves pour la capitale… t'as qu'à aller voir l'un d'entre eux, propose tes histoires de monstres pour les divertir, ou ta force comme main d’œuvre – la jeunesse fait office de la meilleure des forces – et par Vultur, je t'en prie…

Le marchand émergea enfin de sa réserve pour lui fourrer quelque chose entre les mains.

—Mets des pompes.

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