Chapitre 3 : Le Fléau des Hommes

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Ixam remontait les cohortes ordonnées de soldats, le souffle rendu court par son impatience. Les milliers de lanciers étaient en formation, tête droite, plastron lustré, lame aiguisée ; aucun récit ne pouvait rendre dignement justice à la grandeur de l'armée zianaise. On racontait qu'elle était de loin la meilleure de tout l'ouest du continent, sinon du continent lui même, et qu'aucune autre force militaire ne pouvait l'égaler. En regardant l'océan de soldats aux lances rutilantes et à la posture fière, tous rangés dans un alignement parfait, Ixam laissa l'euphorie presser son pas en direction des premières lignes, non sans soulever quelques nuages de poussière sur son passage.

Le mélange d'anxiété et d'exaltation commun à l'aube d'une bataille planait dans le ciel azuréen et rendait l'air si dense qu'Ixam avait l'impression de s'y enfoncer à chacun de ses pas. Même le sol aride frémissait d'appréhension, les quelques herbes devenues paille sous le soleil de Rhushe tremblotaient sous une brise presque imperceptible.

Il se mit à courir pour rejoindre la onzième légion, ignorant la sueur qui ruisselait sur sa peau brune. Sous son casque, ses cheveux sombres et épais étaient coupés très court dans un souci purement pratique.

Alors que les rangs de sa légion lui apparaissaient, une nouvelle vague galvanisante le submergea et Ixam accéléra encore – une fois qu'il aurait Cladio en main, plus rien ne pourrait l'arrêter. Il dépassa enfin les premières lignes en répondant rapidement aux saluts pour se retrouver à la tête des trois mille soldats sous son commandement, et derrière lesquels se déployaient les dix autres légions de l'armée impériale. Il scruta la formation, de la cavalerie flanquée sur les ailes aux archers postés à l'arrière des premières phalanges. La terre sèche et fissurée, démunie de reliefs, s'étendait jusqu'au sud où se dessinaient les Sept Collines qui abritaient les villes rhushiennes récemment conquises.

Ixam retira son casque pour éponger la sueur de son front et rejoignit Maze, qu'il aperçut du côté de l'Infanterie à vociférer des ordres sur les nouvelles recrues.

Son sous-général coupa court aux cris dès qu'il le vit et un voile d'exaspération affaissa ses traits. Âgé de trente-cinq ans, il était d’un an son cadet. Maze avait la peau noire des zianais et de longues tresses ressortaient de sous son casque qui encadrait son visage aux traits fins. Sa silhouette élancée contrastait avec celle d'Ixam, plus trapue. Tout deux revêtaient le même uniforme – bien que celui d'Ixam possède en plus les décorations correspondantes à son grade – : une armure faites de bandelettes métalliques, portée par dessus une tunique teintée du bleu marine de l'Empire.

— Saluez votre général ! aboya Maze aux soldats.

Il soupira à la vue des saluts mollassons exécutés par sa troupe, puis se détourna d'eux en un autre soupir, dirigeant son regard déconfit sur Ixam.

— Ça fait déjà une bonne demi-heure que je suis sur cette troupe, et il n'y en a pas la moitié qui a été foutue de se ranger correctement, maugréa-t-il. Pourtant, c'est pas l'entraînement qui manque, bordel ! Les rhushiens vont bien se marrer en voyant cette bande de chialeurs courir vers eux…

— Ils n'auront pas le temps de se marrer, dit Ixam en observant l'horizon. Les éclaireurs ont annoncé environ deux mille hommes qui nous attendent sagement derrière les collines.

— Deux mille… bordel, ils auraient pu faire l'effort de reconstituer leurs troupes avant d’essayer de reprendre leur territoire ! Autant se plier à la grâce du Tout-Puissant, les rhushiens courent encore droit au massacre.

— J'imagine qu'ils ne s'attendaient pas à voir débarquer l’armée au complet pour une simple révolte. Si j’étais eux, je rendrais les armes et j’essaierais de négocier pour sauver mes hommes.

Maze haussa une épaule.

— Bah, ils l'ont bien cherché, ces salauds.

Les rhushiens avaient renié la suprématie du Tout-Puissant.

On avait exigé de l’Empire qu’il répare les torts causés par cet affront.

Et le meilleur des hommages qu'on pouvait rendre à Dieu, c'était par le sang versé pour lui.

— Mais par les Mots Créateurs, c'est trop demander un semblant d'estime de soi ? beugla Maze au visage d’une jeune recrue. C'est le Fléau des Hommes qui mène l'assaut, avec des soldats. Des soldats, vous comprenez ? Pas avec une armée de pucelles qui tremblent comme si c’étaient leurs premières noces !

— Ça suffit comme ça, intervint Ixam. (Il prit son officier par l’épaule pour l’entraîner à l’écart.) Ce n'est pas en les humiliant que tu parviendras à les motiver.

— Sainte merde ! soupira Maze. Ces chiards sont les soldats de la plus grande armée de Luhltim, ils sont censés répandre la parole divine quand ils se battent, pas leur pisse !

— Du calme ! Certains ont à peine quatorze ans, et cette bataille est la première pour beaucoup d'entre eux. C’est normal qu'ils aient peur, ça prouve qu'ils ont bien toute leur tête et qu'ils mesurent les risques. Il n'y a rien de plus terrible qu'un homme qui n'a pas peur de mour…

L'alerte retentit.

Le coup du cor sonna – un seul et très long, celui qui annonçait le début d'une bataille. L'adrénaline afflua dans les veines d'Ixam, son excitation monta en même temps que la note fatidique résonnait dans le ciel ardent, les battements de son coeur soudain pareils à la cadence de toute une armée s'apprêtant à combattre.

Maze lui adressa l'un de ses sourires éclatant qu’il utilisait pour charmer les dames, une petite fossette au creux de sa joue.

— Prêt, mon général ? s'écria-t-il pour se faire entendre par dessus l’agitation.

Ixam hocha la tête, puis sourit à son tour.

Au sud, une masse sombre obscurcissait les collines.

— Cette victoire sera peut-être l'occasion d'ouvrir cette bouteille de vin haffrien que je traîne depuis toutes ces années, reprit Maze.

— Tu dis ça avant chaque bataille…

Maze balaya ses paroles comme on chasse une mouche, son sourire toujours aux lèvres.

Mais l'ombre des rhushiens qui progressait par delà les plaines leur rappela qu’il leur fallait d'abord gagner la bataille avant d'en célébrer la victoire. Ixam prit position en troisième ligne, où sa place l'attendait entre deux garçons inquiets. Les jeunes soldats le saluèrent précipitamment, les yeux brillants d'espoir. C'était ce qu'il apportait de plus grand à ses troupes ; à la vue du Fléau des Hommes, tous ses soldats voyaient leur crainte se résorber, et tous ses ennemis voyaient la leur s'amplifier.

Ixam inspira profondément. L'atmosphère déchargea sa frénésie en lui, s'abreuvant des milliers de soupirs d'appréhension et des vrombissements extatiques de la charge ennemie. Il prit son glaive en main, et le rythme de la guerre devint le sien.

Certains se battaient par devoir.

D'autres pour la gloire.

Ixam se battait car il aimait ça.

C'est le début d'une longue bataille.

— On va les décimer, murmura-t-il. Elle ne durera pas.

Je ne parle pas de celle-là.

Ignorant l'étrangeté de la remarque, Ixam ensserra plus fermement son glaive. Le pommeau de la longue et large lame était ornée d'une tête d'aigle qui renvoyait l'éclat du soleil. 

Ixam prit une autre bouffée enivrante à la vue du raz-de-marée rhushien dont le pourpre des étendards était enfin visible. Les éclaireurs avaient sous-estimé leurs effectifs, il le voyait à présent, et l'estimait plutôt à trois mille hommes qui déferlaient sur eux lances brandies, cavaliers compris. Les hurlements chorals, amplifiés par le martellement des pas écrasant le sol à leur rencontre, finirent par les gagner.

Sur un signe d'Ixam, le sonneur transmit l'ordre de formation et les soldats levèrent aussitôt leur bouclier. Positionnées comme elles l'étaient, les plaques rectangulaires de cuir renforcées d'acier créaient une protection quasi-impénétrable autour de chaque troupe, à moins de viser parfaitement les fentes desquelles saillaient les lances – ce qui n'arrivait jamais. Le but était de tenir cette formation aussi longtemps que possible.

Une pluie de flèches ennemies s'abattit sur leur bouclier levé, au même moment où les archers zianais décochaient eux-aussi. Une partie des troupes d'en face s'effondra et, très vite, les premiers fantassins rhushiens se dégagèrent de la mêlée. Une vague se reforma dans un nuage de poussière pour se ruer sur Ixam et ses soldats.

Il leva son glaive.

Attends un peu.

Le front ennemi n'était plus qu'à quelques dizaines de mètres d'eux.

Attends…

Ixam pouvait distinguer l'emblème du lion rhushien sur les étendards.

Encore…

Le torrent militaire se changea en hommes de fer glissant droit vers leur perte.

Maintenant.

Ixam abaissa Cladio. Le cor sonna deux coups brefs pour transmettre son signal et la onzième légion s'élança avec le Fléau des Hommes à sa tête. À chaque foulée, l'euphorie pulsait dans ses veines ; à chaque pas, chaque respiration qui le rapprochait du moment où il lèverait son glaive, Ixam se sentait un peu plus vivant.

Les deux vagues se heurtèrent dans le fracas des armes. Assourdi par les battements de son propre coeur, Ixam se lança dans la marée humaine. Et la tempête déferla.

À droite. Ixam para à droite. Gauche, devant, gauche. Sa lame s'enfonça dans la jugulaire d'un rhushien, transperça le sternum d'un autre, se planta dans le bas-ventre d'un troisième. Les armes et armures s'entrechoquaient dans un tonnerre métallique, et alors même que la ferveur du combat et la clameur des mourants emplissaient la tête d'Ixam de toute l'adrénaline qu'il lui fallait, la voix de Cladio restait parfaitement claire par dessus le chaos.

Coup de taille à gauche. Ixam exécutait ses ordres avant même qu'ils ne soient formulés, il ne faisait qu'un avec son arme qu'il maniait comme une extension de son propre corps. Cette voix, celle de Cladio, était pareille à une deuxième conscience renfermée dans l'acier de son glaive. Elle n'avait jamais cessé de l'accompagner depuis la première fois où il l'avait eu en main.

Esquive à droite. Les soldats défilaient sous son tranchant, des dizaines et des dizaines d'hommes qui avaient commis l'erreur fatale d'appartenir à la mauvaise armée. Dans le sang et la cohue, Ixam ne pouvait distinguer ses alliés de ses ennemis. Il se laissait porter par la rage du combat et Cladio faisait le reste, à peine conscient lorsqu'il hurlait ses ordres de commandements.

Cavalier en approche. Tibias fracturés. Yeux crevés. Poumons perforés. Dès lors qu'ils rencontraient son arme, ses assaillants n'étaient plus qu'un amas de chair et d'os – pourtant, c'étaient bien des hommes qu'Ixam voyait se ruer vers lui : ils avaient cette lueur dans leur regard, cette rage dans leurs cris qui prouvait qu'ils étaient bien en vie. Mais ce n'était que de la matière inanimée qui retombait au sol. Un tas de muscles inertes, condamné à fixer le ciel.

Ixam savait que, si Tout-Puissant il y avait, les places dans son royaume ne seraient pas réservées aux meurtriers comme lui. Peu importait qu’il tuait en son nom. Il tuait. Et si Dieu était la raison de cette bataille, ce n'était pas la raison de la Guerre. Ce n'était pas la gloire, ni le devoir, et même s'il jubilait à chaque crâne fendu, ce n'était pas non plus le plaisir. Pourtant, il devait y avoir une raison à cette horreur. Tous ces cadavres accumulés, ces regards éteints. Il y en avait forcément une. Il ne l'avait simplement pas encore trouvé.

C'est bon.

Pour chaque homme qui mourait, c'était lui qui vivait. Et il aimait ça.

Il devrait s'en contenter pour le moment.

Le sol aride ne put bientôt plus absorber tout le sang qui maculait les plaines, et à sa couleur sableuse lui succéda celle de la rouille. Elle fut cependant vite recouverte par les cadavres de soldats, pour la plupart rhushiens. Ixam voyait à présent qu'il était surtout entouré par sa propre armée. Des forces ennemies, il ne devait pas en rester plus de la moitié. Malgré leurs effectifs confortables, la puissance de l’Empire avait eu raison d'eux. Ixam ignorait depuis combien de temps il se battait, mais la redescente progressive de l'adrénaline lui permit de remarquer la position du soleil, bien plus à l'ouest que lorsqu'il avait abaissé son glaive. Après des heures de combat acharné, l'affrontement qui prenait place sous ses yeux n'en avait plus que le nom, pour le reste, c'était une exécution. Le Salut avait été clair : pas de prisonniers. Pas de pitié. Rien que ce qu'ils méritaient.

L'armée finit sa marche funèbre jusqu'aux Sept Collines, laissant derrière elle un champ de corps inertes au regard vide. Des soigneurs se précipitaient pour rapatrier les zianais blessés. Sur l'autre versant, les villes rebelles dessinaient un parterre de toits plats blanchis à la chaux. Ixam pouvait presque entendre les cris désespérés des habitants qui annonçaient leur venue et intimaient à ceux qui le pouvaient de fuir ou de se munir d'arme.

Mais ça ne servirait à rien. Déjà, la cavalerie dévalait les pentes, prête à s'élancer à la poursuite des fuyards dont elle s'occuperait du châtiment. Quant à ceux restés en ville, le reste de l'armée se chargerait bientôt de leur cas.

Ixam laissa l'armée progresser sans lui. Il planta son glaive dans la terre et retira son casque pour éponger sa sueur. Le soleil de fin de journée baignait les troupes et leur acier de ses teintes écarlates à mesure qu'elles avançaient vers les habitations.

— Encore une victoire, murmura Ixam.

Ça ne durera pas toujours.

Ixam fronça les sourcils en observant les reflets métalliques arriver aux portes de la ville.

— Aller, zouu ! lança une voix derrière lui.

Il sourit, sans détourner la tête. Maze se plaça à ses côtés.

— Mouais, fit celui-ci. On ne m'enlèvera pas l'idée que les rhushiennes sont quand même moins belles que nos zianaises.

Ixam ne répondit pas. Les deux hommes scrutèrent l'horizon en silence.

— Pour cette bouteille… commença Maze.

— Laisse-moi deviner, soupira Ixam, ce sera pour une autre fois ?

— Nos petits gars ont vite oublié qu’ils avaient peur… des vraies bêtes de combat, comme à chaque fois. Je ne sais même pas pourquoi je m’échine avant chaque bataille, apparemment, il leur suffit juste de se lancer. Et dire que de notre temps, la onzième légion était tout juste bonne à se faire massacrer... Enfin, cette victoire était peut-être un peu trop facile pour mériter cette précieuse cuvée.

— Je suis d'accord, répondit Ixam.

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