Chapitre 4 : Un instant

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Quinze ans plus tôt

Tremble, la terre sous ses pas,

tremble, la mère qui porte l’avenir dans ses bras.

Il t’écrasera.

Requiem pour l’aube, 4ème strophe.

Les milliers de voix s'évanouirent dans la nuit. Vultur balayait les sillons de fumées qui s’envolaient des cheminées. Il portait la morsure de la nuit jusqu’au visage de Kamu, alors juché à l'unique fenêtre de la chambre que le haut de ses cinq ans ne lui permettait pas d'atteindre sans chaise. Il avait toujours eu l'impression que la mélancolie des chants venait se réfugier dans son propre cœur, lorsque le silence les remplaçait. C'était comme si elle attendait là pour rejaillir à travers le Requiem pour l’aube quand sonnait la dixième heure du soir. Mais dès que les mericiens arrêtaient de chanter, dès qu'ils cessaient de partager les plaintes mélodieuses, le poids du chagrin revenait toujours l'accabler depuis le fond de sa poitrine.

Kamu resta un moment à la fenêtre pour écouter les battements. Eux, ils ne s'éteignaient jamais. Parfois, ils s'intensifiaient jusqu'à l'assourdir douloureusement, parfois, ils s'épuisaient jusqu'à ne devenir que de faibles murmures.

Mais ils étaient toujours là.

— Aller, au lit maintenant, lui dit Maman.

Il descendit de son perchoir pour venir se nicher dans la chaleur des couvertures, vite rejoint par Maman après qu'elle eut refermé la fenêtre. Leur chambre était si petite que la lueur d'une seule chandelle suffisait à l'éclairer entièrement. Elle vacillait légèrement sous le souffle de Vultur qui s'insinuait même jusque sous les toits. Blotti dans les bras de Maman, Kamu écoutait les craquements du bois qui rythmaient le sifflement continu. Les yeux fermés, il profitait des caresses de Maman dont la douceur commença vite à le faire somnoler.

— Maman, murmura-t-il, tu me racontes les Chants de l'Est ?

— Tu les connais déjà… il faut que tu dormes.

Bien sûr qu'il les connaissait. Mais il voulait que ce soit Maman qui les lui raconte.

— Après la Chute, soupira-t-elle, le vent n'existait pas à Merica. Les Hommes étaient tristes, car ils avaient tout perdu.

Kamu se pressa d'avantage dans le réconfort de ses bras, le sourire aux lèvres. Maman avait la plus jolie voix qu'il ait jamais entendu, elle était si douce qu'elle apparaissait comme une sucrerie à ses oreilles. Comme un bonbon à écouter… Ce n’était pas pour rien que certaines personnes l’appelaient Douceur.

— Ils avaient ni famille, ni maison, ni amour, continua Maman en caressant son front. Le Léviathan ne leur avait laissé que leurs larmes pour pleurer. Alors, comme ils avaient plus rien, les mericiens se mirent à chanter leur désespoir, car le Léviathan leur avait aussi laissé leur voix. Ils continuèrent à chanter pendant des siècles, en reconstruisant peu à peu ce qui avait été détruit. Mais ils ne retrouvèrent jamais tout ce qui fut perdu, alors ils continuèrent à chanter. On raconte que de ces siècles de chants est né Vultur, le vent de l'Est qui incarne tout ce que les Hommes ont perdu. Il vit dans leur voix et traverse le pays en portant leur tristesse et les âmes de ceux qui ont jadis chanté. Si il est froid, c'est par ce que les mericiens n'ont jamais retrouvé la chaleur d'antan, et si il est humide…

— … c'est parce qu'ils n’ont jamais cessé de pleurer, récita Kamu en un murmure.

— Tu vois que tu les connais, dit Maman.

Elle renifla, puis déposa un baiser sur son front. Un baiser humide.

— Maman ? dit Kamu en ouvrant un œil. Tu pleures ?

— Chut… rendors-toi.

Maman reprit ses caresses et Kamu ferma les yeux, replongeant peu à peu dans le sommeil.

— Pourquoi tu pleures ? insista-t-il d'une voix somnolente.

Au lieu de répondre, Maman renifla encore en passant doucement sa main dans ses cheveux.

— Vultur nous réserve un chemin qui n'est pas toujours facile, ou juste, dit-elle enfin.

— Est-ce-que… est-ce-qu'il est méchant ?

— Non, souffla Maman, il fait ce qu'il peut, comme nous tous. Mais il ne peut pas tout.

— Et est-ce-que…

— Ça suffit maintenant, tu dois dormir. S'il te plaît, Kamu. Dors.

Pourquoi Vultur ne portait pas sa tristesse ? Pourquoi Maman pleurait, et pourquoi Vultur ne portait pas la sienne, non plus ? Kamu craignait qu’il les ait oublié, ou pire, qu'il refusait de les soulager. Peut-être s'étaient-ils attiré ses mauvaises grâces, peut-être était-ce lié à la couleur de ses yeux ? La fatigue finit par emporter ses inquiétudes tandis que Maman remontait les couvertures et rajustait les coussins.

Ce soir là, Maman le serra très fort dans ses bras, et Kamu s'endormit très vite.

Kamu rêvait d'un endroit étrange.

Il était sur un îlot, entouré par des flots infinis. Des formes flottant à la surface en troublaient les reflets monochromes. Le ciel n'en était pas un, il n'était qu'un blanc éclatant. L'îlot non plus, d'ailleurs, n'en était pas un. Il s’agissait de hautes parois rocheuses qui entouraient une bonne partie d'un sol de pierre. En leur milieu poussait un bosquet d’arbres, à l’allure tout aussi étrange : longs et fins, comme jamais Kamu n'en avait vu. Leurs racines tapissaient la pierre et semblaient y avoir creusé comme puits, sombre et opaque. Un souffle rauque s'échappait de ce gouffre, sans interruption.

Il se dégageait du lieu un tel sentiment d'isolement et de solitude que Kamu ne remarqua pas tout de suite la présence de l'homme face à lui.

Il était assis en tailleur, comme Kamu. Tous deux étaient séparés par une petite table basse aux damiers blancs et noirs. L'homme le fixait silencieusement. Il restait immobile, sans ciller, et Kamu en arriva à se demander si il ne s'agissait pas d'une statue.

— Tu peux m'appeler Faust.

Kamu sursauta violemment. L’écho lui renvoya sa propre respiration en résonnant bien plus que ce qu'il n'aurait dû.

Toujours aucune expression sur le visage de l'homme qui se prénommait Faust. Il était vieux, peut-être vingt ans, peut-être trente, voire plus – Kamu ne pouvait lui donner d'âge exact – et il était vêtu d'une ample chemise en tissu fin ainsi que d'un pantalon semblable. Une barbe courte remplissait ses joues, ses cheveux bruns étaient attachés en un chignon soigné, et en dessous de ses sourcils fins ressortait la clarté de ses yeux.

Kamu eut à cet instant l'impression de le reconnaître, comme si il s'agissait d'une vielle connaissance perdue de vue depuis des années.

— Ça, dit Faust en indiquant la table, ça s'appelle un échiquier. C'est un plateau de jeu.

Kamu observa les cases et les figurines aux coloris semblables. Certaines étaient présentes en plusieurs exemplaires, tandis que d'autres l’étaient simplement en double ou en une seule fois.

— Pour commencer, tu vas jouer les noirs.

— Mais je sais pas jouer…

— Je sais. Tu vas apprendre. Ça…

Faust prit l'une des plus petites pièces, de celles qui étaient les plus nombreuses.

— … c'est un pion. Il ne peut qu'avancer devant lui. Ça…

Faust lui énuméra les différentes figurines et leurs fonctions. La reine, la tour, le fou, le cavalier, le roi… les noms et leurs spécificités se mélangeaient dans l'esprit de Kamu, et il ne fit pas beaucoup d'efforts pour l'éclaircir. Après tout, c'était un rêve, pourquoi l'aurait-il fait ?

— Il y a d'autres règles, elles viendront plus tard. Pour l'instant, on va jouer. Les blancs commencent.

D'un geste précis, Faust avança le pion de sa reine de deux cases.

D'un geste hésitant, Kamu avança le pion du fou de son roi de deux cases également.

Aussitôt, Faust avança d'une case le pion opposé, et les coups s'enchaînèrent. Ceux de l'homme, maîtrisés et calculés à l'image de sa gestuelle, et ceux du garçon, qu'il décidait par un mélange de hasard, d'intuition et d'ennui profond.

La partie se solda par des échecs successifs pour Kamu, et après que Faust eut déplacé sa tour de façon à mettre en échec son roi, il déclara :

— Tu as perdu. La partie n'est pas encore terminée, mais tu peux voir où elle mène.

—Pas vraiment…

— Alors tu y réfléchiras pour la prochaine fois, dit Faust en replaçant les pièces sur leurs cases initiales. Maintenant, tu vas repartir.

Kamu se réveilla au son des sanglots.

La chaleur de Maman avait déserté le lit ; elle pleurait à leur petite table, les épaules tressaillantes, assise sur la même chaise que Kamu utilisait pour se hisser jusqu'à la fenêtre. Les sanglots s'échappaient de sa gorge en rafales déchirantes, à peine étouffés par les mains qui recouvraient son visage et, à leur écoute, Kamu vit ses propres larmes embuer ses yeux. Dehors, il faisait encore nuit. Il n'avait pas dû dormir longtemps, mais il se sentait pleinement reposé.

Tout doucement, il s'extirpa des couvertures, s'approcha de Maman à petits pas. Il attendit qu'elle le remarque, mais comme elle n'en fit rien, Kamu posa sa main sur son genou en demandant d'une petite voix :

— Pourquoi tu pleures, Maman ?

Il s'était attendu à ce qu'elle sèche ses larmes, qu'elle le rassure de sa voix douce et qu'un sourire remplace le chagrin qui défigurait ses traits. Au lieu de quoi, Maman poussa un cri étouffé en s'écartant brusquement. Elle plaqua une main sur sa bouche pour retenir un second cri alors qu'elle le dévisageait, les yeux écarquillés d'effroi.

— Maman ?

La stupeur déforma son visage un moment encore avant qu'elle ne glisse de sa chaise pour l'étreindre, ses pleurs d'autant plus violents pendant qu'elle le serrait contre elle.

— C'est rien, dit-elle d'une voix chevrotante.

Un petit rire suivit ses dires, et elle repoussa tendrement Kamu pour prendre son visage entre ses mains et le couvrir de baisers salins.

— Maman, gémit-il, ça va pas la tête ? Le vent a soufflé trop fort dans tes oreilles ?

Un autre rire, plus fort que le précédent, s'échappa d'entre ses lèvres et elle continua de le dévisager pendant ce qui lui parut une éternité. Quand elle se releva, les larmes avaient séché sur ses joues et son sourire avait disparu.

— Tu dois te rendormir, il est encore très tôt, dit-elle.

À contrecœur, Kamu alla se recoucher. Mais il se retourna dans son lit durant tout le reste de la nuit, observant discrètement Maman derrière ses couvertures alors qu'elle restait assise en silence, plongée dans une intense réflexion. Elle finit par se lever, longtemps après l'arrivée des premières lueurs du jour.

— Aujourd'hui, on va sortir, déclara-t-elle en ouvrant l'armoire. Mais d'abord…

Kamu oublia immédiatement les larmes de Maman à la joie que lui procurait cette annonce. Ils ne sortaient que pour aller au lavoir ou faire de rares emplettes, et c'était toujours très tôt ou très tard dans la journée. Il devait être le milieu de la matinée ; Kamu ne tenait plus en place après toutes ces heures à attendre sans bouger.

— … jour de toilette ! S'écria Maman.

Son enthousiasme s’en retrouva quelque peu amoindri à l'idée de l'eau froide qui l'attendait. Maman se dépêcha de lui faire sa toilette, et empila sur lui plusieurs couches de vêtements – quasiment tous ceux qu'il avait.

Chaussures aux pieds, bonnet sur la tête, il suivit Maman qui s'était coiffée d'un large chapeau, et ils sortirent tous deux de la chambrette. Ils traversèrent les couloirs plongés dans la pénombre, descendirent de nombreux étages. Maman et lui logeaient à l'intérieur d'un grand bâtiment aux multiples escaliers et corridors desservant d'autres chambres semblables à la leur. De celles-ci s'échappaient soupirs et gémissements qui intriguaient Kamu à chacun de ses passages, mais Maman n'avait jamais répondu à ses interrogations quant à ces bruits et, cette fois encore, il ne put s'empêcher de se questionner.

Ils descendirent un dernier escalier pour arriver au rez-de-chaussée, où ils passèrent devant Kretel, le concierge grognon toujours campé derrière son comptoir, une hache à l'acier aiguisé posée en évidence derrière lui. Kamu lui fit signe de la main pour le saluer, levant avec difficulté son bras emmitouflé de laines. Le concierge le suivit d'un regard stoïque jusqu'à ce qu'ils arrivent à la sortie, puis se replongea dans le compte de ses pièces.

Dès le premier pas dehors, Maman lui rajusta son bonnet et lissa les mèches brunes sur son front, lesquelles retombèrent devant ses yeux.

— Mais Maman, protesta-t-il, j'y vois rien !

— Prends ma main.

Kamu serra sa main avec toute la vigueur de ses cinq ans, et lui emboîta le pas.

Les nuages monotones déversaient leur bruine ininterrompue sur les ruelles sombres et peu fréquentées. Kamu savait que ce n'était pas seulement la boue qui recouvrait le sol de la ville : déjà, grâce à l'odeur qui rappelait avec un peu trop d'exactitude celle du pot de chambre, et surtout, parce qu'il avait souvent vu Maman vider ledit pot de chambre par la fenêtre. La terre molle et odorante qui composait le sol s'étendait jusqu'au delà de la chaussée pour se fondre avec la couleur du bois des bâtiments, créant une désagréable continuité entre le parterre et les murs.

Ils remontèrent les rues aux maisonnettes de bois, escortés par le bruit spongieux de leurs pas. Les bâtisses aux rez-de-chaussée reculés formaient de longues coursives soutenues par des piliers, néanmoins trop étroites pour qu'elles permettent réellement de s’y abriter. Kamu voulut s'arrêter quand il y aperçut une femme en haillons accompagnée d'un garçon de son âge aux joues émaciées, mais Maman l'entraîna plus loin. Ils dépassèrent une boutique d’où s’échappaient des coups stridents et répétés, une autre qui diffusait des parfums si capiteux que Kamu en eut les larmes aux yeux. Plus loin, il poussa un petit cri émerveillé à la vue d’un rudit de lettre. Le jeune homme à la cape jaune vif, abrité sous un kiosque en hauteur, lisait à voix haute les dernières nouvelles à toute une troupe d'intéressés. Bien sûr, il déchiffrait l’alphabet des rudits, pas les idéogrammes accessibles à n’importe qui.

Kamu remarqua que Maman leur faisait quitter la Ville basse ; c’était seulement la seconde fois. Ils traversèrent l'un des ponts qui enjambaient le large fleuve du Remouk et ses flots agités. De hautes silhouettes de pierre décoraient les rambardes, et leur visage figés rappelèrent à Kamu l’individu rencontré dans son rêve.

Malgré ses couches de vêtements et son bonnet, il frissonnait sous les bourrasques qui cinglaient sa peau de gouttelettes glacées, mais cela ne l'empêcha pas d'apprécier le spectacle de la Ville haute. Ici, les passants revêtaient d'amples capes à la coupe simple, mais faites d'un tissu épais qui ne présentait pas l'ombre d'un trou. Des voitures de toutes sortes – certaines longues et larges, faites de simple planches de bois brut, d'autres bien plus petites au bois laqué et élégamment décoré – passaient et repassaient avec leurs chevaux. Les skiaciens s’agglutinaient à l'entrée des magasins de rudits en alimentant le brouhaha ambiant de leurs discussions. Maman et Kamu zigzaguaient au travers d’une foule de capuchons colorés : du rouge, du jaune, du vert, du gris, du rose…

Alors ils étaient là, tous ceux à qui ces battements appartenaient ? Kamu contemplait ces gens… il y a avait tellement de monde, tellement de cœurs qui pulsaient dans ses oreilles.

Ils arrivèrent bientôt aux Allées Chanterelles, où les larges maisons de pierres apparurent. Contrairement aux autres bâtisses, les portes de celles-ci ne donnaient pas directement sur les allées et offraient ainsi le luxe de pouvoir se passer de leurs odeurs – lesquelles étaient d'ailleurs bien présentes, confirmant que tout les skiaciens se soulageaient de la même manière. De hautes grilles de fer forgé délimitaient les propriétés majestueuses, pour la plupart cachées derrière la végétation de leurs jardins. C'était là que logeaient les rudits les plus importants de Skiago, plus importants encore que ceux qui peuplaient la Ville haute. Bien que ces maisons soient aussi grandes que l'entièreté du bâtiment où ils vivaient, Maman avait affirmé à Kamu qu'elles ne servaient de toit qu'à une poignée de personnes. Il lui en avait demandé l'utilité – qu'est-ce-que ces gens pouvaient bien avoir à ranger, là dedans ? - mais Maman lui avait expliqué que lorsqu'on était riche, on ne se préoccupait pas de l'utilité des choses, on les avait simplement.

Cependant, même les rudits les plus importants se cantonnaient aux pieds de la Colline de Petra, laquelle dominait Skiago de derrière les Allées Chanterelles. En observant sa silhouette imposante, Kamu tenta de s’imaginer la vue dont ses habitants profitaient depuis là-haut. Ce devait être autre chose que celle offerte par la fenêtre de sa chambre.

Le Marché Couvert se dévoila bientôt au détour d’une rue. Kamu en huma les effluves avant même d’entrer dans le bâtiment, qui n'était rien d'autre qu'un haut toit sur piliers couvrant la superficie de la Place Tuilée. À chaque cabanon qu'ils dépassaient, c'était un nouveau spectacle et de nouvelles odeurs à découvrir ; à droite, du rilki – un vin chaud et épicé qui vous donnait la bravoure d'affronter le froid – ; à gauche, de la viande en train de rôtir qui attendait l'heure du déjeuner pour qu'on vienne la déguster sur les tables prévues à cet effet ; encore quelques pas et c'était un étal d'épices aux parfums riches et exotiques. Tout autour d'eux, les skiaciens marchandaient, discutaient, fredonnaient des chants, certains en dégustant un gobelet de rilki fumant, d'autres une kamina – une gaufrette creuse fourrée de châtaignes cuites puis caramélisées dans du sucre et des épices et dont ils arrivèrent bientôt au point de vente.

La senteur du sucre caramélisé et de la gaufrette tout juste cuite embaumait un bon rayon autour du cabanon, où s'activaient un petit bonhomme à la barbe courte et ceux qui semblaient être ses deux jeunes fils.

Kamu n'en avait mangé qu'une seule fois dans sa vie, l'année précédente lors de la fête de la Première Sèche. Aussi, quand Maman proposa de lui en acheter, il ne put s’empêcher de sautiller devant le comptoir. Après une attente cruellement longue, Maman finit par tendre quelques pièces au marchand et Kamu se vit enfin avec le met tant convoité entre les mains. Le nez juste au dessus de la fumée alléchante, il dut encore attendre que Maman et lui s'éloignent du stand pour s’arrêter devant l'un des larges piliers de pierres qui soutenaient le toit. Derrière, des skiaciens attablés autour d'un feu buvaient ce qui avait l'air d'être du lait d'hiver.

— Je dois aller acheter autre chose, lui dit Maman en rajustant son bonnet, ce qui eut encore pour effet de l'aveugler partiellement. J'en ai pour un instant, tu m'attends ici ?

Kamu acquiesça, pressé d'enfourner la kamina.

Maman lui embrassa la joue et, aussitôt qu'elle fut partie, Kamu commença son festin.

Les arômes de la châtaigne et du caramel lui emplirent la bouche. La kamina était presque trop chaude pour être mangée. Bien vite, le sucre lui dégoulina du menton et des doigts – ce n'était pas un met qui encourageait les bonnes manières, et une partie de son plaisir résidait justement dans ce fait. Kamu engloutit sa collation, les joues réchauffées et la langue pleine de ses saveurs exquises. Il ne lui en resta que du sucre sur les lèvres et sur les doigts, qu'il lécha bien entendu afin de prolonger son plaisir.

Le ventre plein et le souvenir des arômes encore sur son palais, il n’eut plus rien à faire pour attendre Maman. Il se mit à se dandiner d'un pied sur l'autre, observant les étals alentour et les passants. La chaleur de la kamina disparut, le souvenir de ses saveurs s'estompa. Les amateurs de lait d'hiver n'étaient plus les mêmes.

Kamu fourra ses mains collantes et à présent glacées sous ses vêtements. À l'attente s'ajouta le froid de Vultur qui l'enveloppa d'un second manteau. Il rajusta son bonnet. Derrière lui, les bourrasques de skiaciens aux gobelets fumants se succédaient. Maman avait dit un instant, mais cet instant s'étirait. Et il lui fit l'effet d'une fausse note.

S’était-elle perdue ? Le marché était si vaste, et tous les cabanons se ressemblaient. Avec cette foule, il était facile de perdre ses repères. Peut-être avait-elle oublié où il se trouvait ? Peut-être le cherchait-elle, peut-être était-elle en train de se frayer un chemin parmi la foule en épiant chaque recoin d'un œil inquiet. Il eut l'idée de partir à sa recherche. Mais si elle revenait, et qu'il n'était plus là ? Comment se retrouveraient-ils ?

Kamu attendit encore, le ventre alourdi par la kamina et l'inquiétude, les restes de sucre terriblement écœurants sur ses lèvres. Son coeur bondit à la vue d'un chapeau en approche – enfin ! Qu'est ce qui avait bien put lui prendre tout ce… Ce n'était pas Maman sous le chapeau. Et il continua sa route jusqu'à un cabanon de plats chauds. Son absence ne lui en parut que plus terrifiante après ça. Où était-elle ? Depuis combien de temps l'attendait-il ? Et si il lui était arrivé quelque chose ? C'était bien l'explication la plus plausible à son retard – elle ne l'avait quand même pas oublié, par Vultur !

Il décida de chercher de l'aide. Les marchands étaient tous occupés à servir, les passants allaient et venaient au gré des rafales incessantes… là, il aperçut deux femmes assises près du feu en train de déguster du lait d'hiver. Elles discutaient en riant. Elles avaient l'air gentilles.

Kamu s'approcha d'elles. Leur regard se voila de tendresse quand elles le virent s'approcher, et l'une d'elle se pencha vers lui avec un sourire bienveillant.

— Tu es perdu, mon garçon ?

— Ma… déglutit Kamu. Ma maman, elle revient pas… elle m'a dit de l'attendre, mais je… je crois qu'elle s'est perdue, ou…

La femme croisa son regard. Sa bouche s'ouvrit dans un cri silencieux, les yeux écarquillés, la mâchoire décrochée. Les deux femmes le fixèrent sans bouger, une expression d'horreur figeant leurs traits.

— Elle… elle a un chapeau, continua Kamu, et elle… elle s'appelle Douceur.

Leurs yeux parurent sortir de leurs orbites. Après un moment de silence atterré, elles s'échangèrent un regard entendu et filèrent sans prendre le temps d'emporter leur boisson. Kamu resta planté devant les deux gobelets fumants. Il ravala un sanglot, et retourna devant le pilier. Là où Maman n'était toujours pas revenue.

Était-il possible qu'elle l'ait réellement oublié ? Était-elle rentrée chez eux sans se rendre compte que son petit garçon n'était pas avec elle ? Dans ce cas, il fallait qu'il rentre aussi. Il le fallait, oui. Mais Kamu s'aperçut qu'il ne connaissait pas le chemin du retour. Il savait bien où il habitait – l'endroit était facile à reconnaître grâce à l'enseigne peinte d'une croix rouge – mais rien que pour sortir du marché, il ne savait pas quelle direction prendre.

Qu'allait-il faire ? Rester ici, à attendre Maman pour toujours ? Une plainte remonta le long de sa gorge pour y rester bloqué. Tous ces gens qui l'ignoraient, ces étals immenses, ce toit vertigineux, toutes ces odeurs qui à présent lui donnaient la nausée, tout ces cœurs qui palpitaient…

Et c'est alors qu'il les vit : les hommes et les femmes qui patrouillaient en uniforme gris avec le sir de la paix affiché sur leur dos. Ils surveillaient tous un cabanon de boissons en discutant gaiement.

Kamu brava l'épaisseur de la foule pour aller à leur rencontre, soulagé à l'idée de trouver de l'aide. Il se faufila entre les passants qui ne prêtèrent guère attention à lui, le coeur battant à tout rompre. Il arriva enfin devant les rudits et, dans son affolement, alla même jusqu'à se jeter sur l'un d'eux en agrippant son uniforme.

— S'il vous plaît, implora-t-il, ma maman…

L'homme baissa vers lui un visage surpris.

— Qu'est ce que c'est que ça ?

Le rudit de paix se dégagea de lui d'un coup de poing au visage. Kamu valsa à deux bons mètres. Il resta au sol, transi par la brutalité du choc. De la chaleur s'écoulait de son nez, assailli d'une vive douleur.

— Ses yeux, vous avez vu ses yeux ? Continua le rudit. Nom d'yvil, ils… Oh, bordel !

Les uniformes gris contemplèrent Kamu avec effarement, lequel tentait de se relever pendant qu'une foule de curieux s’attroupait autours d'eux.

— Mais enfin ! S'indigna un une jeune femme se précipitant sur lui. C'est un enf…

Encore cette expression. Ils avaient tous la même. Pourquoi ? Étaient-ce vraiment ses yeux, qui les terrifiaient tant ? Qu'avaient-ils de si différent des leurs ? À part cette couleur… était-elle si importante ? Et ces battements… c'était un de ces moments où ils devenaient assourdissants, pareils à des coups de sabots acharnés et incessants.

Le rudit qui l'avait frappé s'approcha d'un pas vif, main tendue. Kamu recula maladroitement, mais l'homme le saisit par le col de son manteau pour l'emporter avec lui. Kamu regarda la foule s'éloigner, alors même qu'elle restait immobile. Il remarqua son bonnet, laissé au sol. Les sanglots lui tordirent la gorge, tandis que le rudit le traînait à l'extérieur du marché, suivi par ses collègues. Ils laissèrent derrière eux un couloir vide, comme creusé dans la foule.

Toutes ces personnes… tous ces visages…

Pourquoi n’y avait-il pas celui de Maman ?

Le plafond du marché céda sa place au ciel grisâtre et Vultur en profita pour brûler ses joues, là où les larmes avaient laissé leurs traces. Un mouvement flou fit disparaître les nuages, Kamu percuta le sol en un petit cri de douleur, les mains et les jambes enfoncées dans la boue. Il avait un goût de fer dans la bouche.

— Maman, sanglota Kamu. S'il vous plaît… je…

Les rudits dévisageaient tantôt Kamu, tantôt leurs collègues, l’air perdu. L'homme l'avait emmené dans une ruelle adjacente de la Place tuilée, vite désertée par les passants. Kamu se retrouva seul, par terre, entouré d’uniformes gris.

— Elle… elle a un chapeau et elle s'appelle Douceur, murmura Kamu.

— Pfff ! fit une rudite. Et en plus, c'est un fils de putain.

Non, Douceur, il était le fils de Douceur.

— Sa mère a dû le laisser là pour s'en débarrasser, dit un autre. Quelle plaie ! Qu'est ce qu'on fait de ça ? On l'abat ?

S'en débarrasser ? Maman lui avait simplement demandé de l'attendre…

L'un d'eux s'accroupit devant Kamu et le remit brusquement sur pieds pour le scruter.

— Il a une sacrée couche de vêtements, remarqua-t-il.

Il passa une main à la peau rêche dans ses cheveux et derrière son oreille, puis examina ses doigts.

— Et il est tout propre, dit-il en se tournant vers les autres. On dirait que ça a été prémédité… avec beaucoup de soin.

Il se retourna vers Kamu, lorgna sa bouche maculée de sang et de sucre. Il soupira.

— Laisse moi deviner… maman t'a acheté une friandise, et elle t'a demandé de l'attendre, c’est ça ?

Kamu hocha vivement la tête – enfin ! Les rudits faisaient leur travail, ils allaient retrouver Maman et…

— Madrem ? S'enquit une voix lointaine. Que se passe-t-il ?

— Salut, Amra. Laisse tomber pour le gamin, même toi tu n'en voudrais pas, répondit le rudit accroupit après s'être tourné vers la voix.

Une voiture s'était arrêtée au bout de la ruelle, et une femme venait d'en descendre.

— C'est ce que vous me répétez sans cesse, dit-elle en les rejoignant.

— Ah, mais cette fois, c'est vrai !

Elle portait un manteau épais, avec des boutons brillants qui lui tombait aux genoux. Elle avait des cheveux blonds très longs, coiffés en une natte qui lui arrivait jusqu’à la taille.

— Allons, allons, qu’y-a-t’il avec celui-là ?

Elle parlait d'une voix lente et grave, teintée de bienveillance.

Comme tout le monde avant de voir ses yeux.

— Constate par toi même, soupira le rudit en s'écartant.

La nouvelle venue prit sa place.

À l'idée d'affronter un autre de ces regards, les larmes affluèrent de plus belle sur les joues de Kamu, ruisselant parmi les gouttelettes de bruine. Mais la femme n'en eut pas. Quand elle croisa son regard, ses yeux s'écarquillèrent bel et bien, mais simplement de surprise, sans cette ombre d'horreur qu'affichaient tous les autres. C'était la curiosité qui la remplaçait.

Kamu parvint à soutenir son regard, curieux à son tour.

La dénommée Amra lâcha un sifflement sans cesser de l'examiner.

— Ça alors, rigola-t-elle doucement. On peut dire que tu as de jolis yeux, toi.

— Tu n'es pas sérieuse ? Amra, dis-moi que tu n'es pas sérieuse… qu’est-ce-que tu vas bien pouvoir faire de ce gamin ?

— Et vous ? demanda Amra en se relevant. Qu'allez-vous en faire ?

Plusieurs rudits baissèrent la tête avec gêne.

— Je viens de récupérer un petit gars à l'Hôtel de Paix, continua Amra. Parents foudroyés par le morbus… ils doivent avoir le même âge tous les deux. Je l'emmène avec moi.

Elle reprit place devant Kamu, s'accroupit pour fixer ses yeux une fois de plus.

— Comment t’appelles-tu ?

— K-Kamu, bredouilla-t-il.

La femme lui tendit sa main, une main à la peau douce et aux ongles soignés. Comme Kamu n'en fit rien, elle prit sa main dans la sienne, qui brûla presque au contact de cette chaleur soudaine.

— Enchantée, Kamu, moi c'est Amra, dit-elle avec un sourire. Mais tu peux m’appeler Mama.

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