Chapitre 5 : Statu Quo

10 minutes de lecture

En fait, Skiago n'avait pas changé.

En quatre semaines de voyage, Kamu avait eu tout le temps d'imaginer comment ces nouveaux aménagements avaient pu transformer sa ville natale. Il avait pensé qu'en cinq ans et avec ce système d'égouts – révolutionnaire, lui avait-on dit – la ville aurait perdu de son allure moribonde. Certes, les pauvres mendiaient à présent sur un joli pavé. Mais Skiago n'avait pas changé.

Kamu descendit de la voiture qui l'avait acheminé jusqu'à la capitale depuis un village alentour. Il remercia son chauffeur et s'empressa de s'éloigner, le dos voûté et le visage recouvert par sa capuche. Les battements de la ville tambourinaient dans sa tête.

Il eut envie de repartir. Oublier cette ville pour de bon, ne jamais y remettre un pied. Pendant tout son voyage, il avait vacillé entre la décision de continuer sa route jusqu'à la capitale et celle de s'en éloigner le plus possible. Mais maintenant, il y était… et il y avait un monstre à chasser. C'est ce qu'il n'avait jamais cessé de faire depuis son départ : se plonger dans les mystères nébuleux qui le détournaient de ses propres pensées, découvrir les véritables monstres qui s'y cachaient, pas ceux qu'on inventait.

Kamu inspira profondément. Oui, il y était, et Skiago était restée la même. La capitale du vent, régie par sa bruine perpétuelle, recouvrait encore cet aspect monochrome et repoussant. Les bâtisses étaient toutes faites du même bois terne et humide, et les pavés crasseux n’égayaient pas cette vision. Les passants en guenilles se pressaient sous la bruine au milieu des boutiques d'artisans à la devanture sale et miteuse. La nostalgie que lui inspirait ce retour chassa une partie de l'appréhension accumulée au cours des dernières semaines. Il dépassa un bordel à l'enseigne peinte d'une croix rouge, semblable à celui où il était né. De nombreux édifices affichaient la même, et il était difficile de les différencier à moins d'y rentrer. Ce dont il n'avait aucune envie.

Kamu remonta les rues, s'imprégnant de toutes les familiarités qu'il retrouvait. Les commerces, le brun sempiternel des maisons, le vacarme et les odeurs de la ville, les pulsations régulières des milliers de coeurs qui la peuplaient. Il avait oublié qu'ils étaient si nombreux. Il n'aimait pas ça.

Le bas de son ample manteau battait ses mollets sous le souffle de Vultur. Il portait les même vêtements qu'il avait dérobé le soir de cette journée sèche, ainsi que les chaussures offertes par Rilem – de piètre qualité. Sa barbe avait continué de pousser en une sorte de bouc chétif, faute d'avoir pu trouver un rasoir, et ses cheveux n'étaient plus qu'une masse de nœuds bruns qu'il avait entrepris d'attacher grossièrement. Même sa propre odeur commençait à l'incommoder.

Son voyage avec les marchands de conserves n'avait duré que deux jours avant que ceux-ci n'aperçoivent ses yeux lors d'une circonstance fâcheuse. Kamu avait rejoint la capitale en alternant la marche, ce qui lui avait permis de retrouver la vigueur mise à mal par son incarcération, et autres moyens de locomotion gentiment proposés par d'autres voyageurs.

En multipliant ainsi les rencontres, il avait pu commencer son enquête sur le « monstre » qui l'avait attiré ici. Il avait tout consigné dans un petit carnet – subtilisé à un rudit de paix trouvé ivre mort dans une auberge, puisqu'il s'était débarrassé du sien lors de son arrestation. Un réflexe qui lui avait épargné une attention supplémentaire à celle dont il avait l'habitude. Si les gens découvraient qu'un yvil-voleur-de-chaussures pouvait lire et écrire l'alphabet Justinien… il n'était pas sûr qu'on lui accorde le bûcher pour un tel affront.

Les dernières nouvelles déclamées par le rudit de lettres à la cape jaune l'attirèrent devant le kiosque où celui-ci répétait inlassablement les mêmes lignes au cours d'une journée. Kamu se plaça légèrement à l'écart de la foule attroupée là. Bien sûr, il n'y avait que les habitants les plus pauvres, car les skiaciens aisés pouvaient se permettre d'avoir leur propre rudit de lettres, entre autres nombreux privilèges.

Celui-là s'époumonait d'une façon qui aurait pu être risible, si il ne faisait pas tant pitié avec ses joues rougies et son souffle saccadé. D’ailleurs, il ne lisait pas si bien que ça, surtout pour un rudit de lettres. Peut-être avait-il décidé que les petites gens ne méritaient pas ses efforts de lecture… Typique des rudits, songea Kamu.

L’Empire zianais venait de lancer une campagne militaire contre Rhushe. Quelque chose à voir avec leur religion étrange qui proclamait la toute-puissance de leur dieu et ceux qui n'y croyaient pas comme hérétiques. Tout ça simplement basé sur les paroles d'un prétendu prophète… Bien qu'elle soit établie à l'autre bout du monde, l'idée que l'armée zianaise parte à la conquête du continent avait quelque chose d'inquiétant. La plus grande force militaire de Luhltim, disait-on. Elle écraserait les rhushiens, à n'en pas douter… mais si ils continuaient jusqu'à l'est ? Si ils arrivaient jusqu'ici ?

Les gens mourraient. Comme ils le font toujours. Rien de plus.

Une autre guerre qui débutait, alors même que celle entre Merica et Amalys perdurait depuis des années. La foule rassemblée autour du kiosque protestait contre l’augmentation des taxes, censée financer cette guerre lointaine dont on ne percevait rien d'autre que les rares nouvelles rapportées et les impôts exorbitants.

Kamu se détourna et continua sa route vers le centre, où les capes aux coloris vifs apparurent en grand nombre. Comme dans la Ville basse, des tuyaux métalliques couraient le long des façades. Kamu s'arrêta devant l'un d'eux. Sa gueule béante déversait un flot nauséabond dans une large grille de fer encastrée dans la chaussée. Cette disposition était présente à intervalle régulier dans chaque rue. Les passants contournaient les grilles avec indifférence, visiblement habitués à ce spectacle. Kamu approcha, grimaçant à l'entente des échos peu ragoutants qui s'en dégageaient. Les pieds campés de chaque côté de la grille, il se pencha au dessus du puits pour en sonder les profondeurs.

C'était sombre. Et ça puait.

Tu chantes d'une révolution, oui.

Des quelques personnes rencontrées et familières avec cette affaire, il n'avait rien pu tirer de plus que ce que Rilem lui avait déjà appris. Et il avait la confirmation de ses dires sous les yeux : en effet, personne, ni rien, n'aurait pu vivre là dedans. Kamu tendit l'oreille par dessus le brouhaha de la rue pour chercher quelques traces de la présence dont on lui avait parlé. Mais il n'entendit que les ploufs ! discontinus du flot odorant.

Kamu laissa échapper un grognement de frustration. À quoi s'était-il attendu ? La vérité n'apparaissait pas si facilement, il fallait creuser, aller la chercher dans son recoin. Et apparemment, elle se tapissait dans celui-ci. C'était bien le meilleur endroit où se cacher, d'ailleurs : personne n'oserait chercher là.

Il garda ses réflexions dans un coin de sa tête afin de les poser plus tard sur papier, puis reprit sa route vers les Allées Chanterelles. Ces artères principales de la Ville haute baisaient les pieds de la colline de Petra, là où les domaines des nobles qui surplombaient Skiago devaient faire passer n'importe quel manoir pour un taudis. C'était là-haut que les cadavres avaient été retrouvés. L'idée que les plus hautes figures de la ville – littéralement – puissent être attaquées ainsi avait de quoi générer des rumeurs, Kamu n'en était pas surpris. Ce qui le surprenait, en revanche, c'était avec quelle indifférence cette affaire de meurtres avait été traitée.

Kamu essuya la pluie de son visage et quitta les Allées Chanterelles. Il arriva dans une ruelle adjacente à la Place Tuilée, laquelle brassait foule de skiaciens, comme à son habitude. Le toit et les piliers de la structure présentaient par endroit des teintes anormales – les traces d’un incendie. Mais à moins d’en connaître déjà la présence, elles se remarquaient difficilement.

Les passants allaient et venaient au milieu des cabanons qui regorgeaient de délices mericiens. Les senteurs vinrent titiller son ventre affamé, alors même qu'il restait à l'écart du marché. Il reconnut celle du lait d'hiver, celle du marama – du choux fermenté avec des herbes et des champignons – celle du rilki, celle…

La kamina. L'odeur de l'abandon. Une odeur infecte, pire que celle des égouts.

Kamu pressa le pas et s'engouffra dans une ruelle, une main sur son ventre retourné.

Les égouts. Réfléchis plutôt à comment tu vas démêler tout ça.

Garder son esprit occupé, c'était ce qu'il devait faire. Si il parvenait à rester concentré sur cette histoire, il pourrait encaisser son retour. Sûrement. Peut-être.

Comment allait-il pouvoir s'occuper de cette affaire ? C'était plus simple, d'habitude. Vultur le portait dans un petit village où les rumeurs d'un monstre terrifiaient les habitants et ses environs. Il se présentait aux autorités, généralement des délégués du Château qui faisaient la liaison entre les terres rurales et la capitale, afin de se présenter et de recevoir les ressources nécessaires : les noms des témoins, des cadavres, les rapports – qu'il feignait de ne pas pouvoir lire – et autres preuves rassemblées. Kamu avait appris à force d'échecs répétés qu'il valait mieux révéler sa nature au plus tôt, lorsqu'il projetait de rester à un même endroit pour un temps. La plupart des gens parvenaient plus ou moins à accepter son existence après en avoir digéré le choc, mais jamais ils ne lui pardonnaient de s'être fait manipuler. Évidemment, cette procédure entraînait des rejets inévitables, mais mieux valait qu'ils se produisent à son arrivée plutôt qu'après plusieurs jours de présence. Ils étaient moins violents. En général.

Kamu arriva sur la Place du Pendu, le seul endroit de la ville au parterre immaculé. La pierre grise en recouvrait le sol, entre les deux principaux édifices : le Palais du Carillon et le Dôme Savant, le siège de Rudition. Le lieu ne semblait pas avoir connu de travaux, mais à y réfléchir, les deux bâtiments devaient sûrement posséder leur propre système d'évacuation depuis longtemps.

Après qu'on lui ait accordé le droit de présence, le gros du travail consistait à savoir chercher la vérité dans les histoires absurdes qu'on lui racontait. Une fois qu'il avait compris la nature du monstre, il ne lui restait plus qu'à traquer l'animal en question et le remettre aux autorités. Ou le meurtrier, ça dépendait des cas. L'étape la plus délicate résidait donc dans sa venue et sa présentation. Mais là… à qui devait-il se présenter ? Au Château lui-même ? Le laisserait-on seulement entrer au Carillon ?

Kamu s'arrêta sur la place, écrasé par la majesté des édifices. Le Dôme Savant était un bâtiment en pierres qui se dressait sur ses cinq étages. Sa base rectangulaire et très allongée s’arrondissait à l'une de ses extrémités, laquelle était surmontée d'un dôme de verre si vertigineux que Kamu devait se tordre le cou pour en voir le sommet. Ses multiples et minuscules vitraux dessinaient des motifs de couleurs vives dans le ciel, presque en un affront fait aux nuages qui plafonnaient le pays de leur grisaille éternelle. Une coursive entourait le bâtiment, formée par des arches de pierres aux sculptures foisonnantes de détails, comme le reste de l’édifice. Des statues des fondateurs de chaque Instance de Rudition étaient postées sous cette coursive. Kamu reconnut Justin l'Avisé, créateur de l'alphabet toujours si précieux après un millénaire d'utilisation, ainsi que Hokam l'Inflexible, l’inventeur du système métrique.

En face, le Palais du Carillon duquel dirigeait le Château. Un bâtiment lui aussi fait de pierres, de seulement deux étages et également pourvu d’une coursive. Sa seule fantaisie résidait dans son jardin et dans l'emplacement de celui-ci : il s'étendait sur le toit, abrité sous une serre qui laissait voir les feuillages exotiques. Le jardin avait été rajouté au bâtiment initial sous la demande du quarante-septième Château, l'actuel régent de Merica qui, disait-on, se passionnait pour le jardinage.

Si seulement il pouvait placer autant d'efforts dans sa politique que dans ses plantes.

Kamu s'avança sur la grande place, moins peuplée que les autres endroits de la ville. Des rudits en tout genre rentraient et sortaient du Dôme Savant, ils affichaient les couleurs de leur Instance qui correspondaient à celles des vitraux coiffant le bâtiment. Certains faisaient des aller-retours entre les deux édifices, des livres soigneusement empaquetés sous le bras. Peu d'entre eux empruntaient la coursive qui reliait les deux bâtiment à leurs extrémités, et à raison : elle était interrompue en son milieu par un arche grandiose de cinq mètres de haut. Dessous, le pendu de la semaine se balançait au gré du vent. Emprunter ce passage nécessitait de contourner l'arche et son cadavre afin d'éviter ses déjections post-mortem, pour peu qu’il soit récent.

Skiago avait toujours un pendu. Un condamné pour l'exemple dont le véritable châtiment n'était pas la mort, mais le refus des rites funéraires qui permettaient à Vultur d'emporter son âme. Un châtiment que même la mort ne pouvait écourter. Un châtiment éternel.

L'idée fit frissonner Kamu.

Une partie du système qui permettait de tracter le condamné semblait rattaché à la Tour du Carillon, accolée au Palais à la jointure de celui-ci et de la Coursive du Pendu. Elle ressemblait plus à une cheminée qu'à une véritable tour tant elle était étroite. Un carillon suspendu à son sommet couvrait la place de ses tintements constants en déférence à Vultur.

Kamu se détourna des mouvements sinistres du cadavre, dirigea son regard sur le Palais. Et maintenant, que faisait-il ? Allait-il vraiment rester ici pour s'occuper de cette affaire de monstre ? Quelque chose chantait faux dans cette histoire, de façon si évidente que c'en était troublant. Mais elle constituait une prise pour lui, un point de repère, un objectif auquel s'accrocher face au vent qui l'emportait. Il se sentait perdu dans cette ville, même si il en connaissait chaque recoin. Il y manquait quelque chose de fondamental, quelque chose qui l'avait sauvé près de quinze ans auparavant. Quelque chose qu'il avait perdu, qu'il ne pourrait jamais retrouver.

Des rires. La chaleur d'un foyer. Une partie de lui même.

Pouvait-il rester à Skiago, sans ça ? Il venait bien de vivre les cinq dernières années avec cette perte écrasante, ce poids constant sur les épaules. Mais… le chagrin pesait si lourd. La culpabilité, aussi. Et cette ville ravivait tant ses souvenirs…

Kamu se dirigea vers l'entrée du Carillon, les poings serrés dans ses poches. Les Garde-pleurs surveillaient le bâtiment, postés à intervalle régulier, les yeux fixés sur la pluie qu'ils regardaient tomber toute la journée.

Kamu inspira et, d'un pas sûr, se rapprocha de l’entrée. Deux Garde-pleurs s’empressèrent de lui barrer la route et de le questionner.

Il enleva sa capuche.

Annotations

Vous aimez lire Arno ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0