Chapitre 6 : Pas un Garde-pleurs

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Les Garde-pleurs fixèrent Kamu de cet air ahuri si familier. Ils l'avaient atteint avant qu'il ne se réfugie sous la coursive. La pluie lui dégoulinait du visage, gouttait de ses cheveux pour glacer sa nuque et s'infiltrer sous ses vêtements. Le souffle de Vultur mordait sa peau d'un froid si intense qu'il lui rappela la brûlure du bûcher.

Kamu attendit que les deux gardes se ressaisissent. Ils étaient tous les deux grands et bien bâtis, mais il les dépassait quand même de plusieurs doigts. Ils portaient un manteau noir aux boutons argentés saillants sur le coté droit de leur poitrine et qui leur tombait jusqu'à mi-cuisse, ainsi qu'un pantalon assorti et rentré dans leurs hautes bottes de cuir. Rasés de près, cheveux courts, ils avaient l'allure fière et soignée qu'on attendait des gardes d'un tel statut.

L'expression sidérée en plus. Qui ne passait pas, d'ailleurs.

— Hum, j'aimerais entrer.

L'un des gardes, plus jeune que son collègue, commença à s'effacer sur le côté avec la bouche encore entrouverte par l'effet du choc.

Le second, cependant, semblait retrouver ses esprits.

Non ! protesta-t-il en saisissant l’autre garde par l'épaule.

— Il veut rentrer, dit ce dernier avec une moue perplexe.

Son collègue le darda d'un regard noir avant de se tourner vers Kamu, un sourcil haussé.

— C'est le Palais du Carillon, pas une auberge ou un bordel. Il faut avoir une raison pour pouvoir rentrer, et une bonne.

Il redressa le dos en le jaugeant de la tête aux pieds, sa lance fermement serrée.

— Et ça m'étonnerait que vous en ayez une.

Le jeune garde dévisagea tour à tour Kamu et son collègue, puis finit par l'imiter d'un air renfrogné, cherchant visiblement à faire oublier sa première réaction.

— J'en ai une, assura Kamu, je dois m'entretenir avec le Château ou, du moins, avec un responsable. Je viens pour l'affaire du monstre des égouts.

— Ka-Katakomb ? bredouilla le jeune Garde-pleurs.

— Ka… Ah oui, quelque chose comme ça.

— Qu'est ce qu'il nous chante, celui-là ? siffla l'autre garde. Les rudits de paix se sont déjà occupés de l'affaire, que viendrait faire un… quelqu’un comme vous là dedans ?

— Eh bien, ça paraît évident, non ?

À leur air dépité, ça ne l'était pas.

— Je viens faire le travail qu'ils sont incapables de faire eux-mêmes. Oh, ne soyez pas surpris. Cette histoire de monstre traîne depuis des mois, des rumeurs circulent dans tout le pays, et les gens commencent à douter sévèrement de leurs capacités. Enfin, ceux qui n'en doutaient pas déjà.

Les Garde-pleurs faillirent s'étouffer dans leur propre colère, les joues cramoisies.

— Et puis là, je suis sous la flotte, quoi.

— Qu'est ce qui vous fait croire, explosa le garde, que vous pussiez être plus compétent qu'eux, d'une quelconque manière que ce soit ? Ce sont des rudits de paix ! Vous êtes… vous.

— Mmm. Et vous êtes très perspicace.

Cette fois, il eut l'air de réellement s'étouffer.

Kamu soupira en dégageant des mèches ruisselantes de son visage.

— Messieurs, dit-il tout bas en se penchant vers eux, écoutez. Cessons de nous mentir et affrontons la vérité, tels les braves hommes que nous sommes. Nous savons, tous les trois comme tout le monde, que l'Instance de Paix a quelques… hum, lacunes dans son organisation. Les affaires s'entassent à l'Hôtel de Paix, les coupables attendent la journée sèche avant ne serait-ce que de se faire interroger, et les innocents se font brutaliser quand ils demandent de l'aide. Les rumeurs courent sur eux, la population n'a plus confiance en cette Instance. Vous avez déjà vu comment les rudits de paix vomissent leurs tripes dans les tavernes, je l'ai déjà vu, tout le monde l'a vu. Et fermer les yeux sur ce problème n'aidera personne, messieurs.

Les rudits de paix, plus que n’importe quels autres rudits, étaient vraiment de gros cons.

C'était bien connu.

— Ça ne répond pas à ma question, dit le Garde-pleurs. Peut-être bien que les rudits de paix sont un peu débordés… mais comment, vous, nom d'yvil, pourriez faire leur travail ?

Kamu se permit un sourire dramatique.

— Eh bien, voyez-vous, dit-il en écartant les bras, il se trouve que je suis rudit de monstres.

Les deux gardes reniflèrent, les yeux plissés.

— Rudit de monstres, hein ? Mmm.

Le Garde-pleurs se tourna vers son collègue plus jeune avec un sourire narquois.

— Je crois que vous avez raison, poursuivit-il à l'adresse de Kamu. Cessons de nous mentir et affrontons la vérité.

Il émit un long et puissant sifflement sans quitter Kamu du regard, puis s'empressa de diriger la pointe de sa lance contre lui en aboyant des noms, aussitôt imité par le second garde. Quatre Garde-pleurs d'allure semblable aux deux premiers déboulèrent sous la coursive, déplacement au pas, uniforme noir repassé et boutons lustrés. Ils saluèrent le garde plus âgé, et se mirent au garde à vous.

— Commandant ? s'enquit l'un d'eux.

— Cet individu est extrêmement suspect, dit leur supérieur. Je ne sais pas ce qu'il projette de faire, mais il tente de nous convaincre de le laisser rentrer depuis plusieurs minutes… Amenez-le aux cachots. Et assurez-vous de bien le fouiller.

— Donc… vous accédez à ma requête ? Dit Kamu tandis que deux des gardes le saisissaient par les bras.

Il croisa le regard de l'un d'eux qui eut alors un mouvement de recul.

— Par la voix de ma mère…

Le commandant grogna, les dents serrés.

— Traitez-le avec tout le respect qu'il mérite. Aux cachots, et allez prévenir le Second.

Bah, je l'ai bien cherché…

Les gardes resserrèrent leur prise autour de ses bras et les deux autres se placèrent derrière lui. Le jeune Garde-pleurs ouvrit la double porte puis les autres poussèrent brusquement Kamu à l'intérieur.

Il réalisa qu’il était plus grand qu'eux tous et que la largeur de ses épaules pouvait humblement rivaliser avec celle des gardes, sans compter sa connaissance assez précise du corps à corps qui, couplée à son endurance, pouvait peut-être faire l'affaire face à ces détracteurs…

Il se laissa entraîner à travers les couloirs tout en y songeant distraitement, les lances pressées plus que de raison contre son dos. Ils traversèrent nombre de corridors, descendirent des escaliers étroits sans même croiser personne. Des lampes à huile suspendues aux murs éclairaient les dalles poussiéreuses, sûrement responsables de l'odeur rance qui se dégageait du lieu exigu. L'odeur s’intensifiait à mesure qu'ils progressaient dans les souterrains du Carillon, où les lampes se raréfiaient.

Un énième escalier déboucha sur une grande porte en fer sombre. Les gardes marquèrent un temps d'arrêt pour la déverrouiller et empoigner l'unique lampe suspendue à côté. Quand la porte s'ouvrit, une rafale d'humidité et d'effluves de pourriture enveloppa Kamu, alors poussé au delà. La faible lueur de la lampe dévoila une enfilade de portes similaires à celle qu'ils venaient de franchir, comme encastrées dans la crasse et les ténèbres. À leur passage, certaines d'entre elles s'éveillèrent dans des grattements sinistres et des gémissements étouffés. Kamu se força à les ignorer tandis que les gardes le menaient jusqu'à l'une d'elles.

Ils fouillèrent ses poches, qui ne contenaient qu'un crayon de graphite et un mouchoir en tissu, puis tâtonnèrent son corps avec réticence – en omettant de vérifier la zone de son entre-jambe qui abritait son carnet. Puis, ils ouvrirent la porte et le jetèrent au sol. La lumière de la lampe disparut en un grincement métallique. Un cliquetis résonna, puis les pas s'éloignèrent jusqu'à s'effacer après un second bruit de verrou, lointain.

Kamu se redressa sur la pierre froide. Les gémissements des cellules voisines perdurèrent un instant, avant de s'évanouir dans l'obscurité. Kamu tâtonna les murs étroits pour aller s'y affaler, accompagné du seul bruit de ses mouvements et de sa respiration. Seul.

Il s'était peut-être attiré plus d'ennuis qu'il ne l'imaginait. Il avait remarqué l'absence de pot de chambre avant que la porte ne se referme, ce qui pouvait signifier que les prisonniers d'ici ne le restaient pas très longtemps. Ou alors, qu'on ne l’ait pas jugé nécessaire.

Kamu voulut étendre ses jambes, mais ses pieds heurtèrent le métal de la porte avec un bruit sourd. Il tenta la manœuvre en diagonale, mais rencontra le coin de la cellule. Il soupira, appuya sa tête contre le mur.

Eh bien. Sans cette affaire, il n’y avait rien qui le retienne à Skiago. Il était soulagé. Il pourrait continuer à arpenter la campagne, loin des souvenirs et des regrets. Vultur continuerait de le molester comme il appréciait tant le faire, il le porterait de village en village, d'affaire en affaire. Des petits objectifs qui noyaient ses pensées, assez importants pour qu'il ait le sentiment d'exister, assez insignifiants pour qu’il sache ce sentiment dénué de sens.

Encore fallait-il qu'on le libère de ce lieu. Qu'attendait-il, au juste ? Un jugement ? Il n'y avait rien à juger. Une exécution ? C'était plus probable.

Pourvu qu’on m’épargne le bûcher…

Kamu soupira encore et détacha ses cheveux. Il n'avait rien d'autre à faire que de les démêler, ce qui, au vu de la quantité de nœuds et de sa dernière expérience en cellule, lui prendrait une bonne heure. Peut-être deux, si il s'appliquait. Il espérait avoir des nouvelles de son sort d'ici là, avant qu'il n'ait plus rien à faire ou à penser. C'était dangereux quand il ne restait plus que les battements de coeurs à animer son esprit. Et il y en avait des milliers au dessus de sa tête.

Après seulement une petite mèche de faite, le verrou de la grande porte retentit en réveillant ses compagnons de solitude, et des talons claquèrent jusqu’à sa cellule. Kamu lâcha aussitôt ses cheveux, au cas où il devrait encore attendre après ça. Il lui faudrait des nœuds pour s'occuper.

La porte s'ouvrit dans une lumière éblouissante, où se découpa une silhouette que Kamu fit disparaître derrière sa main pour atténuer la vivacité du halo. Par Vultur, venaient-ils de ramener toutes les lampes du Palais ? Il aperçut entre ses doigts des hanches prononcées et une chevelure rousse. Pas un Garde-pleurs, donc. Pourtant, la pointe de deux lances ne tarda pas à se faire sentir sur sa poitrine.

— Montrez vos yeux, ordonna une voix féminine.

Kamu baissa la main, mais il ne put garder ses yeux ouverts sous l’intensité de la lumière.

Soupir.

— Ouvrez-lui les yeux.

Des mains brusques enserrèrent sa tête et leurs doigts appuyèrent sur ses paupières pour les soulever. Il ne vit qu'un éclat vif qui lui brûla la rétine, des larmes jaillirent de ses yeux maintenus ouverts. Il reconnut la chaleur d'une lampe à huile à quelques centimètres de son visage.

— Par tous les vents, souffla la voix féminine. Les chants ne rendent pas honneur à cette couleur…

Le silence se fit dans la cellule. La brûlure s'intensifia, puis les mains le lâchèrent enfin sur ordre de la voix. Kamu frotta ses yeux d'où s'échappaient encore des larmes, la tache de lumière comme marquée au fer sous ses paupières.

— Je ne sais pas comment votre existence a pu advenir, ni comment elle a pu être si longue, mais nous allons devoir régler ça. Apportez-moi une chaise.

Un raclement se fit entendre. Kamu entrouvrit ses yeux au prix de nombreux et douloureux battements de paupières, et commença enfin à distinguer son interlocutrice.

Une femme à la trentaine passée, avec de longs cheveux roux tressés autour d'un visage austère. Elle portait une robe au tissu vert et soyeux parcouru de broderies blanches qui rappelaient le sir du vent, au col remonté et avec de larges poches sur les côtés. Elle se tenait assise sur une simple chaise de bois dans l'encadrement de la porte, comme si elle ne se trouvait pas au fond d'un cachot miteux, mais plutôt en compagnie de la haute bourgeoisie skiacienne à savourer du Malt Ardent raffiné. Ni l'odeur, ni les plaintes des cellules voisines ne semblaient l'atteindre. Deux des Garde-pleurs qui avaient escorté Kamu l'accompagnaient.

— J'attends vos explications, yvil.

Lui aussi les attendait, depuis vingt ans.

— Des explications, marmonna-t-il, encore ébloui. Il n'y a pas grand-chose à expliquer. J'existe, voilà tout.

— En effet. C'est bien là tout le problème.

Elle claqua sa langue.

— Pourriez-vous développer ? Êtes-vous mericien, pour commencer ? Vous avez une allure de ropien du nord… même si aucun yvil n'est supposé franchir nos frontières, vous avez bien une origine. Dites-moi.

Toujours les mêmes questions.

Kamu voulut replier ses jambes contre lui, mais les lances pressées contre sa poitrine l'en empêchèrent.

— Cessez, ordonna la femme. Il n'ira nulle part.

Les gardes s’exécutèrent à contre coeur.

— Je suis mericien, dit-il en ramenant ses jambes contre lui, tout comme ma mère, et comme vous l'avez si bien relevé, sûrement comme mon père. Pour lui, je n'en sais rien, mais je peux vous assurer que ma mère n'était pas yvile.

— Est-elle encore vivante ?

Il haussa une épaule.

— Peut-être.

— Des noms ?

— Pardon ?

— Vos parents, je veux leur nom.

— Je ne les connais pas.

Une lueur s'alluma dans les yeux de la femme. Elle claqua sa langue.

— Nous pouvons vous poser la question sous des circonstances qui vous pousseront à répondre, croyez-moi. Faites-vous une faveur, répondez simplement.

— Je ne les connais pas, articula Kamu. Je n'ai jamais connu mon père et je ne me souviens pas du nom de ma mère. J'étais trop jeune.

— Peut-être la venue du Tire-larmes vous le rappellera-t-elle.

Kamu grogna, enfouit son visage entre ses bras.

— Faites venir votre boucher, dit-il d'une voix étouffée. Il ne tirera rien, je vous dis que j'étais trop jeune pour m'en rappeler. Tout ce que je sais, c'est qu'on l'appelait Douceur – mais ça ne m'étonnerait pas que vous en trouviez une dans chaque bordel du pays.

Sa réponse entraîna un lourd silence.

— Sortez, ordonna la femme.

— Madame ?

— Sortez. Laissez nous seuls.

— Mais, Madame la Seconde, bredouilla le garde, nous devons nous assurer…

— Ne me faites pas répéter.

Madame la Seconde ? C'était donc elle, le nouveau Second du Château ?

Les pas des gardes se traînèrent plus loin, puis se firent recouvrir par les plaintes faiblissantes des cellules voisines.

Elle claqua sa langue. Encore. Sale manie.

— Très bien. Vérifier vos dires auprès de votre mère paraît difficilement faisable. Mais je vous crois, malgré ma déception. Votre… origine explique également les doutes qui planent sur votre père. C'est bien dommage… enfin, passons à vos descendants.

— Mes… Ah, dit-il en relevant la tête.

C'était vraiment charmant, cette obsession qu'ils avaient tous avec l'activité de sa ceinture. Ils craignaient qu'il aille transmettre son héritage maléfique, qu'il souille le sang des lignées mericiennes en poursuivant ce que ses ancêtres avaient entrepris.

Toujours aucune expression sur le visage de la Seconde. Elle lui rappelait Faust, tant elle paraissait vide d'émotions. Une enveloppe de chair, semblable à la pierre.

— Aucun souci à se faire, répondit-il enfin. Pour une raison que j’ignore, les demoiselles ne s’attardent pas à mes côtés – j’imagine que je suis de mauvaise compagnie.

— L’affection coûte moins de dix rodins dans les établissements dédiés.

— J’avoue ne pas être tenté par les erreurs de mon paternel.

— Là, je n'ai aucun mal à vous croire, admit la Seconde en sortant un boîtier argenté de sa poche.

Elle en saisit une longue tige de tabac rhushien, dont elle brûla le bout avec une allumette craquée nonchalamment contre l'acier de la porte. Elle tira une longue bouffée en dévisageant Kamu.

— Voilà qui est au moins réglé. Partir à la poursuite de potentiels yvils nouveaux-nés ne m'aurait guère enchanté.

Kamu inspira la fumée qui remplissait à présent le cachot d'un voile blanchâtre, illuminé par la lampe posée à terre. Il fut pris d'une quinte de toux et des souvenirs que lui rappelait l'odeur du tabac.

— Vous m'avez l'air… particulièrement éduqué, pour quelqu'un de votre nature, reprit la Seconde. J'ai connu des rudits moins éloquents. À quoi peut bien vous servir ce crayon que les gardes ont trouvé sur vous ?

— À défaut de posséder un canif, je m'en sers pour me curer les ongles, Madame la Seconde.

Elle tira une énième bouffée sur sa tige et esquissa un sourire amusé.

Enfin, une émotion.

— Que comptiez-vous faire en venant ici ? Équipé d'un seul crayon et de votre culot, qu'attendiez-vous, au juste ? Cet acte est d'une telle bêtise, il cache forcément quelque chose. Le fait que vous soyez loin d'être stupide le prouve bien – oh, et, rajouta-t-elle, ne me parlez pas de Katakomb. Cette histoire ne rime à rien.

Kamu souffla, épuisé par la conversation. Cette femme partait du principe qu'être yvil lui donnait nécessairement de mauvaises intentions… tout le monde partait de ce principe, et jamais, jamais, ils ne le remettaient en question. La haine paralysait leur esprit. Les pensées irrationnelles s’auto-alimentaient. L’absence de réflexion engendrait la haine. C’était une spirale sans fin.

— Dans ce cas, dit-il avec un sourire fatigué, je ne parlerai pas.

Elle lui sourit à son tour, puis tira une dernière latte de fumée avant d'écraser son mégot contre le mur et de le laisser tomber à terre, encore fumant.

— Ça n'a pas grande importance, finalement. J'étais simplement curieuse… vous êtes… remarquable, réellement. À présent que les problèmes liés à votre existence sont réglés, je peux m'en émerveiller. (Elle le fixa un instant, songeuse) Il m'est d'avis, dit-elle très lentement, qu'un yvil aurait très bien pu obtenir les faveurs d’une prostituée avec la somme d'argent nécessaire. Mais encore aurait-il fallu que votre père en soit un. En plus de ne pas être vérifiable, cette théorie me paraît hautement improbable… mais j'en ai une autre.

— Ah oui ? Soupira Kamu en se redressant.

Les yeux de la Seconde se mirent à scintiller.

— Avez-vous déjà entendu les Pleurs de Médée ?

Kamu secoua la tête.

— Un chant très peu connu, commenta la Seconde. Son nom fait référence à une mère qui, il y a près d’un siècle, s'est vue accusée du meurtre de son nouveau-né. Comme défense, elle aurait assuré l'avoir tué sous prétexte qu’il avait les yeux bleus. Ce chant parle des infanticides commis de la main des mères elles-mêmes, malheureusement loin d'être rares dans notre beau pays. Il suggère que les yvils ne se sont jamais éteints, et qu'ils continuent encore de naître, malgré la Purge d'Azur… seulement, la détresse des mères et les actions qu'elle engendre nous plongeraient dans l'ignorance la plus totale de cette réalité. J'ai toujours cru qu'il s'agissait d'une légende…

— Mais maintenant que vous me voyez, vous réalisez que ce n'est peut-être pas le cas, s'esclaffa amèrement Kamu.

— En effet. Et je tends à penser que… ces infanticides sont peut-être pour le mieux.

La Seconde se releva en soulevant la fumée en volutes hypnotiques, ramassa la lampe et la chaise, puis s'arrêta dans l'encadrement de la porte, l'air grave.

— Vous serez exécuté, déclara-t-elle. J'en suis désolée, et je vous prie de me croire comme je vous ai cru. Mais je suis certaine que vous comprenez les risques qui découlent de votre existence et, ainsi, la nécessité d'y mettre un terme.

Elle se tourna, prête à partir, puis se ravisa.

— Quel est votre nom ? Demanda-t-elle d'une voix douce.

— Kamu. C'est juste Kamu.

— Kamu, répéta-t-elle. Vous survivrez dans ma mémoire.

Si seulement…

Elle fut sur le point de refermer la porte, mais il l'interrompit.

— Attendez ! Dans… dans combien de temps ? L'exécution ?

— Je… je ne sais pas, dit-elle en repassant la tête dans l'ouverture. Le temps que nous en organisions les détails, je suppose.

— Encore un instant, insista-t-il alors qu'elle commençait à partir. Comment vais-je mourir ?

— Je… ne sais pas non plus, dit-elle en fronçant les sourcils. Sûrement de la façon la plus efficace… vous serez emmené à l'extérieur de la ville, et ce sera en petit comité. Moi même, ainsi qu'une poignée de Garde-pleurs. Je… ferais mon possible pour que ce soit sans douleur.

Elle parut hésiter, puis referma la porte. Le cliquetis du verrou se fit entendre. Les pas s'éloignèrent.

Kamu se retrouva une fois de plus seul, dans l'obscurité.

Il soupira, attrapa une mèche de cheveux. Et se réjouit d'avoir autant de nœuds.

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