Chapitre 8 : Claire-voix

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Quinze ans plus tôt

Les deux garçons se jaugeaient du regard à l'arrière de la voiture, les épaules secouées par les tressauts de la route. Comme Kamu, les joues du garçon face à lui étaient encore striées de larmes. C'était un gringalet aux cheveux blonds, tirant sur le roux. Son œil gauche ne regardait pas dans la même direction que le droit. Ils étaient tout deux recroquevillés au milieu de sac de toiles d'où dépassaient des choux et des paquets de viandes. Cela faisait une vingtaine de minutes qu'ils se dévisageaient, sans dire mots. Ils continuèrent ainsi jusqu'à ce que les secousses s'interrompent.

Amra, la femme qui avait sauvé Kamu des rudits de paix, vint leur ouvrir avec un grand sourire.

— Voici Claire-Voix, leur dit-elle en les faisant descendre.

Devant eux, une immense bâtisse de pierre s'élevait sur deux étages, construite comme en angle avec une tourelle qui s'érigeait au niveau du coin. Des bois clairsemés entourait l'endroit. Ils s'étaient arrêtés juste devant la cour, protégée par l’avancée du toit. Trois petits cabanons prenaient place sous l'abri.

— Les latrines, commenta Amra en indiquant les cabanons. Toujours bon à savoir. Ici, on a un système spécial à base de sciure de bois – vous vous y habituerez.

À travers les fenêtres de la demeure, Kamu aperçut du mouvement. Beaucoup de mouvement. Pour la première fois, le pouls incessant de la ville se tût dans son esprit, remplacé par une trentaine de battements, plus faibles, plus doux. Reposants. Ils semblaient appartenir à des coeurs aussi petits que le sien.

— Messieurs, dit Amra en chargeant les sacs sur ses épaules, vous êtes ici chez vous, désormais.

Elle les dépassa pour s'avancer dans la cour, puis se retourna sans quitter son sourire.

— Vous allez rencontrer votre nouvelle famille. Des gens très sympathiques, vous verrez.

Kamu et l'autre garçon lui emboîtèrent le pas, incertains. Alors qu’Amra ouvrait la porte d'entrée, il vit une demi-douzaine de paires d'yeux les observer depuis la fenêtre la plus proche. La chaleur d'un feu et l'odeur du bois les étreignirent quand ils entrèrent, et des dizaines de têtes déboulèrent avant même qu’Amra n'ait refermé la porte. Kamu observa la foule d'enfants qui recouvrait la pièce d'un joyeux tumulte en tordant ses mains l'une dans l'autre, intimidé par tout ces regards braqués sur lui. Des petits visages à l'expression curieuse et impatiente les examinaient tout en discutant avec leurs voisins ; certains étaient du même âge que Kamu, mais la plupart visiblement plus âgé – il en repéra même un avec de la barbe.

— Allons, allons, dit Amra d'une voix forte, on arrête de dévisager et on – Makani, sors moi ce doigts de ton nez, et Kob, je te vois en train d'essuyer je ne sais quoi sur l'épaule d'Irana – donc, hum, on souhaite la bienvenue à Costa et Kamu ! Rappelez-vous de votre arrivée ici, soyez gentils avec eux.

Une salve de « bienvenue » tonna dans la pièce, certains enthousiastes, d'autres mollassons.

— Mmm. J'ai déjà vu des accueils plus chaleureux…

— Mais… lui, là, il a des yeux bizarre !

Pendant un instant, Kamu crut la remarque destinée à Costa, le garçon bigleux. Mais c'était bien vers lui qu'un petit garçon empoté pointait son doigt, les sourcils froncés.

— Kob, siffla Amra, qu'est ce que je viens de dire ? Range ce doigt, c'est très malpoli.

Le garçon abaissa son bras, puis s'extirpa des autres enfants devenus silencieux et se planta devant Kamu.

— Mais… c'est un yvil ! s'indigna-t-il. Hein, Mama, j'ai raison ? Ça ressemble à ça, pas vrai ?

Kamu recula sous le regard insistant du garçon. Des chuchotements inquiets avaient envahi la pièce.

— C'est un jeune orphelin, comme vous tous, dit Amra en balayant la foule du regard. Et il s'appelle Kamu.

Le garçon empoté croisa les bras sans quitter Kamu des yeux, la bouche déformée par un rictus.

— Il est pas comme nous. Il a des yeux bleus, comme dans les chants.

Kamu recula encore d'un pas. Il lissa ses cheveux pour qu'ils retombent devant ses yeux.

— T'es jaloux, Kob, lança une voix moqueuse.

Une petite fille se dégagea des autres enfants, qui observaient à présent la scène d'un œil intrigué sans cesser de chuchoter entre eux. Elle se campa entre Kamu et Kob en adressant un regard noir à ce dernier, mains sur les hanches. Sa peau d'un brun foncé détonnait avec celle des autres enfants, surtout du petit empoté qui s'était mis à rougir dès qu'elle avait prononcé son nom. Ses boucles brunes étaient tenues par un ruban sur le haut de sa tête.

— Jaloux ? fit Kob en s'empourprant d'avantage. Peuh ! Et pourquoi je serais jaloux ?

La fillette fronça le nez. Le marron de ses yeux était si clair qu'ils en paraissaient dorés.

— Eh bien parce que toi, tu es comme un navet trop cuit, flasque et insipide, et que lui… Mmm…

Elle se tourna vers Kamu pour le dévisager, sous les hoquets du petit grassouillet. Quand elle croisa son regard, elle pencha la tête sur le côté en clignant des yeux, stupéfaite.

— Merde alors ! Mais tes yeux sont magnifiques !

— Molly ! gronda Amra. Langage !

Lui ? Il avait des yeux magnifiques ? Elle, trouvait ses yeux magnifiques ?

Kamu répondit timidement au sourire de la fillette. Puis, la commissure de ses lèvres se releva d'elle-même alors qu'une chaleur vivace commençait à se diffuser dans ses joues et sa poitrine.

— Et toi aussi, dit-elle en se tournant vers le garçon bigleux, tes yeux sont magnifiques !

Kamu ravala son sourire.

— Je te remercie, Molly, d'intégrer les nouveaux arrivants, dit Amra d'un ton sévère, mais j’apprécierais que tu le fasse d'une façon plus convenable, la prochaine fois.

— Convenable ?

— Ne joue pas l'innocente… plus d''injure, ni d'insulte, d’accord ?

Elle hocha faiblement la tête, soudain concentrée sur ses souliers tandis que la foule d'enfants se dispersait et reprenait les bavardages. Mais sans pour autant quitter Kamu du regard.

—Bien, bien, dit Amra en reprenant son sourire, et si tu leur faisais visiter pour te faire pardonner ?

L’intéressée releva vivement la tête et lança un sourire espiègle à Kamu et Costa.

— Pfiouu, fit-elle dès qu’Amra fut partie, c'était foutrement poilant tout ça ! Surtout la tête de Kob… mais il le méritait bien, il arrête pas de me tirer les cheveux en douce, ce crétin.

Elle resserra son ruban d'un air renfrogné, puis se dirigea vers l'escalier qui occupait une grande partie du hall d'entrée.

— Alors, vous venez ?

Les deux garçons lui emboîtèrent le pas après s'être échangé un regard perplexe. Molly les mena directement jusqu'au palier du dernier étage, et commença sa visite devant une double porte massive au fond d'un couloir au plancher bruyant. La fillette repoussa vigoureusement les deux battants, pénétra dans la pièce les bras écartés sur les côtés dans un geste théâtral.

Kamu en eu la mâchoire décrochée.

— Voici, dit-elle en tournoyant sur elle-même, la bibliothèque !

La pièce, sombre et profonde, était remplie d'étagères chargées de livres aux tailles et usures variées. Des fauteuils matelassés, et des petites tables sur lesquelles reposaient des lampes à huile, étaient disposés entre les hautes rangées d'étagères qui atteignaient presque le plafond. L'air était chargé de poussière et une odeur enivrante de vernis à bois saturait l'atmosphère.

Kamu inspira vivement. L'odeur était étrangement écœurante et plaisante à la fois.

— Bien sûr, il faut savoir lire l'alphabet des rudits, dit Molly en passant ses doigts sur les tranches colorées, mais Mama a dit qu'elle nous apprendrait très bientôt.

— Mais… et si les rudits l'apprenaient… s'inquiéta Costa.

Molly secoua la tête.

— Ici, on a une autorisation spéciale.

Elle baissa les yeux, l'air vague, puis s'avança entre les rangées.

— Mes parents avaient des livres, déclara-t-elle. Ils pouvaient décrypter l'alphabet – pas que les sirs, hein – mais comme c’étaient pas des rudits, on les a envoyé dans un puits. Des gens les ont dénoncé… ils les appelaient des zimigrés, je ne sais pas ce que ça veut dire mais je crois que les gens n'aimaient pas beaucoup ça…

La fillette se retourna vers eux en fronçant les sourcils.

— C'est un peu stupide, vous trouvez pas ? Ils ont été punis par ce qu'ils n'avaient pas le droit de lire, et c'est grâce à ça que moi j'en ai le droit, maintenant. Enfin, soupira-t-elle, il faut encore que j'apprenne… Tout les grands savent lire, il n'y a que moi, Kob, et les jumelles qui savons pas lire. Et vous, maintenant, rajouta-t-elle d'un air entendu. Ah, d'ailleurs ! Je m'appelle pas vraiment Molly, mais vous avez le droit de m'appelez comme ça, tout le monde fait ça depuis que je suis ici. Je crois que mon prénom est trop compliqué pour vous…

— Essaie quand même, l'encouragea timidement Kamu.

Elle toisa les deux garçons, les yeux plissés.

— Très bien, dit-elle en croisant les bras. C'est Monaccioly.

— Mo-Molly c'est joli, dit Kamu après un instant de silence.

Elle leva les yeux au ciel, puis poursuivit sa visite.

— Là, dit-elle en indiquant une des portes du couloir, c'est l'accès à la tour, pour parler à Vultur.

— On peut lui parler ? S'étonna Kamu.

— Bien sûr !

— Et il nous écoute ?

— Sûrement.

Molly continua son tour du dernier étage, qui s'avéra partiel puisqu'elle omit de leur montrer la moitié des pièces desservies par le couloir. Ils passèrent brièvement dans les autres, toujours avec un petit commentaire de la part de leur guide. À chaque porte ouverte, Kamu ne pouvait s'empêcher de s'extasier devant la grandeur du lieu et par les fonctions énumérées par Molly : salle de jeux, petit salon, grand salon, salle de rudition, salle du silence – « je ne l'aime pas, celle-là » leur avait-elle précisé. La même tapisserie bleu en recouvrait les murs, elle même recouverte par quantité de meubles robustes et usés par le temps. Tout cela lui rappelait les manoirs majestueux des Allées Chanterelles… allées dans lesquelles il se trouvait alors avec Maman le matin même. Son ventre se serra à cette pensée, et la kamina qu'il avait dégusté menaça encore de ressortir.

Sa mère a dû le laisser au marché pour s'en débarrasser.

Elle l'avait vraiment abandonné ? Pour ses yeux ? Et ces gens qui l'appelaient « yvil » à cause de leur couleur, que voulaient-ils dire ?

En voyant qu'il s'était figé dans le couloir, Molly le prit par le bras pour continuer sa visite. Sans un mot, juste avec un sourire et une poigne assurée.

Dans la plupart des pièces qu'ils découvraient, s'attelaient des enfants à diverses activités en bavardant tranquillement. Certains s'occupaient de plantes, dans une salle aux larges fenêtres entièrement remplie de verdure, d'autres répétaient des mouvements de combats dans une grande pièce vide à l'exception de la paillasse qui en recouvrait le sol. Mais dès qu'ils l'apercevaient, ils cessaient aussitôt leurs gestes en rappelant douloureusement à Kamu la raison de sa présence. Molly faisait comme si de rien n'était et continuait sa visite d'un ton léger, resserrant toutefois sa prise sur lui.

— Là, dit-elle en indiquant une porte, c'est le dortoir des filles, et en face c'est celui des garçons. À chaque bout du couloir, c'est la chambre des très grands, d'un côté les filles, et de l'autre les garçons. Mama dit qu'ils ont droit à plus d'intimité parce qu'ils ont des poils, mais je ne vois pas très bien le rapport, précisa-t-elle.

Ils descendirent au rez-de-chaussé après qu'elle leur ait indiqué la salle de toilette d’un geste désinvolte, et ils se retrouvèrent dans le hall par lequel ils étaient arrivés. Des damiers rouges et bleus carrelaient le sol, rappelant à Kamu son étrange rêve de la nuit passée. L'entrée desservait une grande cuisine au garde-manger démesuré, ainsi que les pièces à vivres que Molly allait leur montrer dans un instant.

— Mais d'abord, dit-elle en les ramenant dans l'entrée, je vais vous montrer le bureau de Mama.

Ils s'approchèrent d'une double porte en bois laquée.

— Interdiction d'y rentrer, précisa-t-elle en l’ouvrant.

Un nuage de fumée s'échappa de la pièce pour les envelopper. Les yeux et la gorge irrités, Kamu aperçut Amra installée à un grand bureau au milieu de vitrines abritant livres et objets de curiosité.

— Exactement, Molly, dit-elle recrachant la fumée. Maintenant, dis-moi, qu'est ce que tu ne comprends pas dans « Interdiction d'y entrer » ?

— Hum, fit-elle, les joues cramoisies, c'était pour qu'ils puissent… bien comprendre que c'est interdit, plutôt qu'ils essayent plus tard, pris par le doute, tu vois ?

— Humph. Allez, déguerpis. Emmène-les au salon, j'arrive dans quelques minutes pour baptiser ces deux messieurs.

— Baptiser ? demanda Kamu à Molly alors qu'elle refermait la porte.

— Vous inquiétez pas, venez.

Les deux garçons la suivirent à travers une salle à manger où des enfants, de tout âge, disposaient les couverts. Kamu en avait vu d'autres dans la cuisine en train de préparer le repas ; une organisation bien précise semblait régir l'endroit. Ils étaient tous vêtus de la même façon : une chemise à boutons et un pantalon en flanelle, voire une longue jupe fluide pour certaines filles. Les vêtements avaient visiblement déjà été portés d'après les nombreux rapiècements qu'ils présentaient, mais ils étaient tous propres.

Kamu s'aperçut que les lueurs du jour commençaient à s'effacer derrière les fenêtres embuées. Il ne lui avait semblé qu'à peine quelques heures s'étaient écoulées depuis qu'il ait quitté leur chambrette. Combien de temps avait-il attendu Maman au marché ?

Molly les mena dans un grand salon pourvu de plusieurs canapés et fauteuils rembourrés, ainsi que des tables basses où dessinaient des enfants. D'autres se réchauffaient près de la gueule béante d'une cheminée, à la taille si imposante que Kamu aurait facilement pu y rentrer avec Molly et Costa.

Très vite, Amra arriva en appelant des noms, une bouteille au liquide brunâtre et deux petits verres à la main, tandis que les arrivants affluaient et venaient se ranger près de la cheminée. Kamu et Costa se réfugièrent contre les murs de la pièce à mesure que celle-ci se remplissait ; majorité des fauteuils et des canapés furent bientôt occupés, et les deux garçons se retrouvèrent quasiment dos contre le mur.

— Allons, allons, dit Amra en posant la bouteille et les verres sur la table devant la cheminée. ( Elle indiqua le canapé vide qui y faisait face ) Venez vous installer, vous allez passer la première étape pour devenir rudit.

Tout les enfants ainsi que ceux qui n'en étaient plus trop les observaient dans un silence quasi pieux, toute trace d'animosité envolée. Kamu jeta un regard à Molly parmi la foule, et elle lui lança un petit signe de tête pour l'encourager. Lui et Costa s'installèrent sur le canapé confortable, dans l'aura chatoyante de la cheminée où les flammes crépitaient.

— Ici, à Claire-Voix, commença Amra en plongeant une longue tige de fer dans l'âtre rougeoyant, nous formons des rudits. Des rudits bien particuliers, dont vous aurez tout le temps d'apprendre les spécificités plus tard. Mais il y a une chose que vous allez apprendre maintenant, et c'est la première chose que tout Homme doit savoir. Il se doit de se la rappeler tout au long de sa vie, et il existe pour les y aider une méthode très simple.

Elle laissa la tige de fer dans les flammes et commença à remplir les verres du mystérieux liquide.

— Nous mourons tous un jour, poursuivit-elle. Chaque chose a fin, c'est l'ordre qui régit le monde. Cette idée peut être effrayante, mais la peur qu'elle inspire ne la rend pas moins réelle. C'est pourquoi il faut apprendre à l'apprivoiser, surmonter ses émotions par la sagesse qu'elle nous apporte. Se rappeler du terme inéluctable de notre existence permet aux Hommes d'emprunter le meilleur chemin qui y mène, et c'est ce qui sépare les masses ignorantes des individus conscients. C'est ce qui fera de vous les personnes dont le monde a besoin.

Amra se retourna pour inspecter l'extrémité de la tige toujours plongée dans l'âtre, que Kamu ne parvenait pas à voir. Le manche dans la main, elle tourna la tête vers Kamu et Costa. Les ombres des flammes dansaient sur son visage.

— J'ai besoin que l'un de vous passe le premier, dit-elle calmement. Je ne vais pas vous mentir, vous allez avoir mal. Mais c'est un mal nécessaire. Le premier que vous aurez à affronter.

Kamu fut pris d'une bouffée de chaleur. L'atmosphère de la pièce devint soudain étouffante, les craquements du bois dans l'âtre de pierre détonnèrent brutalement dans ses oreilles, et les couches de vêtements que Maman lui avaient mises le matin semblèrent se resserrer comme un cocon meurtrier autours de son corps. À côté de lui, Costa déglutit, le front luisant de sueur et l'air encore plus mal en point. Kamu se retourna vers les autres pensionnaires. Ils attendaient tous, silencieux, placides. Molly esquissa un sourire, bien triste en comparaison de tout ceux qu'elle lui avait adressé jusqu'alors.

Kamu ne voulait pas passer le premier – ou même passer tout court. Mais si il refusait ? Que ferait Amra de lui ? Elle le ramènerait sûrement auprès des rudits de paix, ces méchants bonhommes qui souhaitaient qu’il disparaisse.

Kamu déglutit.

Un mal nécessaire… pire que de se faire abandonner ?

— Je… je veux bien passer en premier, dit finalement Kamu.

Amra hocha lentement la tête. Une satisfaction désolée brillait dans ses yeux.

— Je suis fière de toi. Peu d'entre nous on déjà put s'y résoudre sans la menace. Alors, tu vas t'agenouiller devant la table, et y poser ton bras gauche. Découvert, bien entendu.

Kamu retira son manteau et ses laines, sans que cela amoindrisse le feu qui le rongeait, et se plaça devant la table en y présentant son bras gauche à la manche remontée.

— Tu vois la petite poignée ? Demanda Amra. Accroche-toi-y.

Il remarqua en effet qu’une petite poignée saillait dans le bois de la table, et il s'en saisit alors, paume vers le haut, l'intérieur de son avant-bras découvert, tremblant.

— Tu as la bonne position, c'est parfait, dit Amra en sortant enfin la tige des flammes.

Kamu ne put empêcher un mouvement de recul quand il en vit l'extrémité brûler d'un rouge ardent. Il se força à se ressaisir et s'agrippa de plus belle à la poignée. Le fer rougeoyant formait un motif circulaire qui entourait une croix, légèrement plus longue que large, et dont les extrémités se fondaient dans le contour du cercle.

Amra plaça un des petits verres dans sa main droite.

— Voilà comment nous allons procéder : tu vas boire ce verre d'un trait tout en t'accrochant bien à la poignée – ne la lâche surtout pas – et j'appliquerai le fer avant même que tu ne t'en aperçoive. D'accord ?

Kamu hocha la tête. La surface brunâtre du liquide ondulait sous les tremblements de sa main. Il inspira, porta le verre jusqu’à ses lèvres, et ferma les yeux. Il but le liquide d'un trait, comme l'avait dit Amra. La boisson manqua de l'étouffer alors que sa brûlure descendait jusqu'à son estomac. Presque aussitôt, une seconde brûlure l’effaça : celle sur son bras. Il entendit un hurlement s'échapper de sa gorge. Il pouvait presque percevoir celui de sa chair creusée par le feu, les larmes de douleur ruisselant sur ses joues.

— Aller, bois ça !

Le poids du verre dans sa main disparut pour y réapparaître, à peine plus lourd. Kamu s'empressa d'avaler le liquide dont la brûlure parut cette fois presque agréable en comparaison de celle du fer incandescent sur sa peau. C'était une douleur différente que celle de s'être fait abandonner. Il n'aurait su dire laquelle surpassait l'autre ; en fait, à cet instant, les deux semblaient se compléter, comme si la brûlure qui tordait son coeur se manifestait dans celle qui rongeait son bras. Ou peut-être l'inverse. Celle qui réchauffait son ventre l'empêchait d'y penser clairement.

Une main passée doucement dans ses cheveux le sortit de sa torpeur. Kamu ouvrit les yeux, découvrit qu'il s'était affalé sur la table tout en continuant d'en enserrer la poignée. Au dessus de lui, le visage bienveillant d’Amra lui souriait.

— C'est fini, lui dit-elle. Tu peux aller t'asseoir.

Kamu relâcha la poignée avec précaution. Constata le symbole gravé à vif sur sa peau.

— Ça, là, dit-il d'une voix enrouée en indiquant la bouteille. C'est bon. C’est quoi ?

Amra éclata de rire.

— Du Malt Ardent, c'est le meilleur whisky que tu ne pourras jamais goûter dans ta vie. C’est une cuvée spéciale assemblée avec de la liqueur de miel ; voilà pourquoi elle doit tant te plaire.

— Je peux en avoir d'autre ?

— Je suppose que tu l'as mérité, concéda Amra. Aller, va t'asseoir.

Kamu retourna sur le canapé, transi d'une agréable chaleur – tout autre de celle qui provenait de la cheminée. À côté de lui, Costa sanglotait bruyamment, recroquevillé sur lui même. Kamu renifla, essuya ses propres larmes.

— Vas-y, c'est vachement bon, tu vas voir, lui assura-t-il tandis qu’Amra plaçait un petit verre remplit de Malt Ardent dans sa main droite.

Affalé sur le canapé, le bras gauche étendu sur un coussin, Kamu dégusta sa boisson sans même entendre les pleurs de Costa, en train de se faire marquer à son tour. Lorsqu'il revint sur le canapé, aussi engourdi que Kamu, Amra s'assit sur la table face à eux. Elle remonta la manche gauche de sa veste et leur présenta son bras. Le même symbole que celui qu'elle venait d'inscrire dans leur chair y figurait sous l'aspect d'une cicatrice blanchâtre et étirée.

Memento mori, dit doucement Amra. Voilà ce que signifie ce symbole. Il s'agit d'une vieille locution qui a perduré à travers les âges. Elle signifie « Souviens-toi que tu mourras », car nous mourons tous un jour. C'est l'Ordre des Choses, et vous devrez vous en rappeler. Messieurs, bienvenue chez les Rudits de l'Ordre.

Kamu traversa le reste de la soirée dans un flou total. Il mangea en compagnie de Costa et Molly, sans même se rendre compte de ce qu'il ingurgitait.

À la fin du repas, Amra ouvrit l'une des fenêtres, d'où le Requiem pour l’aube s'échappa en un souffle fantomatique en provenance des bois qui leur masquaient Skiago. Les pensionnaires récitèrent le chant mélancolique dans un mélange de voix douces et cristallines, ou plus graves du côtés des aînés. Kamu remarqua d’ailleurs que deux garçons plus âgés s’abstenaient de chant. Bien que la douleur de la brûlure et celle de la perte de Maman soient toujours présentes, Kamu apprécia cet instant et, lorsque les chants prirent fin, peut-être grâce à l'engourdissement du Malt Ardent, peut-être grâce au sourire de Molly, le chagrin qui l'avait toujours accablé resta pour la première fois dans l'air mélodieux, et s'évanouit alors dans la nuit loin de la chaleur de Claire-Voix.

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