Chapitre 9 : Pire que la mort

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Les cheveux de Kamu n'avaient plus aucun nœud. Il avait vu et revu sous tout les angles cette histoire de Katakomb – bien qu'il n'en ait plus rien à faire. Ses dents étaient curées, récurées, ses ongles entièrement rongés, et il avait même entrepris de faire le peu d'exercice que l’étroitesse de sa cellule lui accordait. Mais à présent, et depuis trop longtemps, il n'avait plus rien. Aucune distraction. Juste ses pensées et ces battements ininterrompus qui martelaient son crâne sans relâche. Juste de quoi céder.

Recroquevillé dans un coin humide, il cherchait le sommeil. Les conditions de ses cinq semaines de prison en attente du bûcher avaient été différentes. On lui avait donné une date, une destination claire, la lumière du jour pour évaluer le temps qu'il lui restait. Il s'était permis le doute, l'espoir d'une issue reposante, d'un sommeil sans réveil.

Mais aucune lumière ne perçait jusqu'à ces cachots. Aucun chant n'y parvenait. Il devait simplement attendre, sans savoir quoi ni depuis combien de temps il attendait déjà. Cette fois ci, il avait juste la certitude qu'il allait devoir continuer. Se réveiller, fuir ses pensées, vaquer là où Vultur le mènerait, s'endormir en sachant qu'il n'avait d'autre choix que de recommencer.

On lui avait apporté un pot de chambre qu'on lui changeait régulièrement, mais sans jamais que cela puisse indiquer précisément l'écoulement du temps. Il avait eu six repas – de la bouillie de seigle, terriblement amère – qu'il n'avait mangé que pour se distraire. Un par jour ? Un tout les deux, trois jours ? Aucun moyen de savoir. Il avait dormi dix fois, mais là encore, comment connaître la durée de son sommeil ?

Kamu se répétait qu'on pouvait venir le chercher à tout moment, que plus son attente s'étirait, plus son terme approchait. Mais à force de s'y raccrocher et de n'entendre que le silence, cette pensée devenait à chaque fois un peu plus douloureuse. Le refuge qu'elle constituait dans la tempête d'idées noires ne l'en protégeait plus beaucoup. Il avait eu l'idée de rendre visite à Faust, rien que pour faire passer le temps, mais si c'était justement quand il s'échappait qu'on venait le libérer ? Kamu avait eu trop peur qu'on ne l’oublie là, transformant alors et à jamais son tombeau en prison.

Kamu se retourna sur la pierre froide, surpris du vacarme de sa propre présence ; le silence et l'obscurité la rendait presque assourdissante. Il soupira, força son esprit à retourner dans la somnolence… puis ouvrit brusquement les yeux. Ce n'était pas sa propre présence.

Kamu se releva d'un bond, s'efforça d'atténuer son exaltation. Il ne pouvait pas y croire, pas tant qu'il n'ait la certitude qu'on vienne pour lui, sinon, la claque de la vérité serait trop brutale, la chute trop haute.

Les pas se rapprochèrent, plusieurs pas. Kamu haletait, debout dans sa cellule, tiraillé par l'espoir d'un échappatoire et l'angoisse de la désillusion. Mais il vérifia quand même que son carnet soit à sa place.

Ils viennent pour t'apporter à manger, ils viennent pour quelqu'un d'autre, ils viennent pour…

La porte de la cellule s'ouvrit. Kamu se laissa tomber à genoux, ébloui par l'intensité de la lumière où se découpait la silhouette de plusieurs Garde-pleurs. Les yeux clos, il présenta ses poignets joints devant lui afin de se laisser menotter.

— Debout, le rudit de monstres, ordonna une voix brusque. Le monde doit encore attendre avant de pouvoir se débarrasser de toi.

Les voix, la lumière, la liberté ; tout lui paraissait si irréel, si…

— Quoi ?

— Son Excellence désire te rencontrer.

— Mais… et mon exécution ?

— Nom d'yvil, il a l'air déçu, le bougre.

Kamu tenta d'ouvrir les yeux, la main plaquée sur son visage, mais il se retrouva quand même aveuglé par la faible aura qui s'échappait d'entre ses doigts. Il se releva, les yeux douloureux et larmoyants. La sensation des lances contre son torse ne se fit pas attendre.

— Dépêche-toi, il t’attend.

— Le… le Château ?

— En personne. Aller, magne-toi.

— Mais…

— Bouge !

Les pointes affûtées insistèrent, puis se retirèrent. Kamu s'obligea à entrouvrir les yeux pour distinguer l'encadrement de la porte, libéré par les Garde-pleurs. Il manqua de trébucher en sortant dans le couloir, et ne s'aperçut qu'à cet instant des plaintes des autres prisonniers. Il s'y était habitué.

— Pourquoi veut-il me voir ? J'ai déjà tout dit à la Seconde, je ne…

Une violente tape à l'arrière du crâne le fit taire.

— Avance, tu verras bien.

Kamu suivit le Garde-pleurs comme il le put jusqu'à l'escalier, au-delà de la grande porte des cachots. Il garda ses yeux ouverts avec peine, les lances des autres fermement pressées contre son dos. La douleur s'accentuait à chaque marche qu'il grimpait en raison de la lumière qui s'intensifiait. Elle lui donnait l’impression de se faire transpercer la rétine par une centaine d'aiguilles chauffées à blanc. Le monde demeurait flou et éclatant.

Mais cette sensation… l'air semblait si pur, comme une eau fraîche venue le nettoyer de toute la saleté accumulée. Il prit conscience de la crasse dans laquelle il avait mariné pendant… pendant…

— Depuis quand suis-je enfermé ? demanda-t-il alors qu'ils arrivaient dans un couloir à l'écho surprenant.

Kamu fit glisser sa capuche sur sa tête pour se protéger de la lumière du jour qui perçait à travers les fenêtres. Des mosaïques colorées parcouraient le sol en arabesques rappelant le vent.

— D'après l'odeur, je dirais au moins deux mois, marmonna un Garde-pleurs derrière lui. Mais d'après le calendrier, ça fait deux semaines.

— Eh, Karart ! lança un autre garde. Il empeste le rat crevé, est ce qu'on ferait pas mieux de le passer sous la pluie ?

— Pour qu'il sente le chien mouillé ? Pas sûr que ce soit mieux.

Deux semaines, songea-t-il en frissonnant. L’expérience lui avait montré que c'était bien plus qu'il ne lui en fallait pour sombrer dans les abysses de son propre esprit.

Pas sûr que j'aurais tenu plus longtemps…

Les yeux rivés au sol, il écouta d'une oreille distraite les Garde-pleurs débattre de quel animal il valait mieux avoir l'odeur, tout en suivant les motifs que formaient les mosaïques le long des couloirs. Kamu devina un plafond haut au dessus de sa tête, d'après la réverbération de leurs pas et des railleries. Ils arrivèrent à un escalier, et après un autre couloir semblable à ceux qu'ils venaient de traverser – quoique moins lumineux car seulement éclairé par des lampes – les gardes le menèrent jusqu'à une grande porte massive. Quatre Garde-pleurs montaient la garde. L'un d'eux l'ouvrit, et les autres le poussèrent à l'intérieur sans ménagement.

Le crépitement d'un feu et les effluves de victuailles s'imposèrent à lui. Kamu releva la tête, les yeux plissés, bien que la clarté du jour soit coupée par d'épais rideaux pourpres. Il constata avec stupéfaction le festin qui prenait place devant lui.

Un cochon entier rôti, des brochettes de viande, du marama, des plats de légumes braisés, de sauces variées, diverses sortes de pains – plats, briochés, à la viande, ou au saka – des marmites de soupe, de ragoût, des présentoirs à pâtisserie, des cruches d'où s'élevait une mince fumée, des bouteilles où miroitaient vins et spiritueux, ainsi que d'autres plats inconnus ou dissimulés, recouvraient la longue table nappée. À son bout se tenait un homme. Il grignotait du bout des lèvres une part de mirra – un gâteau feuilleté très sucré – qu'il lâcha sans précaution quand il vit Kamu.

Une jeune rudite de lettres, d'après le jaune de sa robe, se tenait assise sur un tabouret près du vieil homme ; elle soupira quand celui-ci bondit et fit retomber son siège avec fracas. Il se précipita sur Kamu en traînant derrière lui le bas de sa veste de velours noir aux longues manches brodées. Sa petite taille, ses cheveux blancs en épis et ses grands yeux écarquillés lui donnaient l'air d'un hiboux. Des rides avancées creusaient son front et ses cernes.

Kamu voulut reculer en le voyant foncer sur lui, tant agressé par les couleurs qu'il redécouvrait, que la superposition des odeurs et l'empressement du vieil homme à l'atteindre, mais il se heurta aux lances des Garde-pleurs.

— Ah ! fit le vieux en l'attrapant par sa chemise. Montrez-moi vos yeux, yvil !

Kamu se retint de lui cracher au visage et se laissa emporter en avant par la poigne du vieillard, bien plus petit que lui. Sa bouche s'ouvrit dans une exclamation silencieuse. Kamu était si proche de son visage qu'il perçut l'odeur du mirra et du reste de son repas.

— Et dire qu'Arkaline a voulu vous cacher à moi, souffla le Château sans le lâcher. Elle a sûrement eu raison.

Kamu attendit que le vieillard ait fini de le dévisager, las de devoir montrer ses yeux endoloris sous les exigences de ces fichus nobles. Qu'ils aillent donc se faire enterrer, songea-t-il en serrant les dents. Et cette haleine…

Il put enfin se redresser et rajusta sa capuche avec un grognement.

Le Château lui indiqua la table d'un ample geste et d’un sourire fier.

— Vous n'avez jamais vu pareil festin, je présume ?

Il en avait déjà vu. Tous les repas de Claire-voix ressemblaient à un festin.

— Non, répondit-il plutôt.

— Prenez place, yvil, dit le Château en gardant son sourire.

Kamu se figea. Puis se tourna vers les Garde-pleurs derrière lui, lesquels retirèrent leur lance de son dos avec un regret non dissimulé. Ils allèrent tout trois se poster devant la porte.

— Place… à table ? hésita Kamu. Je… j'attendais mon exécu…

— Oui, oui, le coupa le Château en rejoignant sa place d'un pas vif. Arkaline a fini par tout m'expliquer. Sacre-voix, ça lui semblait presque douloureux ! Considérez votre exécution comme… suspendue, rajouta-t-il en agitant sa main en l'air.

Toujours incrédule, Kamu s'approcha du siège matelassé qui l'attendait à l'autre bout de la table. Il le tira lentement en faisant racler les pieds sur le sol avec un regard vers les Garde-pleurs. Qui ne bronchèrent pas. Kamu s'y installa et le confort du siège lui tira un soupir de satisfaction. Un peu mieux habitué à la luminosité, il examina plus en détail la pièce. De grandes fenêtres recouvertes de rideaux bordaient la longueur du mur à sa droite. L'âtre d'une cheminée, encore plus grand que celui de Claire-Voix, diffusait la chaleur d'un feu derrière le Château et la rudite. Elle paraissait d’ailleurs s'ennuyer. Deux serviteurs d'âge moyen – trop âgés, donc, pour être des Murmures – s'y tenaient non loin, mains derrière le dos et regard fixé devant eux – mais existaient-ils encore seulement des Murmures ? Ils portaient cet uniforme, un pantalon et une chemise longue en laine blanche, que Kamu avait si souvent regardé avec envie sur ses amis. Pas par intérêt pour le vêtement, mais pour ce qu'il représentait, ce qui, à présent, n'était plus que les restes d'une vie disparue dans les cendres et le silence.

À sa gauche, les mêmes mosaïques que sur le sol des couloirs recouvraient une partie du mur, bien que celles-ci ne représentent pas des motifs abstraits. Il reconnut le Règne d’Azur. Ou du moins, sa fin. Le trente-cinquième Château terrassait les yvils, vêtu d'une armure d'or scintillante. Il brandissait une épée longue du double de sa propre taille. Les yvils, aux visages déformés par la taille démesurée de leurs yeux, ployaient le genoux et tendaient leurs bras pour se protéger de l'aura glorieuse du Château.

Comme Kamu les comprenait.

— Vous ne leur ressemblez pas, dit le Château en voyant Kamu s'attarder sur les mosaïques. Je ne sais pas si j'en suis rassuré ou déçu.

— L'un n'empêche pas l'autre, dit Kamu en détournant le regard.

Il se retrouva face à une marmite de ragoût. Son estomac gronda.

— Je… hum, je peux vraiment…

Le Château s'esclaffa bruyamment.

— Par Vultur, comme vous êtes sage ! Allez-y : buvez, mangez… profitez, yvil, profitez. Je suppose que ce séjour au cachot a dû vous affamer ; goûtez donc ces brochettes, je suis sûr que les cuisiniers y ont apporté beaucoup de soin.

Kamu parcourut la table du regard alors que le Château délaissait sa part de mirra pour du pain et de la confiture. Il se leva, à la fois gêné et suspicieux des droits qu'on lui accordait. Était-ce à mettre sur le compte de l’excentricité du vieillard, ou d'un coup tordu qu'on lui réservait ? Puis il se rappela qu'il ne pouvait pas risquer grand-chose, à part peu-être la douleur de l’exécution qu’on lui avait promise. Il n'avait pas approché de tels délices depuis… trop longtemps. C'était comme si le vide qui s'était creusé en lui durant ces deux semaines demandait subitement à être rempli.

— Alors, s'enquit le Château pendant que Kamu soulevait les couvercles de divers plats, puisque vous profitez de mon repas, j'attends de vous une contrepartie.

— Mmm ? Fit Kamu en esquivant la fumée d'une marmite de soupe à l'oignon.

— À commencer par des explications.

— J'ai déjà tout dit à votre Seconde, soupira Kamu en se servant un bol généreux. Je ne sais rien sur mes parents et je n'ai pas de projet d'enf…

— Non, non, non, je sais déjà tout ça. Arkaline m'en a parlé. Je parle de…

Alors que Kamu se saisissait d'un petit pain, la porte de la salle s'ouvrit brusquement et les Garde-pleurs s'écartèrent pour laisser rentrer quelqu'un. Le bol et le pain s'alourdirent dans ses mains quand il reconnut le visage austère de la Seconde. Elle s'arrêta à seulement quelque pas de lui devant l'une des fenêtres drapées, le sourcil levé. Elle s'apprêta à lui dire quelque chose, mais le Château la devança :

— Arkaline ! S'écria-t-il en désignant sa tartine. Goûtez-moi donc cette confiture, je nourris l'espoir que sa douceur déteigne sur vous.

— Peut-être devriez vous éviter les huîtres, lui lança-t-elle avec un regard noir.

— Humph ! Je vois… vous comparez mon intelligence à celle d’un mollusque… même si nous n’avons pas de fruits de mer au menu, j’accepte. Merida, dit-il à la rudite, notez son point.

La jeune femme, une petite brune aux joues rondes, ouvrit le carnet sur ses genoux pour y gratter sa plume trempée dans l'encre.

Noter son point ? C’était donc à cela qu’étaient payés les rudits au service du gouvernement : noter les résultats des joutes verbales entre le Château et son Second autour d’un festin extravagant… sans parler du Château lui même qui vidait les caisses du royaume pour ce faire.

La Seconde se retourna vers Kamu, encore figé.

— Alors vous voilà. J'aurais dû me dépêcher d'organiser cette exécution.

Elle le fixa un instant, claqua sa langue.

— Ôtez donc cette capuche, c'est ridicule en intérieur. Faut-il que j'aille moi-même me chercher une chaise ? Lança-t-elle à l'adresse des serviteurs.

L'un d'eux s'échappa en vitesse par une discrète porte de service sous l’œil sévère de la Seconde. Elle portait le même genre de robe que lors de son interrogatoire, avec un col haut resserré et des broderies minutieuses sur le velours bleu. Ses cheveux roux étaient relevés en un chignon au sommet de sa tête et laissait échapper deux petites mèches de chaque côté de son visage.

Kamu resta planté avec son bol de soupe et son pain, ne sachant si son privilège valait encore. Mais la Seconde ne fit aucun commentaire et s'approcha elle même de la grande tablée pour se servir un verre de lait d'hiver – du lait de vache infusé d'herbes avec un doigt de Malt Ardent – tandis que le Château chuchotait d'un air distrait à la jeune rudite de lettres. Kamu décida de retourner à sa place, toujours avec sa capuche. Il attaqua sa soupe en observant la Seconde qui semblait l'avoir oublié au profit de son lait d'hiver, dans lequel elle venait juste de rajouter un autre doigt de whisky. Une tension palpable chargeait l'atmosphère, silencieuse à l'exception des faibles craquements du bois, de la conversation chuchotée du Château, et du bruit de soupe à l'oignon que Kamu buvait goulûment.

Bonne, mais la sienne était meilleure. Quand il cuisinait encore.

Finalement, le Château rompit le silence pesant en se relevant sur son siège pour fixer la Seconde, qui savourait sa boisson comme si rien d'autre n'existait autour d'elle.

— Donc, lança le Château en reprenant sa tartine, je conversais avec notre… curiosité, avant que vous ne vous invitiez comme une bourrasque, Arkaline.

Kamu enfourna son pain en songeant qu'il n'avait toujours pas la moindre idée de la raison de sa présence. Il commençait à se demander si seulement il y en avait une. Quand on est riche, on ne se soucie pas de l'utilité des choses, on les a simplement, se rappela-t-il. Peut-être le vieux fou désirait-il seulement une distraction pour son repas – un yvil survivant, ce devait être foutrement distrayant – et le renverrait-il au cachot dès la fin de celui-ci ?

— Je vous en prie, conversez, répliqua la Seconde. Je ferais de mon mieux pour que cette discussion ne cause aucun tort à notre pays.

— J'ai du mal à voir comment elle le pourrait.

Celle-ci put enfin s'asseoir quand le serviteur lui apporta son siège. Elle entreprit de vider son verre avant de répondre :

— Oui, siffla-t-elle en se resservant du lait d'hiver, moi aussi, j'ai du mal à voir comment un yvil pourrait constituer une quelconque menace pour le gouvernement, un yvil qui plus est, qui cherchait justement à s'introduire au Palais et dont on ne connaît pas les motivations. Mais poursuivez, je vous en prie.

Et elle rajouta, non pas un, mais deux doigts de Malt Ardent à sa boisson.

Le Château croqua dans sa tartine d'un air exaspéré, puis se tourna enfin vers Kamu en train de finir sa soupe.

— Les motivations, justement, s'enquit-il. C'est ce que j'étais sur le point d'aborder avant que nous ne soyons interrompus. Arkaline m'a affirmé que vous prétendiez venir ici pour vous charger de Katakomb. Est-ce la vérité ?

— J'ai rencontré un marchand, dit lentement Kamu. Il y a presque deux mois, maintenant. C'était aux abords de Troyt. Il m'a parlé de cette histoire… des meurtres non-résolus… des rumeurs sur un monstre… alors je suis venu.

— Mmm, fit le Château en mâchonnant. Vous voyez, Arkaline, nous connaissons ses motivations, maintenant. Et comment, poursuivit-il sans la laisser répondre, comptiez-vous vous y prendre pour résoudre cette histoire ? Les rudits de paix ont clôturé l'affaire sans identifier la source de ces rumeurs… alors comment, vous, pourriez vous y parvenir ?

Kamu hésita, le bras tendu vers ce qu'il espérait être une carafe de rilki.

— J'ai l'habitude des monstres, lâcha-t-il en s'en emparant. On pourrait dire que je suis rudit de monstres.

Cette expression restait foutrement pratique.

Le Château gloussa doucement.

— J'aime beaucoup ce terme ! Alors c'est ainsi que vous vivez, yvil ? Vous chassez les monstres ?

— C'est ça, admit Kamu. Je… suis itinérant.

La Seconde se tourna vivement vers lui.

— Un vagabond.

— Itinérant.

— Un vagabond.

— Iti…

— Par tout les vents ! s'écria le Château. Peu m'importe qu'il soit vagabond, forgeron, lavandier, ou réellement rudit, ce jeune homme vient se proposer pour régler nos problèmes. Allons-nous ignorer son aide ?

— Et que suggérez-vous ? demanda la Seconde, incrédule. Le charger de l'enquête ? Elle a été clôturée.

Savourant son rilki fumant, Kamu observa le Château claquer des doigts en direction de la Seconde, comme pour appuyer une brillante idée.

— C'est décidé, dit-il en attrapant un morceau de pain, je ré-ouvre l’enquête ! Depuis combien de temps ces rumeurs traînent-elles ?

— Bientôt sept mois, dit-tout bas la Seconde, mâchoire serrée.

— Eh bien… yvil ? L'interpella le Château en cherchant quelque chose sur la table.

— Mmm ? Fit Kamu en buvant son rilki.

— Je vous accorde… trois… non, deux semaines pour régler cette affaire. Si vous êtes bien ce que vous prétendez être, cela ne devrait pas poser de problème, n'est ce pas ?

— Je…

— Parfait ! Que Vultur vous accompagne, mon ami.

Le Château attrapa une confiture orange et s'enfonça dans son siège.

— Mais je…

— Tout cela ne rime à rien, lâcha la Seconde. Qu'allons nous faire ? Laisser un yvil se déplacer librement à Skiago pour qu'il y fasse le travail des rudits de paix ? Laisser l’entièreté de la population être informée de son existence ? Voulez-vous lâcher un vent de panique sur le pays ? Imaginez-vous seulement quel effet aura la présence d'un yvil sous l'égide du gouvernement ?

— Qu'ils le voient donc ! S'écria le Château en chassant ses paroles d'un geste désinvolte. Que tout les merciens voient ce jeune homme sauver la ville de Katakomb, qu'ils le voient sur le chemin de la rédemption ! Peut-être est-ce l'occasion de revoir son cas ? Celui-là est bien différent des yvils, si il parvient à mériter sa place, donnons-la lui. Même les plus réticents devront le reconnaître, si il débarrasse bel et bien Skiago de son monstre…

— Normon, vous n'êtes pas sérieux…

Le Château leva son couteau dégoulinant de confiture devant son auditoire sidéré afin d'en attirer l'attention, déjà toute sienne.

— Notez donc, Merida, s'enquit-il fièrement. J'accorde à ce jeune homme tout les droits d'accès, d'interrogatoire, d'autorité, de regard, tout, absolument tout ce qui lui sera nécessaire pour qu'il puisse exercer… voyons, ce n'est pas vraiment une fonction officielle… faisons-en une dans ce cas : je veux qu'on lui confectionne une insigne, brassard, chapeau, peu importe, quelque chose en laquelle toute personne puisse reconnaître mon autorité – appliquez-y mon sir officiel – et, je veux qu'on y inscrive : « Rudit de Monstres au service direct de son Excellence ». Voilà qui devrait faire taire les contestataires.

Le Château poussa un soupir de satisfaction et reporta toute son attention sur l'étalage de sa confiture. À côté de lui, la rudite de lettres notait frénétiquement ses exigences, marmonnant tout bas à mesure qu'elle couvrait son papier d'encre. Seuls les craquements du bois sous les flammes et le grattement de la plume venaient troubler le silence abasourdi. La Seconde avait évincé le lait d'hiver de son whisky.

Sacre-voix. Kamu referma sa bouche, qu'il avait gardé entrouverte sans s'en rendre compte durant cette énumération délirante. Il but une gorgée de rilki tiédasse, d'autant plus troublé par l'afflux démentiel de privilèges.

— Je suppose, dit-il lentement, qu'avec l'accès aux rapports des rudits de paix et… et tout ces droits, je pourrais parvenir à une conclusion dans… deux semaines ? C'est bien cela ?

— Deux semaines, confirma le Château. Il vaudrait mieux pour vous… bien évidemment, un rudit de paix vous sera assigné afin de vous assister et de s'assurer que vous ne vous échappiez pas.

— Me… m'échapper ?

Le Château leva vers lui un regard embarrassé.

— J'oubliais le plus important, dit-il en secouant la tête. Cette chance de rédemption et tout ces privilèges ont un prix, Arkaline a soulevé un point important : votre implication dans cette affaire aura des conséquences, selon son résultat. Si vous échouez à la fin de ce délai…

— Laissez moi deviner, le coupa Kamu d'un ton las, je serais exécuté ?

— Exécuté ? s’étonna le Château en tartinant son pain. Non… quelque chose de bien pire, pour quelqu'un comme vous. Pire que la mort, j'en ai peur… avez-vous déjà entendu parler du Puits des Oubliés ?

La jeune rudite fit tomber son encrier à terre en un sursaut.

La Seconde s'immobilisa, la main tendue vers la bouteille de Malt Ardent.

Un grand froid envahit Kamu. Il serra son gobelet dans sa main jusqu'à s'en faire blanchir les articulations, l'échine frissonnante.

Le Puits des Oubliés. Oui, il en avait entendu parler. Un monstre qui dévorait les hommes et qui, malgré toute sa mythologie, demeurait bien réel. Si il existait un enfer sur terre, c'est ainsi qu'il s'appelait.

— À quoi jouez-vous ? souffla la Seconde en reposant sa main dans son giron.

Le Château l'ignora, enfourna sa tartine et dévisagea Kamu en mâchonnant, les traits affaissés.

— Je vois à votre expression que ce nom ne vous est pas inconnu… tant mieux, vous énumérer toutes les horreurs qui s'y passent me couperait l'appétit. Mais je vais cependant vous éclairer sur quelques… détails. Nous voulons être sur le même rythme, tout les deux, n'est ce pas ?

Kamu ne répondit pas. Il fixa son verre de rilki dans sa main tremblante.

— Bien, poursuit le Château, toujours en mâchonnant. Tout d'abord, une petite anecdote à ce sujet : saviez-vous, yvil, que le Puits des Oubliés est la seule prison au monde – à mon humble connaissance, bien entendu – qui ne possède pas de gardiens ?

— Je… je l'ignorais.

— Parait-il qu'il y avait bel et bien des gardiens, il y a fort longtemps. Seulement, voyez-vous, ricana-t-il froidement, ils se sont rendus compte que, non seulement les prisonniers se punissaient mieux entre eux qu'avec l'aide de gardes, mais qu'en plus, chacun veillait à ce qu'aucun de ses compagnons ne puisse s'échapper de façon… trop définitive. Oui, le suicide n'est pas permis là-bas, si vous devez y mourir, c'est selon la manière que vos compagnons l'aurons décidé. Pour vous, ce sera d’ailleurs la seule issue possible, puisque je veillerais à ce que vous n’en ressortiez jamais. Je trouve… fascinant le mal que les hommes arrivent à s'infliger entre eux. Les rudits de justice considèrent toujours cet endroit comme un lieu de rédemption, mais ma théorie est qu'il s'agit plutôt d'un moyen de dissuasion. Ils voient cet endroit comme préférable à la mort… je pense que tout est préférable à cet endroit.

Le Château engloutit ses restes de tartine. Il continua à fixer Kamu, tandis que la jeune rudite s'affairait à nettoyer les tâches d'encre sur le sol.

Un endroit d'où la seule issue possible était la mort… ce vieux fou ne pouvait pas savoir combien cette idée terrifiait Kamu. Pire que l'enfer, il en serait le sien.

— Je n'ose pas imaginer ce qu'ils feront à quelqu'un comme vous, continua le Château. Être un jeune minet est déjà dangereux dans ce genre d’endroit, mais être en plus yvil vous désigne comme la cible parfaite de toute cette folie.

Kamu déglutit avec difficulté. Posa son gobelet sur la table. Inspira profondément.

— Je… fit-il d'une voix rauque. Hum, je préférerais… décliner l'affaire. Me faire exécuter à l'extérieur de la ville en petit comité, comme c'était prévu.

Le Château fronça les sourcils en tapotant la table du bout des doigts.

— Ça, je ne peux l'accepter. Si vous refusez la chance que je vous offre, vous serez aussitôt envoyé au Puits. Ne vous méprenez pas : je ne souhaite pas réellement vous y envoyez, bien que je le fasse bel et bien si vous échouez à accomplir votre tâche. En toute sincérité, j'espère que vous résoudrez cette affaire. Bien, à partir de maintenant, vous trava…

La Seconde se leva d'un bond. Elle quitta la pièce d'un pas pressé et claqua la porte derrière elle.

— Je disais, reprit le Château, qu'à partir de maintenant, vous travaillez officiellement pour moi. Vous serez sous la surveillance d'un rudit de paix lorsque vous enquêterez – bien entendu, il vous est formellement interdit de quitter le Carillon sans lui, sous peine d'avancer votre départ pour le Puits. Les gardes surveilleront vos entrés et sorties ; ces messieurs vont vous accompagner jusqu'à votre chambre dans un instant. Je chargerai Merida de vous faire parvenir les rapports au plus vite et de vous les lire. Vous commencez dès maintenant.

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