Chapitre 10 : Le Salut

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Et aux coups de tonnerre,

sous les étincelles meurtrières,

se tairont toutes les prières.

Requiem pour l’aube, 3ème strophe.

Ixam réprima un bâillement. Tout les regards des soldats présents se rivaient sur lui et les dix autres généraux, ainsi que sur le Haut Général Cadaz dont l'heure passée au garde-à-vous n'avait rien entaché de son sempiternel sérieux. Ixam savait qu'il fallait bien plus que cette heure de retard pour ne serait-ce qu'attiser un frémissement de la part de son supérieur.

Le soleil de plomb rencontrait tout juste l'horizon de toiles blanches et rasait le camp de sa lumière rougeoyante. Le campement avait été établi près de trois semaines plus tôt, à seulement quelques kilomètres des Sept Collines et de ses villes rebelles qui bénéficiaient de l'administration militaire de l'Empire. L'armée devait encore s'assurer de la purification des terres d'hérésie et, au vue de leur réticence à accepter les Mots Créateurs, elle y resterait pour un bon moment avant que celles-ci ne soient déclarées territoire saint.

Ixam glissa un regard à son supérieur : Cadaz était vêtu du même uniforme militaire que lui, à la différence de sa lourde cape bleu marine et de son insigne de Haut Général. La guerre lui avait laissé une large balafre en travers de la joue. Alliée à son regard calme et perçant, elle lui conférait une aura d'autorité capable de soumettre n'importe quel soldat. Seules quelques rides sur sa peau noire de zianais suggéraient ses cinquante ans.

À l'atmosphère déjà alourdie par la chaleur et la poussière s'ajoutait le silence soporifique du rassemblement. Habituellement, le camp débordait de vitalité, que les soldats soient en plein exercice ou au repos - mais dans ce cas présent… Ixam ne voyait que des expressions graves, voire profondément ennuyées sur le visage de ses soldats.  

Finalement, les exclamations de l'assemblée indiquèrent l'arrivée tant attendue ; Cadaz les fit taire d'un coup d'œil. Puis, un cortège de voitures tirées par des étalons blancs remonta entre les allées de tentes pour s'arrêter à leur niveau. De la plupart d'entre elles jaillirent des gardes impériaux qui se mirent en formation de protection rapprochée autour de l'unique voiture encore fermée. Au premier mouvement de portière, Cadaz s'agenouilla avec raideur et Ixam l'imita en même temps que tout les autres soldats présents.

Un assistant aida le Salut à descendre, mais il fallut quand même un petit moment à celui-ci pour s'extirper de la voiture. Finalement, le vieil homme se redressa sur sa canne en inclinant légèrement la tête pour saluer tous les soldats alentour, encore agenouillés. Avec un sourire chaleureux, il fit un petit signe de main pour leur intimer de se relever.

— Général Cadaz, le Tout-Puissant vous bénit, vous et votre armée, dit le Salut en s'approchant, entouré de sa garde.

Il s'exprimait très lentement et avec distinction, comme si il lisait plus qu'il ne parlait.

Cadaz accepta les grâces du Salut d'un hochement de tête. Le vieil homme s'arrêta devant lui et Ixam en appuyant tout le poids de sa silhouette tassée sur sa canne.

— Général Rhysan, reprit-il en souriant à Ixam, la victoire de vos troupes nous honore, encore une fois. La Rudition et ses sinistres croyances ne sauraient perdurer plus longtemps que la gloire dont vous couvrez l'Empire.

— Votre Sainteté, dit Ixam en inclinant la tête.

Le Salut honora ainsi le reste des généraux de ses bonnes grâces, puis ils purent enfin quitter les allées centrales du camp.

La progression jusqu'à la tente fut longue et éprouvante : jamais Ixam n'avait vu le Salut se mouvoir si lentement. Il paraissait devoir fournir un effort surhumain pour le moindre de ses gestes, toujours en agrippant sa canne d'une main tremblante. Ixam l'avait connu en bien meilleure forme, mais tout ces spectateurs, des soldats qui plus est, devaient plus que jamais encourager l'entretien de son aura sage et avisée. Elle fédérait les habitants de l'Empire autour des Mots Créateurs, apparus des dizaines d'années plus tôt au vieil homme. 

En politique comme dans beaucoup de domaine, travailler son image pouvait être nécessaire, Ixam le savait. Pourtant, il avait toujours trouvé celle du vieil homme un brin trop calculée pour être rassurante. Surtout de la part d’un prophète auto-proclamé.

Bien que les généraux aient déjà droit à plus de confort que le commun des soldats, la tente de commandement s'était vue offrir une amélioration notable pour la venue du Salut. Les meubles de campement basiques avaient été recouverts par des toiles et des coussins dans les tons bleu marine, ainsi que des plateaux débordant de victuailles.

La garde se posta à l'entrée de la tente et tous prirent place à l'immense table ronde où des cartes de Luhltim, de l'Empire et autres parchemins étaient dépliés à la lueur des torches.

— Je ne refuserai pas un rafraîchissement avant de commencer la réunion, dit doucement le Salut. Laissez, ajouta-t-il en voyant Ixam se lever vers les plateaux.

Le vieil homme s'y dirigea de lui-même pour se servir une coupe de vin, délaissant sa canne à coté de son siège.

— Bien, reprit-il après quelques gorgées, je tiens d'abord à vous remercier pour votre présence au nom de l'Empereur, qui m'envoie ici dans le cadre de la préparation de la prochaine manœuvre militaire. Comme vous le savez, l'implication de l'armée dans le projet d'expansion des Mots Créateurs est primordiale à son succès.

— Ce n'est que notre devoir de fidèles et de soldats, votre Sainteté, répondit Cadaz.

Le Salut hocha vigoureusement la tête.

— La prochaine cible de l'Empire reste inchangée, mais il reste à parfaire la stratégie. Pour cela, je m'en remets aux hommes compétents.

— Je croyais que l'opération à l'est devait être repoussée ? souligna Ixam.

— Elle le devait, acquiesça le vieil homme sous les regards confus. Mais il est de notoriété publique que les trois Royaumes de l'est sont sur le point de s'unir. Si la coalition de l'est se forme avant que nos troupes ne parviennent à Merica, je crois que nous sommes tous d'accord pour reconnaître que, même pour nos forces militaires, affronter trois armées en territoire ennemi reviendrait à du suicide.

— Je partage les inquiétudes de Rhysan, dit Cadaz, avec les révoltes des anciens territoires rhushiens tout juste calmées, le moment est mal choisi pour envoyer l'armée à l'autre bout du continent.

— Pourquoi pas des troupes d'élites réduites, juste assez nombreuses pour assurer la victoire ?

— La victoire ne s’assure pas de cette façon, votre Sainteté. Mener une telle expédition sans en mesurer les risques compromettrait l’Empire et son armée, qu’elle soit ici ou à Merica.

— Si ces troupes sont menées par le Fléau des Hommes, je ne doute pas de leur victoire, gloussa le Salut en dardant Ixam d'un regard appuyé.

— Je n'en doute pas non plus, fit celui-ci, mais la sécurité de l’Empire occupe toute notre attention, et une expédition d’une telle ampleur mérite préparation. Un départ précipité n’apporte jamais rien de bon.

Les autres généraux observaient l'échange d'un œil mi-fasciné, mi-apeuré. Ils préféraient griffonner des notes plutôt de que risquer de froisser sa Sainteté.

Le Salut tapota une carte.

— Rappelons que Merica est la cible parfaite pour notre projet d'expansion. C’est dans l’obscurantisme de la Rudition que les cultes païens prennent racines, et nous avons beau élaguer son feuillage en convertissant quelques villes, jamais ces croyances ne cesseront si nous ne nous attaquons pas à sa source. Avec le Siège de Rudition anéanti, le reste du continent, si dépendants de ses rudits, se retrouvera perdu. Peut-être trouveront-ils enfin la voie du Tout-Puissant ; sinon, nous la leur montrerons.

« Nous » se résumait à l'acier de l'armée, dont le tranchant constituait finalement la meilleure raison pour accepter les Mots Créateurs. Défaire la Rudition était un bien beau projet que s'était fixé l'Empire, mais ce n'était pas la seule motivation à l'attaque de Merica.

— Rappelons également qu'avec le Père de Rudition prêt à descendre en enfer et la coalition de l'est encore incertaine, le moment est, finalement, plutôt bien choisi.

Le Salut se laissa aller sur son siège avec un sourire satisfait, sa coupe de vin à la main.

— Votre Sainteté, insista Cadaz, la sagesse aurait voulu que nous sécurisions les territoires rushiens avant de nous occuper du reste du conti... 

— Je suis la sagesse, coupa le Salut. 

Ixam croisa le regard de Cadaz, amer mais résolu, l'air de lui dire « nous ferons au mieux ».

— Sans compter… hum, si je peux rajouter quelque chose, hésita l'un des généraux.

— Je vous en prie, l’encouragea le Salut.

— Eh bien, il ne faudrait pas que quelqu'un s'empare du Danseur avant que… enfin, si il est vraiment un envoyé divin… nous devrions le protéger.

La voilà, l'autre raison, songea Ixam.

Un éclat brilla dans les yeux du Salut.

— C'est sans compter le Danseur, effectivement, dit-il gravement. Les mericiens se gardent bien de diffuser les informations quand à sa nature mais, si elle est, comme je le soupçonne, d'ordre divin, alors il faut nous en emparer avant que quelqu'un d'autre ne le fasse.

— Donc, soupira Cadaz, nous devons établir la sécurité de l'Empire tout en prévoyant au plus vite l'attaque sur Merica. Assurer la sécurité ici, frapper vite et fort là-bas.

— La guerre mericano-amalienne a fortement fragilisé l'armée mericienne, commenta le Salut. Il ne vous faudra pas beaucoup d’efforts pour les vaincre.

— Cinq mille de nos soldats serait un effectif confortable qui permettrait de garder la mobilité nécessaire pour cette opération… cinq mille autres soldats pourront suivre une fois Merica vaincu afin d'assurer la stabilité de notre armée là-bas.

— Les experts maritimes estiment à six semaines la traversée en bateau, releva Ixam en lisant les parchemins. Il en faudra sûrement autant pour organiser le voyage et mobiliser les troupes.

— Douze semaines pour attaquer Merica, approuva le Salut. Voilà qui clôture à temps cette entrevue ; je crains que le voyage ne m'ait un peu trop fatigué. Je saluerai demain tout vos soldats. Ce sera pour moi un plaisir d'officier la messe.

Les généraux inclinèrent tous la tête avec déférence tandis que le vieil homme se relevait en soupirant. Cette fois-ci, en quittant la table, il n'oublia pas sa canne.

— Votre Sainteté, l'appela Ixam alors qu'il s'apprêtait à sortir, m'accorderiez-vous quelques minutes en privé ?

Le Salut se retourna péniblement, puis plissa les yeux de ravissement.

— Avec grand plaisir, dit-il.

Il contempla la garde et le reste des généraux, les traits crispés en un sourire affable. Ceux-ci quittèrent la tente avec empressement, s'inclinant à nouveau lors de leur sortie.

— Bien, puisque nous sommes tous les deux, mon cher, gloussa le vieil homme. (Il délaissa sa canne pour gagner rapidement les plateaux.) Et puisque vous insistez, je vais reprendre de ce vin, dit-il en se resservant une coupe.

— J'aurais souhaité prendre des nouvelles de ma famille, expliqua Ixam.

— Évidemment, évidemment.

Le Salut regagna son siège, qu'il tourna vers Ixam, encore debout au milieu de la tente dans une posture de repos.

— Tout spécialement mon oncle, précisa-t-il.

— Il… se porte très bien physiquement, très en forme.

— Je parlais plutôt de son état mental.

Le Salut sourit avec embarras.

— Je ne saurais que vous dire de plus, si ce n'est qu'il est toujours aussi… troublé que lors de votre dernière visite. Cependant, je dois avouer qu'il m'a surpris, récemment. Il est le premier à soutenir cette attaque sur Merica.

— L’Empereur a toujours été entièrement dévoué aux Mots Créateurs, dit Ixam avec soulagement. Il serait donc plus lucide que les médecins ne le pensent ?

— Hélas, je crains qu'il ne reçoive sa motivation d'une autre personne que le Tout-Puissant.

Ixam garda un moment le silence, les dents serrées.

— Encore ce serpent ? demanda-t-il enfin.

Ouroboros se cache dans tout les esprits, murmura Cladio depuis son fourreau.

Le Salut hocha la tête.

— C'est ce Danseur, n'est-ce-pas ? reprit Ixam.

Quand il ne danse pas dans ce monde, il danse dans l'autre.

Le Salut hocha encore la tête.

— Mon cher Ixam, soupira-t-il en se levant, je crois sincèrement que tous les Hommes sont nés avec la grâce du Tout-Puissant, mais il arrive que certains d'entre eux le déçoivent et se voient retirer ses faveurs. Si nous nous montrons trop faible dans notre foi, il enverra le Léviathan, et sa destruction du monde nous rappellera de prier.

Il se mit à marcher tranquillement, les mains dans le dos.

— Vous, mon cher Ixam, êtes de ceux qui ne se détournerons jamais de la foi : je le vois dans vos yeux.

Pour peu que je l'ai jamais eu, songea Ixam.

— Vous saurez guider vos hommes vers la gloire, reprit le Salut en continuant de faire les cents pas, vous saurez nous assurer la victoire – celle de l'Empire, celle des Mots Créateurs, et celle de votre famille comme régente sur les terres qui ont vu naître la vérité divine et combattu le savoir obscur.

— C'est trop d'honneur, votre Sainteté.

— Allons, vous le méritez. J'ai toujours cru en vous, dès votre plus jeune âge, Ixam. Et je suis le Salut, dit-il en écartant les bras, ma foi est pure et ne se trompe jamais.

Il saisit sa canne, qu'il garda serrée dans sa main tout en s'approchant d'Ixam.

— Dieu vous béni, dit-il en posant sa main sur son épaule.

Il lui lança un sourire paternaliste, qu'Ixam lui rendit avec gêne. Se reposant enfin sur sa canne comme à son arrivée, le Salut quitta la tente.

Affabulateur, siffla Cladio.

Ixam resta seul, dans la douce lumière des torches.

Il était béni, oui.

Mais sûrement pas du Tout-Puissant.

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