Chapitre 11 : Yvils

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Quinze ans plus tôt

— N'y touche pas, l'avertit Molly pour la énième une fois.

Kamu effleura les croûtes à la géométrie parfaite incrustées dans la peau de son avant-bras avant d'en éloigner la main sous l’œil sévère de la fillette.

Après une semaine, la plaie restait douloureuse mais largement moins qu'à son premier réveil. Kamu ne s'était pas rendu compte que le Malt Ardent ait tant inhibé sa douleur. Au lendemain de son baptême, elle lui avait paru encore pire que lorsque Amra avait appliqué le fer.

— Aller, aide nous plutôt à les nourrir, dit Molly en lui donnant un sac de graines.

Kamu s'en saisit, puis suivit Molly et Costa dans le poulailler. Les deux garçons apprenaient peu à peu les règles de Claire-voix, s'intégraient dans son fonctionnement. Chacun avait un rôle dans la vie de la résidence et ses tâches quotidiennes, qu'ils s'échangeaient tous sous forme de roulement. Kamu avait remarqué qu'en fonction des âges, les résidents s'en occupaient plus ou moins et pouvaient même choisir leurs tâches, comme le barbu qu'il voyait souvent derrière les fourneaux accompagné d'une armée d'éplucheurs de légumes. Une grande partie des plus âgés s'absentaient durant la journée, là aussi comme soumis à un roulement. Avant de partir, ils délaissaient leurs vêtements pour un espèce d'uniforme de laine blanche dont l’utilité était encore inconnue de Kamu. Il lui restait beaucoup de choses à comprendre.

Comme le fit Molly, il plongea sa main dans les graines et en dispersa autour de lui, où tout un groupe de poules caquetantes étaient venues les encercler dès leur arrivée.

— Je sais pas si c'est vraiment arrivé, commença Molly, mais Mama nous a raconté qu'une fois, elle a eu un garçon qui n'arrêtait pas de tripoter sa marque alors qu'elle cicatrisait. Eh bien elle a fini par s'infecter, et lui, il a perdu un bras.

Costa gémit au milieu des poules qui picoraient avec entrain.

Ils se trouvaient dans la grange, juste à la lisière des bois, qui servait de poulailler et de dépôt à bois – ils avaient d'ailleurs croisé un des aînés avec un tas de bûches fraîchement coupées dans les bras en venant ici.

—Je… j'arrêterai, promis Kamu.

Il plia légèrement son bras gauche. La peau se plissait et s'étirait au niveau des croûtes en réveillant la douleur, mais comme pour passer sa main sur la plaie, il ne pouvait pas s'en empêcher.

— Eh ! s'écria Molly. Ouste, Cendrine !

Elle fit un brusque pas en avant afin de chasser une poule au plumage noir qui semblait profiter de toutes les graines au détriment de ses comparses.

— Rahlala ! Elle fait tout le temps ça, soupira Molly.

— Tu leur as donné des noms ? s'étonna Kamu.

— Mh-mh, acquiesça-t-elle. Cendrine, Roussette, Nuage, Tâchette, Blanchette, Poussière, et celui là, là-bas, dit-elle en indiquant un coq à l'écart et au regard absent, je l'ai appelé Kob parce que je crois bien qu'il est stupide.

Les trois enfants pouffèrent et finirent de vider les sacs de graines. Ils quittèrent le poulailler en suggérant des noms pour les prochaines poules, toujours avec le sourire aux lèvres. Quand ils pénétrèrent dans le salon aux nombreux canapés et à l'odeur de bois braisé, les enfants présents dévisagèrent Kamu avec insistance. Ils semblaient tous s'habituer difficilement à sa présence - mais pas autant qu'un certain garçon.

Kob, qui lavait les carreaux en compagnie d'Irana – ou bien était-ce Iria ? Kamu ne parvenait pas à différencier ces jumelles – fredonna dès qu'il le vit. C’était le même chant qu'il s'évertuait à réciter gaiement depuis l'arrivée de Kamu, dès que celui-ci était assez proche de lui pour l'entendre.

Maman ne lui avait jamais appris celui-là. Le rythme était beaucoup plus rapide que la plupart des autres chants et les paroles moins… poétiques. Elles décrivaient un massacre. Des monstres aux yeux bleus. Des combattants glorieux, qui terrassaient ceux qu'on appelait yvils, dans le sang et la sueur, et secourraient les mericiens avec bravoure.

Puis, des tombes qui scellaient la paix du pays. En scellant les yvils sous terre.

— Tu chantes foutrement faux, lança Molly à Kob qui restait imperturbable.

— Mais non, répliqua-t-il, c'est parce que tu m'entends pas assez bien.

Ce dernier haussa la voix jusqu'à quasiment crier. Les autres enfants relevèrent des têtes mécontentes ou amusées. Le trio s'installa sur le canapé proche de la cheminée, ignorant comme ils le pouvaient les vociférations de Kob qui, effectivement, ne chantait pas très juste.

Kamu pensait encore à Maman, mais dès que le souvenir de sa voix et de ses caresses s’imposaient à son esprit, il se forçait à le chasser. En revanche, quand il entendait ces chants… la dissonance de sa propre présence le plongeait dans un tel malaise qu'il en avait l'estomac tout retourné, comme si cette kamina n'avait jamais été digérée. Enfoncé dans les coussins, Kamu déglutit et se concentra sur la danse hypnotique des flammes devant lui, sur le crépitement du bois, la chaleur qui rendait l'atmosphère semblable à une étreinte maternelle. Kamu s'y réfugia alors que Molly et Kob s'aboyaient l'un sur l'autre, chacun pour obtenir le silence de l'autre.

Très vite, des pas lourds approchèrent et cessèrent le tapage de leur simple venue. Kamu se retourna et se hissa sur le dossier du canapé pour découvrir Amra dévisager tour à tour Molly et Kob d'un regard noir. Derrière eux, les autres enfants s'étaient prudemment retranchés derrière leur fauteuil ou la couverture de leur livre.

— C'est ce gros navet qui chantait un truc horrible pour embêter Kamu, se défendit Molly

— C'est pas un truc horrible, c'est la Gloire de l'Est, yvil d'idiote !

— Y’a rien de glorieux là dedans !

— Tu peux pas comprendre, t'es qu'une sale étrangère !

— Assez ! tonna Amra. Assez !

Molly et Kob détournèrent le regard et croisèrent les bras quasiment en même temps, la moue boudeuse.

Amra ferma les yeux, inspira profondément et dit d'une voix si calme qu'elle en était terrifiante :

— Tout les deux, je ne veux plus vous entendre vous disputer, ne serait-ce qu'une seule fois. Kob, tu arrêtes tes piques, et toi, Molly, tu arrêtes d'y répondre. Vous ferez la prochaine corvée de latrines, et toi, Kamu…

Amra dirigea son attention sur lui, à moitié caché derrière le dossier du canapé qu'il agrippait ; son air se radoucit dès qu'elle croisa son regard.

— Viens par ici, je te cherchais justement.

Intrigué, Kamu la suivit dans la salle à manger, vide en ce début d'après-midi. Elle l'installa sur une chaise et Kamu ne put s'empêcher de tressaillir quand elle parti en précisant qu'elle reviendrait dans un instant. Mais Amra réapparut très vite, avec un étui en cuir qu'elle déplia sur la table.

— Il faut faire quelque chose pour cette tignasse, dit-elle en passant une main sur sa tête.

Maman ne lui avait jamais coupé les cheveux. Il devait sans cesse s'en dégager les yeux.

— Quelqu'un d'important va venir cette semaine, et on veut faire bonne impression, reprit Amra en attrapant un ciseau et un peigne dans son étui. Garde la tête droite, rajouta-t-elle en positionnant son menton.

— Est ce qu'il… vient pour moi ?

— Mmm, fit Amra en s'attaquant à ses cheveux, pas tout à fait. Il s'appelle Rem Cotard. Il est le Père de tout les rudits, et plus important encore, il est celui qui dirige l'Ordre… mais la plupart des gens le connaissent pour sa fonction de rudit de sagesse auprès du Château.

Les mèches brunes retombaient sur ses épaules à chaque coup métallique, elles venaient chatouiller son front et sa nuque. Des échos de rires ou de conversations lointaines leur parvenaient depuis les nombreux recoins de Claire-voix.

— Est-ce qu'il va me détester, lui aussi ? murmura Kamu.

— Il ne t'arrivera rien, le rassura Amra. Pas ici, pas avec moi ; je ne laisserai personne te faire du mal, tu m'entends ?

Kamu voulut hocher la tête, puis le bruit du ciseau lui rappela qu'il devait la garder immobile.

— Amra ?

— Appelle moi Mama.

— Mmm… pourquoi les gens sont comme ça avec moi ? Pourquoi… c’est quoi, un yvil ?

— C'est…

Les ciseaux se turent. Amra soupira et reprit ses gestes.

— C'est compliqué à expliquer, dit-elle, surtout… surtout à un enfant. Mais je vais essayer. Tout d'abord, « yvil » vient de l'ancien mericien et signifie « noble ». Un… certain groupe d'individus s'est donné ce nom, selon leur propre doctrine.

— Doctrine ?

— Des principes, si tu veux, expliqua Amra. Des principes qu'ils ont eux-même inventé et auxquels ils ont voulu soumettre le reste de la population.

— Comment… quel genre de principes ?

Amra continua d'élaguer ses cheveux pendant un long moment, sans répondre.

— Ils avaient des yeux bleus, dit-elle enfin. Des yeux très bleus et très clairs, très reconnaissables - comme les tiens. Et, d'après eux, la couleur de leurs yeux les rendait supérieurs aux autres, continua-t-il lentement. Ces idées ont émergé il y a très longtemps, mais elles ont fini par gagner des partisans au fil du temps et se sont propagées dans tout l'est de Luhltim. De nombreux groupes se sont formés, des groupes qui appliquaient ces idées… très violemment. Finalement, ces groupes ont gagné beaucoup de pouvoir jusqu'en 1135, où a eu lieu ce qu'on nomme le Règne d'Azur. Il s’agit de cette période où les yvils ont renversé l'ensemble des gouvernements de l'est et repris la direction de Kanad, Merica, et Amalys. Ils ont investi Skiago en très peu de temps, personne ne sait encore comment ils s'y sont pris, mais ils paraissaient très organisés. On appelle ce jour la Prise du Carillon. Finalement, leur règne n'a même pas duré une année entière… À, Merica c’est le trente-cinquième Château qui a eu raison d’eux, aidé par un groupe de résistants. Il a repris le pouvoir, et a accordé un rang de noblesse à ceux qui avaient combattu à ses côtés. Mais même durant leur courte tyrannie, les yvils ont eu tout le temps de poursuivre leur dessein et de commettre… bien des atrocités, notamment en forçant les femmes à porter leurs enfants et… en éliminant ceux qui n’avaient pas les yeux bleus. Bref, soupira Amra, tout ça est déjà assez pour toi.

Kamu se répéta toutes ces informations : les yvils, leur doctrine, la violence, il comprenait tout ça… mais… il ne comprenait pas.

— Mais, moi, j’ai que cinq ans, dit-il C'est pas moi qui ai fait ça, alors pourquoi… c'est parce que j'ai les même yeux qu'eux ?

Amra respira bruyamment en époussetant les épaules de Kamu. Elle lui passa une main dans les cheveux pour en chasser les résidus capillaires, puis prit une chaise et s'installa face à lui. Elle le fixa d'un air pensif en sortant distraitement une boîte métallique de sa poche, de laquelle elle tira une longue tige brune.

— Ce qui est déroutant chez toi, Kamu, dit-elle en allumant la tige coincée entre ses lèvres, ce ne sont pas tes yeux. C'est toi.

Kamu se tortilla sur sa chaise en regardant le nuage de fumée blanchâtre qu’Amra soufflait par les narines et par la bouche.

— Les yvils sont tous morts, reprit-elle d'un ton grave. Ils ont tous été exécutés et enterrés, sans exception. Il n'y a qu'à Amalys qu'il reste des yvils, ils ont préféré les asservir… et dans le reste du continent, excepté Merica et Kanad, évidemment. Mais le contrôle aux frontières est impitoyable, et j'ai du mal à concevoir qu'un yvil étranger veuille s'aventurer à l'est. Est-ce-que tu comprends tout ça, Kamu ?

— Mmm… Maman a des yeux marrons, se rappela Kamu en réprimant une toux. J’ai jamais vu mon papa, mais peut-être qu’il m’a donné ses yeux ? Et si il pouvait pas être étranger… ça veut dire que les yvils ne sont pas tous morts, c'est ça ?

— Effectivement, dit Amra en recrachant sa fumée. Pourtant, c'est ce dont tout le contient est persuadé depuis presque un siècle. Et maintenant, tes jolis yeux viennent semer le doute.

Elle esquissa un sourire, que Kamu lui rendit en rougissant.

— Mais pourquoi… est-ce-que je suis forcément méchant si j'ai des yeux bleus ?

— Méchant ? hoqueta Amra. Non, toussa-t-elle, non, quelle idée… tous les yvils n'étaient pas des fanatiques, et certains de leurs partisans n'étaient même pas des yvils. Et toi… par le souffle de Vultur, Kamu, pourquoi penses-tu être méchant ?

— Bah… si Maman m’a… si les gens me détestent, c'est parce que… parce que…

Kamu voulut finir sa phrase. Mais il n'y parvint pas.

— C'est parce qu'ils ont peur, acheva Amra à sa place. Ils voient en toi une menace qu'ils pensaient être éteinte depuis un siècle… mais ça ne signifie pas que tu en sois une pour autant.

Peur ? Ce rudit de paix qui l’avait frappé, lorsqu’il était venu lui demander de l’aide, n’avait pas semblé avoir peur. Et Maman… avait-elle eu peur de lui ? Pendant tout ce temps ?

Amra observa Kamu pendant un moment en inspirant et en expulsant cette fumée à l'odeur étrange. Elle était repoussante, piquait le nez, la gorge, les yeux, mais, quand elle se dissipait, il en restait un voile bizarrement agréable.

— Bon, s'enquit Amra, te voilà tout beau et informé… tu peux retourner avec les autres.

Kamu descendit de sa chaise, s'apprêta à retourner au salon, mais Amra le saisit par l'épaule pour le retenir.

— Fais moi plaisir… ne prête pas attention à eux. Je forme des êtres intelligents, ils finiront par comprendre, crois moi.

Kamu rejoignit Molly et Costa, encore sur le canapé, avec la sensation de n'avoir plus un seul cheveux sur la tête. Quand ils le virent, ses amis penchèrent la tête sur le côté d’un air dubitatif.

— Mmm, fit Molly. Je crois que je préférais les cheveux longs.

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