Chapitre 12 (variante) : Jusqu'à ce que la mort vous sépare

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Gaïla lissa les plis imaginaires de sa robe, le souffle pressé. Une tente avait été installée sur la terrasse de la Tour d'Horizon et faisait office de loge. Dehors, l'assemblée frémissait. Les rumeurs exaltées de la foule parvenaient jusqu'à elle, étouffées par la lourde toile de la tente. Gaïla y était seule à l'exception de Layn, bien sûr, postée dans un coin, la tête basse.

Gaïla rajusta une épingle dans ses boucles coiffées en un chignon serré, ne pouvant s'empêcher de scruter la moindre parcelle de sa tenue à la recherche d'un défaut de dernière minute à corriger. La robe était magnifique : blanche, avec des fleurs rouges brodées, assorties au lien qu'elle était sur le point de recevoir. C'était une robe de mariage typique amalyenne : en coton, avec de larges manches ouvertes, une taille cintrée par une ceinture, et des jupons bouffants.

Après s'être encore examinée, Gaïla souleva la toile d'une main fébrile. Une centaine de sièges, tous occupés, lui tournaient le dos. Sur cette partie de la terrasse, des voilures tendues formaient un plafond de tissu blanc pour protéger les invités du soleil. Plus loin, les jardins et ses sculptures florales avaient été taillés avec soin pour cette journée ; les méandres de buissons s'étendaient jusqu'au fond lointain de la terrasse. Un orchestre était posté sur un petit estrade, juste devant les grandes vitres de la salle de réception. Les yvils de service bordaient les rangées de sièges en agitant langoureusement de larges éventails sur l'assemblée.

Gaïla souffla profondément tout en épongeant son front avec un mouchoir.

Les premières notes de l'orchestre retentirent.

Elle s'avança dans l'allée formée par les sièges, tandis que toutes les têtes se retournaient dans un tonnerre d'exclamations ravies. C'est avec le poids d'une centaine de paires d'yeux posées sur elle que Gaïla rejoignit l'autel, où l'attendaient le rudit de lettre dans sa tunique jaune, ainsi que son oncle. Theolin portait lui aussi un costume de mariage traditionnel, avec une redingote et un foulard assorti aux tons que portait Gaïla. Elle dut réprimer un sourire nerveux, puis se plaça face à lui.

La musique se tut. Theolin prit ses mains dans les siennes avec un sourire rassurant, et le rudit de lettre se lança dans la lecture du texte officiel. Tout le monde écouta patiemment sous la petite brise amenée par les éventails. L’entièreté de leur attention se focalisait sur Gaïla. Les réactions qu'elle éveillait précipitait son souffle, tant elles étaient puissantes ; que ce soit les regards mesquins des Lanas, admiratifs des jeunes filles, ou envieux des Lanos. Leur enthousiasme était plus visible que jamais : les fils d'argent sortaient de leur poitrine pour plonger dans celle de Gaïla, exerçant une légère pression sur elle. Les paroles du rudit de lettres lui semblaient lointaines tant cette tension occupait son esprit. Elle décida de reporter son attention sur son oncle.

Le regard qu'il lui portait débordait de tendresse et d'amour, et il l'apaisa durant un moment. Elle se concentra sur ses yeux, si brillants qu'ils semblaient miroiter tels la surface d'une eau claire. Si elle se concentrait vraiment, elle pouvait même en distinguer les reflets qu'ils lui renvoyaient. Amusée, Gaïla plongea dans son regard en oubliant pour de bon le discours du rudit de lettres.

Les reflets se mouvaient, lentement. Elle les reconnaissait : il s'agissait d'elle, resplendissante dans sa robe de mariée, et de son oncle. Ils se tenaient la main, heureux, comme en cet instant. Gaïla sourit face à cette vision paisible, qu'elle seule pouvait voir - pour la première fois.

Jamais ne s'était-elle plongé dans un regard d'une telle façon.

— Gaïla Lorentina Naïlen, dit le rudit de lettres, acceptez-vous d'être une épouse aimante, de fournir autant d'héritiers qu'il en sera possible à votre mari, de veiller sur lui et votre famille jusqu'à la fin de vos jours, et d'accomplir cette tâche avec honneur et dévotion ?

— Oui, je le veux, acquiesça Gaïla en s'empourprant.

Ça y est. Enfin, elle avait ce qu'elle voulait, ce à quoi elle était destinée.

— Theolin Luciano Naïlen, acceptez-vous d'être un époux aimant, de subvenir aux besoins de votre famille et de votre épouse, de leur fournir la protection et l'éducation qu'ils méritent, de…

Les reflets se mouvaient.

Son oncle affichait un sourire comblé, il hochait lentement la tête à chaque parole du rudit.

Gaïla, elle, plongeait plus profondément encore dans ses yeux. Le lien argenté qui les unissait l'absorbait complètement. Tout, autour d’elle, s'était effacé. Gaïla contemplait une scène qu'elle ne comprenait pas et qu’elle ne voulait pas comprendre. Une scène qui la réunissait, elle et son oncle. Une scène qui semblait être issue de la pire perversion possible ; tout ce qu'elle craignait des yvils, qu’elle n’était même pas en mesure d’imaginer, elle le subissait devant ses yeux. De son propre oncle.

— Gaïla ?

Elle sursauta.

Theolin et le rudit la dévisageaient, sourcils froncés, et l'assemblée retenait son souffle.

Si chaud, il faisait chaud.

— L'épouse doit ployer la nuque pour recevoir le lien qui l'unira à son époux, dit le rudit avec insistance.

Un petit coussin déposé au sol l'attendait à deux mètres de là ; elle alla s'y agenouiller. Quand les doigts de Theolin effleurèrent son cou pour retirer son lien, Gaïla fut prise de nausée et de sueurs froides. Les images cauchemardesques avaient disparu de sa vision, mais elles demeuraient dans sa mémoire.

Le rituel lui parut long, si long. Son oncle passa le lien rouge autour de son cou, puis entreprit de le coudre soigneusement. Son souffle chaud se déposait sur la nuque de Gaïla, augmentant son malaise.

— Par les droits de rudition qui me sont conférés, et par l'article mille-soixante-douze du code Justinien d'Amalys, je vous déclare unis jusqu’à ce que la mort vous sépare.

L’assistance se leva pour applaudir. Les cordes frottées de l'orchestre jouèrent une mélodie vive et joyeuse. Les invités firent la queue : un à un, ils se présentèrent devant eux pour serrer la main de son oncle et les féliciter. Tout du long, il la tint par la taille. Sa main pesait affreusement lourd. Gaïla n'osait plus lever les yeux vers lui. Rien que sa présence suffisait pour lui nouer la gorge. Les invités défilaient, et Gaïla voulait pleurer ; chaque sourire ravi, chaque poignée de main, chaque compliment pressait un peu plus les larmes qu'elle retenait.

— Vous ferez de merveilleux enfants, lui assura chaleureusement la vieille Lana Mieli.

— Theolin, félicitations, vieux frère ! s'exclama Lano Dolly.

— Gaïla, vous honorez votre mère !

— Un sachet de trèfles violets à déposer sous le lit, pour la fertilité, dit Lana Dalid en leur offrant un petit paquet.

— Attention, jeune fille, ajouta Lana Golytlie, plus de sucreries, c’est mauvais pour la grossesse.

— Je… oui, acquiesça fébrilement Gaïla. Je…

— Mon milano ? Vous semblez pâle, s'inquiéta son oncle.

— Je… je dois m'aérer, veuillez m'excuser, parvint-elle à dire en s'extirpant de la foule.

— Mon milano, nous sommes déjà dehors !

Gaïla se fraya un chemin dans l'assemblée qui ne cessait ses offrandes et ses compliments. Elle s'engouffra entre les hautes haies taillées des jardins, où le brouhaha et la musique faiblirent. Ses talons claquaient encore plus vite à mesure qu'elle s'enfonçait entre les buissons et les sculptures. Elle gagna enfin le bout de la terrasse, complètement isolée de la cérémonie par les couloirs de verdures. Là, elle s'appuya contre la rambarde et ferma les yeux.

La brise de fin d'après-midi se levait doucement, mais les rayons du soleil frappaient toujours aussi fort contre sa peau. En bas, la ville frémissait : les rires des passants, les chiens qui aboyaient, les sabots des chevaux sur la route, les allers-venus incessants des voitures, les oiseaux qui s'envolaient. Gaïla rouvrit les yeux. Elle contemplait le monde. Elle venait d'accomplir tout ce pourquoi elle était née. La fête était parfaite, tout le monde était ravi.

Alors pourquoi voulait-elle pleurer si fort ?

— Swan ? murmura-t-elle. Swan, tu es là ?

Mais il n'y avait aucun miroir, aucun moyen de la voir.

— Je crois que tu avais rai…

Des pas s'approchèrent. Gaïla se retourna pour découvrir son oncle avancer vers elle. Elle se détourna aussitôt sur l'horizon.

— Gaïla, vous allez bien ? demanda Theolin en approchant.

— La chaleur, répondit-elle d'une petite voix. Je crois que j'ai pris chaud.

Elle se crispa lorsqu'il l'enserra par la taille.

— Êtes vous comblée, mon enfant ?

Gaïla hocha la tête sans pouvoir retenir ses larmes.

— Mon milano, souffla son oncle en tirant son épaule.

Gaïla se détourna encore, les yeux fermés.

Theolin posa une main sur sa joue.

— Je croyais que c'était tout ce que vous vouliez, dit-il. Que vous arrive-t-il ? La chaleur n'a jamais fait pleurer personne.

— Mon oncle ? Lâcha Gaïla dans un sanglot.

Elle ouvrit les yeux. Sa mâchoire se décrocha.

Les formes bougeaient dans le regard de son oncle, le lien d'argent qui les unissait brillait plus fort que jamais.

— Rien ne va changer entre nous, n'est-ce-pas ? demanda-t-elle.

Theolin fronça les sourcils.

— Que voulez-vous dire ? Si vous vous inquiétez de l'amour que je vous porte, sachez que vous comblez mon cœur depuis toujours, mon milano, et il en sera toujours ainsi.

— Non, je… je veux dire… tout se passera comme cela s'est toujours passé, à la maison ?

— Plus ou moins, répondit Theolin d'un air amusé. Il y aura quelques changements, c'est certain – à commencer par l'aménagement des chambres – mais vous allez vous y faire, et puis, vous allez adorer redécorer la maison, vous verrez.

— Les chambres ?

— Votre chambre de jeune fille ne vous sera plus utile. Vous êtes une épouse, à présent.

Gaïla voulut reculer d'un pas mais Theolin la saisit par les poignets.

— Cessez donc de vous inquiéter, et venez plutôt profiter de…

— Je voudrais rester ici, dit-elle précipitamment.

— Gaïla, dit Theolin, l'expression grave. Je ne vous autorise pas à me couper la parole. Être une épouse exige autant de respect, si ce n'est plus, qu'être ma nièce, et je ne saurais tolérer de telles manières.

Il resserra sa prise autour de ses poignets et Gaïla laissa échapper un sanglot.

Les images obscènes continuaient de défiler. Le lien argenté tirait sur sa poitrine.

— Je… ne… veux pas, souffla-t-elle.

Un voile d'impassibilité recouvrit le visage de son père.

— Je veux que vous me lâchiez, sanglota Gaïla.

Il la lâcha. Elle recula en étirant le lien.

— Je veux être votre fille, pas votre épouse, continua-t-elle. Pas si cela implique… quoi que ça puisse impliquer, je ne veux pas ! Et… je ne veux plus vous voir, plus maintenant !

Son oncle acquiesça, le regard vide.

Gaïla ne pouvait plus s'arrêter :

— J'ai dit… que je ne voulais plus vous voir. Je veux que vous disparaissiez ! Maintenant. Et je ne veux plus jamais… vous voir.

Ses paroles l'effrayaient, mais elles étaient sincères, et cela était plus effrayant encore.

Theolin recula lentement, tirant sur le lien.

— Pardon, gémit Gaïla, mon oncle, je vous demande pardon, je… mon oncle ?

Que faisait-il ? Pourquoi grimpait-il sur la rambarde ?

— Mon oncle, descendez ! C'est trop haut, vous risquez de…

Theolin sauta dans le vide. Le lien argenté disparut.

Gaïla fixa l'emplacement où se tenait son oncle quelques secondes plus tôt, les yeux écarquillés. Il ne pouvait pas… il n'avait pas sauté. Il n'avait pas vraiment sauté, c'était impossible.

Des hurlements montèrent depuis la rue.

Gaïla s'approcha de la rambarde pour s'y pencher, mais elle ferma les yeux plutôt que de regarder en bas. Elle resta ainsi, à écouter les appels à l'aide et les cris d'effrois venus troubler cette magnifique après-midi. Au loin, derrière les jardins, la musique sonnait gaiement.

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