Chapitre 13 : En plein dedans

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« Les cabinets », comme l'appelait la haute de Skiago, ne différaient pas tant que ça des latrines de Claire-voix. Plutôt qu'un bac de sciure disposé sous la cuvette, un tuyau se chargeait de la récolte, puis disparaissait dans le mur en évacuant ainsi son butin – mais c'était là la seule différence.

Kamu sortit de la petite pièce pour regagner son bureau, tout en se demandant comment quiconque avait pu suggérer que quoi que ce soit de vivant puisse émerger de ces conduits nauséabonds. Il se laissa aller sur sa chaise en frottant distraitement son menton rasé. La pluie monotone tapotait aux carreaux. La cheminée récemment allumée commençait tout juste à diffuser sa chaleur. Dehors, sur la Place du Pendu, le cadavre dansait avec Vultur et les ombres de la nuit.

La chambre qu’on lui avait assigné bénéficiait de tout les aménagements et services imaginables. Des tentures et tapis somptueux recouvraient la pierre de leurs couleurs chaudes. La pièce était meublée de bois verni et finement sculpté : Kamu avait un grand lit – le plus grand qu'il ait jamais vu – surélevé par des marches de pierres, un large bureau auquel il s'affairait, ainsi qu'un petit salon privé dont même le canapé avait l'air plus confortable que tout les lits dans lesquels il ait pu dormir. Sa chambre comportait une salle de toilette adjacente rien que pour lui et qui comportait déjà tout le nécessaire, en plus des cabinets si révolutionnaires. Ainsi, la peau fraîchement lavée, les cheveux propres, et le menton rasé, il était presque un homme différent. Il avait revêtu une sorte de peignoir aux broderies criardes, trouvé dans la salle de toilette, pour qu'une domestique emporte ses vêtements à la laverie, avec la promesse qu'il les aurait pour le lendemain matin.

Mais le confort offert lui laissait un poids sur l'estomac. Kamu avait l'impression d'être un porc qu'on chérissait de soins et d'attentions sur le chemin de l'abattoir.

En attendant, cette enquête était d'une telle absurdité qu'elle forçait toutes ses pensées à s'y tourner, offrant une distraction plus que conséquente quand à son issue.

Kamu parcourut brièvement les dernières notes de son carnet, rédigées à l'encre qui se trouvait déjà sur le bureau – vraisemblablement, cette chambre se destinait aux rudits, ce qui l'arrangeait foutrement. Deux semaines, ça lui semblait si court pour démêler toute cette affaire… qui prenait une dimension tout autre de celle à laquelle il s'était attendu.

On frappa à sa porte. Il s'empressa de fourrer son carnet dans un tiroir puis alla ouvrir.

Merida, la rudite de lettres, ouvrit de grands yeux ronds quand elle le vit.

— Je… hum, je vous apporte… les rapports de paix concernant l'enquête.

Les rudits le méprisaient déjà sans qu’il ait besoin de porter un accoutrement ridicule, mais alors elle...

Kamu ignora le regard appuyé de la jeune femme et tendit la main pour se saisir des dossier.

— Merci, grogna-il en s'en emparant.

Il s'apprêtait à refermer la porte quand elle le retint :

— Je suppose… que vous avez besoin de moi pour les lire…

— Non. Je me débrouille seul.

Elle esquissa un sourire timide.

— Ça ne me dérange pas, vous savez. N'hésitez surtout pas si vous avez besoin d'aide.

De l’aide ? D’une rudite ?

Il avait déjà la main sur la poignée lorsqu’elle l’interrompit encore une fois :

— Je sais que le temps vous est compté, et je ne voudrais pas… que vous soyez retardé. Si je peux faire quoi que ce soit…

— En fait, oui, dit-il après réflexion. Le rapport concernant la mort de l’ancien Second, il me le faut également.

— L'ancien Second ? Mais cette affaire remonte à quatre ans…

— Ça, c’est moi que ça regarde.

—B-bien sûr, acquiesça la jeune femme, pas de problème. Je vous apporte ça.

Elle le laissa enfin refermer la porte, et Kamu retourna à son bureau pour se lancer dans sa lecture.

Les événements relatés correspondaient bien aux dires du marchand. Quatre nobles, tous morts dans leurs bureaux à une heure tardive, le tout en l'espace d'une semaine – et sans témoin, bien sûr. C'était leurs servantes qui avaient découvert leurs corps – les dépositions présentaient d'ailleurs de nombreuses similitudes. D'après le compte-rendu du rudit de santé, une crise cardiaque avait causé leur trépas. Tous les rapports se concluaient sur la confirmation d'une mort naturelle.

Et puis c'était tout. Mis à part les noms des victimes et des servantes, les quatre dossiers étaient parfaitement identiques – même le rudit de paix chargé de l'enquête, et même le rudit de santé chargé de l'examen des corps restaient inchangés. Ou bien ces rudits avaient du fumier à la place du cerveau, ou bien ils avaient intentionnellement bâclé cette affaire. Quand à celle concernant l'ancien Second… le rapport déterminerait vite si sa mort était liée aux autres. Le fait qu'elles soient toutes en rapport avec le début et la fin des travaux des égouts pouvait bien n'être qu'une coïncidence, mais le comportement de l'actuelle Seconde demeurait un brin trop suspect pour y croire. Au vue de la fureur qui l'avait animé à table… et rien qu’à son attitude ; tout chez elle inspirait la méfiance.

Le retour de Merida le coupa dans ses réflexions. La jeune femme insista un peu plus que précédemment pour les lui lire – ces foutus rudits n’acceptaient pas si facilement qu’on puisse se dispenser d’eux – et, Kamu se vit finalement contraint d'accepter son aide. Sans un mot pour la rudite, il l'écouta lui lire ce qu'il savait déjà, jusqu'à ce qu'elle en vienne au rapport tant attendu.

Rapport de Paix n°2890 :

Chargé d'enquête : Kerine Samra

Victime : Edric Mredi

Lieu de la découverte du corps : Palais du Carillon, suite du Second, bureau

Lieu du décès : Palais du Carillon, suite du Second, bureau

Date et heure : Premier dayme d'avsha 1249, entre 10h et 11h du soir

Cause du décès : Arrêt cardiaque

Découverte du corps : Carina Stral

Date et heure de la découverte du corps : Premier dayme d'avsha 1249, 11h et 1/3h du soir

Description de la scène : Corps de la victime étendu face contre terre, devant la porte, tête dirigée vers celle-ci. Encore vêtu de ses vêtements de la journée. Trace de vomi sur le tapis du bureau. Fenêtre verrouillée. Aucune trace d'effraction. Plateau laissé tombé à terre sur le pas de la porte. Aucune trace de présence, hormis celle de la victime et celle de la domestique ayant découvert le corps.

Annexe n°1 : Rapport d'autopsie

Chargé d'autopsie : Dracma Kri

Date et lieu de l'autopsie : Maison de Santé, premier dayjed d'avsha 1249 , 9h du matin.

Levée de corps

Effectuée par : Ronard Markilk

Date et heure : premier dayjed d'avsha 1249, 1h et 2/3h du matin

Synthèse de l'examen : Traces de vomissement intestinaux. Rigidité cadavérique peu avancée. Température évaluée à 33°. Pupilles dilatées. Coloration grise de la peau. Lésions traumatiques : RAS. Diagnostic : Arrêt cardiaque survenu jusqu'à trois heures avant examen.

Description :

Sexe : masculin

Taille : 179 cm

Poids : 81 Kg

Âge : 58 ans

Coloration de la peau : grise au niveau des ongles et muqueuses

Rigidité : avancée

Examen oculaire : pupilles dilatées

Tête, cou, membres supérieurs, thorax, abdomen, organes génitaux, dos, membres inférieurs : RAS

Autopsie :

Symptômes gastro-intestinaux : nécroses hémorragiques du tube digestif

Symptômes cardio-vasculaire : Troubles de la conduction des arythmies auriculaires et ventriculaires

Diagnostic :

Cause du décès : Arrêt cardiaque

Date et heure : Premier dayme d'avsha 1249, entre 10h et 11h du soir

Annexe n°2 : Déposition

Nom du témoin : Carina Stral

Âge : 42 ans

Sexe : Féminin

Fonction : Domestique au Palais du Carillon

Déposition prise par : Kerine Samra

Déposition :

« Je suis montée dans la suite du Second, il devait être un peu plus de onze heure du soir. Je voulais récupérer sa vaisselle pour la ramener aux cuisines, donc je suis entrée dans la suite des Mredi, qui était vide puisque Madame Mredi n'était pas là, et je suis directement allé jusqu'au bureau de Monsieur le Second. Comme je n'ai pas eu de réponse quand j'ai toqué à la porte, je l'ai ouverte, et alors là j'ai vu Monsieur par terre, alors j'ai lâché mon plateau pour l'aider parce que je pensais qu'il était tombé, mais Monsieur n'a pas bougé, donc j'ai compris qu'il était mort. Après, je crois que j'ai couru pour avertir les gardes ».

Conclusion :

Compte tenu de l'identité de la victime, la piste criminelle a été envisagée bien que l'examen de santé suggère une mort naturelle.

→ Toutes les issues de la suite étant verrouillées, sans traces d'effractions, et compte tenu des mêmes observations dans le reste du Carillon, ainsi que des informations apportées par les gardes, à savoir aucune entrée au Palais depuis la dixième heure du soir, il a d'abord été envisagé qu'une personne déjà présente sur les lieux ait pu être en cause de la mort. Après approfondissement, un alibi a été vérifié pour chacune d'entre elles. L'hypothèse du facteur criminel a donc été écarté.

Au vue de l'âge de la victime, et comme indiqué dans le rapport d'autopsie, il a été retenu que la victime est décédée des suites d'un arrêt cardiaque naturel.

— C'est une plaisanterie ? souffla Kamu.

— Quoi donc ? s'enquit la rudite. 

— Rien, éluda Kamu, merci pour votre aide, conclut-il pour la congédier. 

— Si vous avez encore besoin de... 

— Non, merci, insista-t-il en la poussant vers la sortie. 

Il claqua la porte, s'appuya contre elle en se massant les tempes. 

Là encore, le rapport était identique aux autres. Les mêmes circonstances, les mêmes conclusions, le même rudit de paix. Plus l'enquête se dévoilait, plus il prenait conscience du bourbier dans lequel il était pris.

On lui avait parlé de monstre, de morts mystérieuses. Quand ce marchand lui avait expliqué cette histoire, elle lui avait semblé pareille à toutes celles qu'il avait déjà démêlé : des gens inquiétés par la violence qui allégeaient leur esprit en se persuadant que seul un monstre pouvait en être capable. C'était ainsi qu'ils préservaient leur conscience.

Mais là… le mystère ne résidait non pas dans l'identité du monstre, mais dans cette volonté d'étouffer l'affaire. Kamu percevait le goût rance des secrets qu'on essayait d'enterrer sous cette histoire de Katakomb, des secrets qu'on cachait sous l'aura mystérieuse d'un monstre. Mais les manœuvres d'esprits perfides étaient bien plus terrifiantes que n'importe quelle créature sanguinaire… bien plus réelles, bien plus cruelles.

Et il s'y était mis en plein dedans.

Des coups à la porte le réveillèrent au lendemain matin.

Kamu quitta son lit avec regret, appréhendant sa première véritable journée d'enquête dont le sommeil avait soulagé les inquiétudes… trop vite ramenées par le réveil. Toujours vêtu de son accoutrement tape-à-l’œil, il se traîna jusqu'à la porte qu'il n'ouvrit pas entièrement.

Un rudit de paix. Un foutu rudit de paix, planté dans le couloir. Il portait l'uniforme gris de son Instance de Rudition, presque identique à celui des gardes, à la différence de sa couleur et du sir de la paix inscrit dans son dos. Le règlement des rudits de paix était apparemment moins strict que celui des gardes, puisque son manteau ouvert dévoilait un pull de laine sombre et un pantalon d'où pendait une matraque.

— Ah, fit Kamu.

Malgré tout son aplomb, le rudit tressaillit quand il leva les yeux vers lui. Ses cheveux noirs retombaient négligemment sur son front et des poches impressionnantes cernaient ses yeux, assez inhabituels pour faire froncer les sourcils à Kamu. Légèrement allongés, en forme d'amande ; le rudit avait sûrement des origines hafriennes. Il avait l'air d'avoir approché la trentaine… avec très peu de sommeil au cours de sa vie.

— Rudit Jahil Chad, dit-il en détourant son regard sur les motifs criards du peignoir.

Il en eut l'air encore plus perturbé que par les yeux de Kamu.

— Je… on m'a chargé de vous surveiller, reprit-il, et de vous apporter ça.

Il lui tendit une pile de vêtement. Kamu s'en empara et referma brutalement la porte.

Il se dépêtra en vitesse de son peignoir pour enfiler son pantalon et sa chemise, presque méconnaissables après avoir été lavés – il faudrait que je me trouve une ceinture, songea-t-il en glissant la cordelette dans les passants de son pantalon. Carnet au chaud, chaussures lacées et manteau revêtu, Kamu s'apprêta à rejoindre son chaperon quand il remarqua une large bande de tissu bleu tombée au sol. Il fronça les sourcils, la ramassa et comprit qu'elle devait venir de ses vêtements : il s'agissait du bandeau qu'avait commandé le Château lors du repas de la veille. Son sir officiel y était cousu de fil noir, et une inscription y figu…

Menge merde.

— Avec une faute ?

Kamu contempla les deux mots brodés à la va-vite sur le tissu bleu, la mâchoire pendante et les yeux presque douloureux d'en lire la mauvaise orthographe.

— Nom d’yvil, maugréa-t-il en allant ouvrir la porte. Hum, fit-il à l'attention de Jahil-le-foutu-rudit-de-paix, qu'est-il écrit là dessus ?

Il fixa un instant le tissu que Kamu lui présentait, imperturbable.

— Ah oui, dit-il en relevant la tête, on m'a aussi demandé de vous dire qu'il est écrit « Rudit de Monstres au service direct de son Excellence ».

Kamu grogna.

— J'avais l'impression qu'il aurait fallu plus de lettres.

— Oui, l'écriture peut être trompeuse quand on en ignore les codes.

— Mmm. De toute évidence.

Il aurait au moins pu corriger la faute, ce salopard.

— Je crois que vous êtes sensé l'attacher à votre bras, précisa le rudit.

— Bien sûr, bien sûr…

Kamu s'efforça de ne pas grincer des dents tout en nouant son bandeau devant l'air paisible du rudit. Quand il eut fini, il releva la tête dans sa direction. Les deux hommes se fixèrent un moment, silencieux, l'un d'un calme insultant, l'autre d'irritation refoulée.

— Bon, lâcha Kamu, alors je fais mes affaires et vous me suivez, c'est ça ?

— J'imagine.

— Formidable.

Le silence revint.

— Dites-moi, s'enquit Kamu, sauriez-vous où trouver le Château ?

— Je ne sais pas, désolé.

Évidement, ça aurait été trop lui demander que d’être utile.

Kamu souffla bruyamment face à son imperturbable sérénité, quand deux voix retentirent un peu plus loin dans le couloir. Il s'y précipita en ignorant les protestations du rudit et tomba nez à nez avec deux Garde-pleurs. Tout deux pincèrent les lèvres, apparemment sur le point de lâcher une répartie cinglante, mais Kamu les devança :

— Le Château, où puis-je le trouver ?

— Et pourquoi ça ?

— Comment ça, « et pourquoi ça » ? Vous ne voyez pas ce qui est écrit sur mon bras ? Répondit Kamu en tapotant son bandeau. Ah oui, vous non plus, vous ne savez pas lire. Je dois enquêter, j'ai des questions, et j'ai besoin de réponses. Alors ? Où est-il ?

— Les jardins, probablement, dit le garde après un instant d'hésitation.

Kamu indiqua du doigt chaque bout du couloir, interrogateur, tandis que le rudit le rejoignait d'un air légèrement contrarié.

— À gauche, maugréa le garde, rejoignez le hall principal et montez les escaliers.

Il s'engagea dans le couloir sans attendre le rudit, écrasant à grandes enjambées les mosaïques qui ornaient le sol. Ces couloirs-ci n'étaient éclairés que par les lampes à huile accrochées aux murs, habillés par le même genre de tentures que dans sa chambre.

Le rudit sur ses talons, il arriva dans le hall où le plafond voûté fit résonner leurs pas, puis se dirigea vers le grand escalier qu'il aperçut au bout d'un couloir similaire et l'emprunta sans ralentir la cadence. À son sommet, des rais de lumières s'échappaient d'une mince porte en bois. Il s'arrêta net après l’avoir ouverte.

Les feuillages verdoyants d'arbustes exotiques assiégèrent sa vue. Il s'en dégageait un embrun de fraîcheur,tandis que l'atmosphère restait étonnement agréable. La lumière du jour perçait à travers les murs et le plafond de verre, elle inondait les fleurs et bourgeons délicats, les fruits colorés, les diverses formes de feuilles d'un éclat presque aveuglant et… étaient-ce des oiseaux qu'il entendait chanter par dessus le clapotis de la pluie ? Même le souffle de Vultur était présent, ou du moins, le son… comme il était perturbant de se retrouver en extérieur sans en avoir les désagréments.

— Par tout les vents, haleta le rudit en arrivant derrière lui.

Kamu s'avança d'un pas hésitant sur le petit chemin de pierre bordé de parterres de fleurs. Il tourna sur lui même en s'extasiant de l'abondance des feuillages et de leur richesse – pas une seule plante n’était pareille à sa voisine : ici, une branche grimpante d'où émergeaient comme des lustres de pétales mauves suspendus à la paroi de verre ; à côté, un arbuste aux fruits ronds et oranges qui embaumait l'air d'un parfum à la fois doux et amer ; là, un buisson épineux aux nombreuses fleurs semblables à des petits choux fragiles, d'un jaune clair au centre qui virait sur le rouge à l'extérieur. La porte par laquelle ils étaient sortis était celle d'une petite cabane de pierre plantée au beau milieu de cette forêt.

— Votre… votre Excellence ? lança Kamu.

Il se tourna vers le rudit qui observait encore la végétation d'un œil stupéfait, la bouche à demi ouverte. Celui-ci haussa les épaules à son attention.

Kamu s'aventura sur le chemin sinueux qui s'enfonçait entre les branchages. C'était à chaque pas de nouveaux parfums – suaves, épicés, boisés, ou floraux –, de nouvelles couleurs – certaines timides, d'autres flamboyantes – et de nouvelles formes – pour la plupart curieusement géométriques – qu'il découvrait en progressant dans la densité des feuillages. Il reconnaissait quelques plantes, comme la saponaire et ses pétales mauves utilisée pour produire du savon, le ricin et ses têtes épineuses qui contrait les maux de ventre, ou encore le dompte-venin et ses petites fleurs blanches pour calmer les morsures venimeuses. Mais l’abondance et la diversité des plantes dépassaient de loin ses connaissances.

Il déambula sous le clapotis de la pluie puis, au détour d'un arbrisseau aux longues feuilles effilées, il aperçut enfin une silhouette agenouillée dans la terre, courbant l'échine en compagnie de deux gardes. Ceux-ci se raidirent en le voyant arriver.

— Votre Excellence, dit Kamu en approchant à grands pas.

Le Château ne releva même pas la tête. Il semblait en lutte avec la terre au pied d'un grand buisson aux feuilles pointues et aux fleurs roses pâles. Son odeur fit grimacer Kamu.

— Des années que je souhaite restreindre l'accès à mon jardin, maugréa le Château, mais que voulez-vous ? Je suis bien meilleur jardinier que dirigeant, je n'ai pas le cœur à priver le monde de l'œuvre de ma vie, même quand celui-là vient saccager mon oléandre…

Le vieillard avait délaissé sa veste de velours pour de simples habits – presque comme ceux de Kamu – recouverts d'un tablier maculé de terreau. Les genoux plantés dans le sol, il se tourna enfin vers Kamu et son chaperon.

— Ah ! Vous vous êtes trouvés, très bien, dit-il en frottant entre elles ses mains gantées de cuir. Yvil, vous serez donc sous la surveillance de ce rudit, et vous, rudit, vous devrez accompagner l'yvil dans son enquête et lui fournir ce dont il aura besoin. C'est une sorte de… comment dire ? Eh bien, vous recevrez et obéirez aux ordres de l'un et de l'autre… comme pour…

— Une collaboration ? suggéra Kamu.

— Une collaboration, acquiesça le Château, parfaitement. Rudit, dit-il à l'adresse de celui-ci, j’en profite pour vous prévenir que si vous laissez filer l’yvil, c’est vous qui prendrez sa place au Puits.

Kamu gémit intérieurement.

Le rudit gémit tout court.

— Ne vous effrayez pas de lui, d’ailleurs, il fait preuve d'une sagesse remarquable, ajouta le Château.

Sauf quand il s'agit de s'embourber dans les complots politiques, releva Kamu avec amertume.

— Je ne m'en effraie pas, assura le rudit, et je m'appelle Jahil. Jahil Chad, insista-t-il auprès du Château. Un… nom, peu-être ? demanda-t-il en se tournant vers Kamu.

— Kamu, juste Kamu, grogna celui-ci. Votre Excellence, j'ai des questions à vous poser sur l'enquête…

— Posez-les, soupira-t-il en retirant ses gants. Mais allons dans un endroit plus adéquat.

Il se releva, inspecta sa plante une dernière fois, puis s'engagea sur le chemin, escorté par les Gardes-pleurs.

« L'endroit plus adéquat » était une petite parcelle d'herbe où reposait une table ronde en bois laqué, entre deux arbres aux troncs épais dont les branchages avaient curieusement fusionné.

Kamu prit place à la table en regrettant de ne pas pouvoir sortir ses notes.

— Premièrement, j'ai des questions sur l'accès de votre Second à son poste, commença-t-il sous le regard surpris du rudit.

— Mmm ? Arkaline ? fit le Château en posant ses coudes sur la table. Je croyais vous avoir demandé d'enquêter sur ce monstre, pas sur mon gouvernement…

— C'est ce que je fais, Excellence. Pourriez-vous me dire comment a-t-elle accédé à son poste ?

— Je l'ai moi même choisi sur les conseils de mon rudit de sagesse. Il m'arrive de l'écouter… parfois.

— A-t-il été votre seule influence ? À quel point est-il impliqué dans vos décisions ?

Le rudit renifla bruyamment à ses côtés.

— Mon Second et lui sont les seules personnes dont l'opinion m'importe… enfin, quand ça me chante, gloussa le Château. C'est qu'ils font souvent preuve d'une telle sagesse qu'elle en devient ennuyante… et je suis vite distrait.

Alors dépêchons-nous, songea Kamu tandis que le vieillard baillait à s'en déboîter la mâchoire.

— Ce rudit de sagesse, enchaîna-t-il, pourrais-je avoir son nom ?

Le rudit de paix eut un nouveau reniflement agacé.

— Oui ? fit Kamu en se tournant vers lui. Une suggestion ?

— Vous ne pouvez pas ignorer qui est le Père de Rudition, même vous, dit-il en secouant la tête.

— Suis-je vraiment le seul qui puisse répondre à ces questions ? s'impatienta le Château.

— Le Père de…

Non.

— Il dirige tout les rudits et officie en tant que rudit de sagesse pour son Excellence depuis avant même votre naissance, je dirais…

Non…

— Il s'appelle Rem Cotard.

Non !

Le souvenir de trente-deux battements de cœur recouvrit le clapotis de la pluie. Pendant un instant, Kamu eut à nouveau cinq ans. Il levait pour la première fois les yeux vers l'homme qui, dix ans plus tard, lui dévoilerait le monstre le plus effroyable qu'il ait jamais connu.

— Les égouts, dit Kamu d'une voix rauque. Il me faut les documents qui s'y rapportent.

Le Château fronça les sourcils, puis décrispa son visage en soufflant bruyamment.

— Je suppose qu'ils se trouvent aux archives… ne pourriez-vous pas trouver ces réponses auprès de quelqu'un d'autre ?

— Hum, peut-être, mais je…

— Alors faites donc, j'entends mon oléandre qui réclame mon attention, dit-t-il en pointant les jardins du doigt. Merida pourra certainement vous aider avec les archives… que Vultur vous porte dans la réussite, yvil.

Et il s'empressa de disparaître entre deux buissons, suivi par ses gardes.

Kamu perdit sa vue dans les feuillages exotiques tout en s'efforçant de mémoriser chaque information qu'il venait d'apprendre. Le poids du regard du rudit en train de le dévisager lui fit tourner la tête dans sa direction avec un sourcil inquisiteur.

— Je rédigerai des notes et des rapports pour vous, dit le rudit après avoir reprit une expression plus neutre.

— Si ça vous chante…

— Cependant… peut-être… devriez-vous plus vous préoccuper de votre enquête, plutôt que de celle sur la mort de l'ancien Second. Qui est déjà bouclée depuis quatre ans.

— Mmm. J'y songerai. Mais d’abord, fit Kamu en quittant la table, j'aimerais interroger la servante qui a découvert son corps, ainsi que sa veuve, cette Madame…

— Mredi ? répliqua le rudit, dépité. Arkaline Mredi, le Second ?

— Quoi ? Non, la veuve de l'ancien Second.

— Le Second, insista le rudit.

— L'ancien Second, insista Kamu, celui qui est mort. Les rapports mentionnent qu'il avait une femme, j'aimerais l'interroger.

— Oui, soupira le rudit, Arkaline Mredi, l'actuel Second.

Kamu se figea.

— L'actuel Second… est la veuve de la première victime ? C'est sa femme qui l'a remplacé ?

Le rudit acquiesça, l’air exaspéré.

— Par Vultur, souffla Kamu.

Oui, il était en plein dedans.

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