Chapitre 14 : Le Père Cotard

9 minutes de lecture

Quinze ans plus tôt

Mais c’est devant tes monstres,

et dans ma fuite à leur encontre,

que j’ai trouvé malencontre.

Requiem pour l’aube, 8ème strophe.

— Retaille ces champignons, Luska, il faut qu'ils soient tous de la même taille… et ces carottes, où sont-elles ?

— Là, Berklin !

— Parfait, tu peux les rajouter dans la marmite.

Le grand jeune homme à la barbe passait en revue la poignée d'enfants qui pellaient et découpaient les légumes. Kamu s'appliquait soigneusement à son débitage d’oignons. Il s’humectait régulièrement les lèvres pour y attirer les acides déversés par l’oignon, comme le lui avait appris Berklin, mais malgré cette technique, ses yeux déversaient un flot de larmes irritantes.

— Et les oignons ? s’enquit Berklin. Kamu ?

Il lui montra le fruit de son travail, le ventre légèrement tordu. Le jeune homme hocha la tête d’un air satisfait sans rien ajouter et Kamu reprit son découpage en reniflant, soulagé.

Il faisait de son mieux. Pour chaque tâche dont il était chargé, il s’appliquait à fournir toute l’attention et tout le soin nécessaire, et personne n’y trouvait rien à redire. De ses quelques expériences en cuisine au cours des jours passés, il s’était plongé avec plaisir dans cette ambiance de travail assidu, mais toujours décontractée. Les pensionnaires bavardaient tranquillement, échangeaient des plaisanteries et des remarques, bien que la plupart l’ignorent froidement. Kamu s’habituait doucement à ce rythme de vie et commençait même à y prendre goût. En attendant qu'il s'intègre - comme l'avait dit Amra, ils finiraient par comprendre - il appréciait écouter les conversations et la joie de vivre des pensionnaires, même si il n’en faisait pas encore partie.

Ce jour-là, cependant, l’humeur n’était pas à la frivolité.

Car pour leur invité de ce soir, le repas se devait d’être parfait.


***


Les plats fumants reposaient sur les trois grandes tables de la salle à manger. Une marmite de ragoût, un plateau de choux farcis que Kamu avait lui-même aidé à confectionner, un autre de saucisses piquantes, de la soupe de légumes, des pains briochés fourrés au saka – une pâte de baies qu'on pouvait manger aussi bien sucré que salé – ; les commis aux fourneaux s'étaient surpassés pour la venue du Père Cotard.

Kamu trépignait aux côtés de Molly et Costa, le ventre grondant de faim et d'appréhension. Tous les résidents attendaient en rang au milieu des tables et du silence pesant, le dos bien droit et les mains dans le dos, selon les exigences d’Amra. Elle inspectait soigneusement chaque détail, vérifiait que chaque bouton, chaque lacet, chaque fibre de laine soit à sa place. Elle s'assura une dernière fois qu'ils soient tous parfaitement présentables et se campa près de l'entrée.

Puis, il arriva.

Le Père Cotard était un homme grand, à la silhouette anguleuse. Ses cheveux courts grisonnaient sur ses tempes et ses yeux étaient si profondément enfoncés dans leur orbite qu'ils en creusaient deux puits sombres sur son visage allongé. Il portait une longue robe de velours violette ornée de boutons argentés, assortie à sa cape où était brodé le sir de la sagesse en fils d'argent.

Amra et lui s'échangèrent une poignée de main en souriant chaleureusement.

— Il faudra penser à arranger la route, ces secousses sont terriblement agaçantes.

— Je le ferai, acquiesça Amra.

— Ainsi que la cour, le voiturier a failli s'y embourber.

— Je le ferai également.

Le Père Cotard se tourna enfin vers les rangs ajustés de résidents, ses lèvres fines encore retroussées en un sourire.

— Ils sont bien rangés, dit-il en les balayant du regard, comme toujours. Et il me semble reconnaître l'odeur d'un ragoût dans l'air… la qualité de l'accueil ne décroît pas, ajouta-t-il en hochant la tête vers Amra. Alors… où sont nos nouvelles pupilles ?

— Laissez-moi vous présenter Kamu et Costa, dit-elle en leur intimant d'approcher. Je les ai tout les deux récupéré le mois dernier à l'Hôtel de Paix.

Kamu suivit Costa aux pieds des deux adultes, serrant étroitement ses mains dans son dos.

Le Père Cotard pencha sa silhouette osseuse au dessus de Costa. Un sourire bien moins chaleureux qu'à son arrivée tirait ses traits.

— Qui es-tu, toi ?

— Je… euh…

— Alors ? Tu ne sais pas t'exprimer correctement, à cet âge ?

— Je… je m'appelle Costa… Costa Carer.

— Costa Carer, fit le Père Cotard en fronçant le nez, puisse l'Ordre des Choses t'apporter mieux que la génétique de tes parents. Il faudra évaluer sa vue et régler ce problème de langage, lança-t-il à Amra. Bien, qu'avons-nous ensuite ? Sait-il faire une phrase correcte, celui-là ?

Kamu déglutit, puis s'avança.

— Je m'appelle Kamu. Juste Kamu, Monsieur.

L'homme se pencha vers lui pour l'examiner, lèvres pincées.

— Juste Kamu, répéta-t-il lentement en plongeant ses yeux dans les siens. Juste… Kamu.

Le silence alourdit l'atmosphère. Kamu soutint son regard. Il fit face à la décomposition de son visage en un masque de dégoût. Le poids du dédain le fit tressaillir, alors que la respiration du Père Cotard se pressait bruyamment. Il se pencha encore jusqu'à presque le toucher du bout du nez, les narines frémissantes, et Kamu vit sa figure embuée par le nœud qui enserrait sa gorge.

— Dans mon bureau, Amra, articula-t-il en déversant son souffle chaud sur Kamu. Tout de suite. Et lui aussi.

Il se redressa brusquement pour faire volte face en direction de l'entrée, d'où le claquement de la porte du bureau d’Amra retentit. Celle-ci y entraîna Kamu d'une main sur épaule.

Le Père Cotard s'était installé dans le fauteuil d’Amra, face aux deux sièges de l'autre côté du bureau, qu'il indiqua d'un geste vif tout en attrapant la bouteille de Malt Ardent dans l'une des vitrines qui recouvraient les murs. Elles étaient pour la plupart remplies de livres aux reliures autrement plus élégantes que ceux de la bibliothèque, de nombreux objets bizarres y prenaient également place, dont un présent en plusieurs exemplaires mais sous différents modèles. Il s'agissait d'une sorte de vase en verre conçu en deux parties identiques liées par un étroit conduit en son milieu. Du sable ou du liquide coloré emplissait le récipient inférieur ; le verre possédait une sorte d'armature de bois ou de métal, selon les modèles de tailles et de coloris variés. Kamu reconnut le symbole incrusté dans la chair de son avant-bras, semblable au sir du temps.

Il imita Amra et prit place dans l'un des fauteuils matelassés face au Père Cotard, qui but une gorgée d’élixir mordoré en pétrifiant Kamu de son regard. La lueur de la haine y brillait de tout son éclat. L'homme inspira longuement sans le quitter des yeux, agitant son verre de whisky entre ses doigts sertis de bagues massives et rutilantes.

— Puis-je au moins avoir des explications quant à l'existence de ce jeune miracle ?

— Il n'y en a pas vraiment, répondit Amra d'une voix calme. Sa mère travaillait dans une maison de passe de la Ville basse et Kamu n’a jamais connu son père. Il a supposé que ses yeux lui venaient de lui, mais ça s'arrête là.

Le Père Cotard pencha la tête sur le côté, toujours en l'observant.

— J'aimerais penser qu'il est étranger. Il ressemble à un ropien du nord. Mais la venue d'un yvil étranger à Merica me paraît encore moins vraisemblable que la persistance d'une lignée.

Il tapota le cristal du verre de son petit doigt bagué d'or.

— Par la voix de mes ancêtres, soupira-t-il, qu'est ce qui a bien pu te passer par la tête, Amra ? Ta bonté te perdra…

— Claire-voix est la meilleure chance qu'il puisse avoir dans la vie, répliqua-t-elle.

— Et tu soulignes la justesse de mes propos… La meilleure chance qu'il puisse avoir, c'est de mourir. Et c'est ce que nous allons lui offrir.

Kamu retint son souffle. Il dévisagea tour à tour les deux adultes, silencieux. Le Père Cotard et ses traits impassibles, Amra et son air atterré.

— C'est hors de question, souffla celle-ci, Kamu recevra l'éducation de l'Ordre et…

— Et ? la coupa le Père Cotard. Il ira servir la noblesse ? Comment penses-tu que ces gros bourgeois réagiront en apprenant qu'ils financent l'éducation d'un yvil ?

— Il n'en sauront rien. Kamu n'a pas besoin d'être un Murmure. Il restera ici jusqu'à ses dix-sept ans, et il pourra ensuite servir l'Ordre à l'étranger, là où ils n'auront que faire qu'il soit yvil.

Le Père Cotard médita en sirotant sa boisson.

— Chaque chose a une fin, Amra, et celle-là, dit-il en pointant Kamu du doigt, n'aurait même jamais dû avoir de commencement. Et toi, tu souhaites voir cette chose grandir ? Quel âge a-t-il ?

— Cinq ans.

— Cinq ans, mmm ! Ce qui nous laisse douze années avant de pouvoir l'envoyer ailleurs, douze années où nous permettrons donc à une anomalie dans l'Ordre des Choses de croître et d'accéder à toute la réalisation de sa personne. Des pays ont vu se succéder plusieurs règnes en un tel laps de temps, et il en a fallu moins à d'autres pour naître ou tomber. (Il reprit une autre lampée.) Et si il perpétue sa lignée ?

Amra haussa les épaules.

— Quelle importance, si il n'est plus à Merica ?

— Et si il y est toujours ?

Le Père Cotard se redressa sur son siège avec une grimace et posa son verre.

— Tout ces jeunes esprits et leurs hormones rassemblés dans un même endroit, tu sais aussi bien que moi ce qu'il en est, poursuivit-il en tapotant le bois du bureau. Si tu tiens tant à le garder, assure-toi au moins qu'il ne puisse pas s'y adonner.

— Je les éduque sur ce plan là, il n'y a pas à…

— Je ne parle pas d'éducation, répliqua sèchement le Père Cotard.

Amra demeura hébétée.

— C'est barbare, dit-elle enfin. Le but est qu'il puisse vivre une vie normale quand il sera en âge de quitter Claire-voix…

— Les eunuques mènent des vies tout à fait normales, déclara le Père Cotard. Il suffirait de l'emmener chez un rudit de santé et…

— S'il vous plaît, implora Amra. S'il vous plaît.

Kamu se pressa contre le dossier de son siège, rentra la tête dans ses épaules pour tenter de se faire plus petit qu'il ne l'était déjà. Quoi que cet homme veuille lui infliger, l'expression d’Amra en disait long sur l'horreur de cette chose.

— Et si… hésita Amra, le regard flou. Et si… c'était un signe de sa venue ?

Le Père Cotard étrécit les yeux, soudain figé.

— Ce serait contraire à son dessein. Il est la fin de toute chose.

— Et si il venait, justement, pour y mettre un terme ?

Le Père Cotard médita en silence. Il contempla Kamu, les yeux plissés.

Il reprit finalement son verre avec un soupir et se laissa aller sur son siège.

—Quoi qu'il arrive avec celui-là, je te tiendrai pour première responsable, Amra. Et vous serez tout les deux sanctionnés en conséquence, je serai intransigeant.

— Je me porte garante de son avenir, assura Amra, visiblement soulagée.

— Et maintenant, écoute moi bien, Kamu-juste-Kamu, assena le Père Cotard en plongeant ses yeux dans les siens. Tu ne réalises sûrement pas encore ce qui t'es offert, mais tu dois bien retenir une chose : tout a un prix. Tu devras me prouver qu’Amra a eu raison de m'empêcher de te trancher la gorge, et que j'ai eu raison de l'écouter. Tu comprends ? Bien. Ainsi donc, tu resteras à Claire-voix jusqu'à tes dix-sept ans – si tu parviens à me convaincre aussi longtemps de ton utilité – puis, tu seras envoyé à l'étranger pour assurer tes devoirs. Ta vie n'a plus qu'une seule fonction, à présent : rembourser la dette que tu as contracté en venant au monde – oui c'est injuste, je sais, mais devine quoi ? la vie est ainsi. Le monde est cruel, et c'est celui dans lequel tu vis, mon garçon. Ne l'oublie jamais. (Il vida son verre d'un trait, se pencha par dessus le bureau pour surplomber Kamu de toute sa personne.) À partir de maintenant, et ce jusqu'à ta mort, tu n'auras plus qu'un but : tu devras placer la petite pierre honteuse de ta personne dans l'édifice du grand dessein que nous, Hommes maudits par le fardeau de la conscience, devons accomplir. Il en est ainsi désormais, Kamu-juste-Kamu : toi aussi tu porteras ce fardeau, toi aussi tu serviras l'Ordre des Choses.

Annotations

Vous aimez lire Arno ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0