Chapitre 18 : L'Ordre des Choses

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Treize ans plus tôt


Quelle terreur viendra,

quand la destruction nous frappera,

telle qu’elle a régné ce jour là.

Requiem pour l’aube, 2d strophe.


Les craies crissaient sur l'ardoise au rythme des mots que dictait Mama. La langue coincée entre les lèvres dans une expression d'intense concentration, Kamu enserrait le bâtonnet blanc dans sa main moite, retranscrivant en quelques traits les sons qu'il entendait. Il jeta un coup d’œil au travail de Costa, juste à sa gauche : sa partie du tableau était nettement plus brouillon que celle de Kamu, mais il ne vit qu'une seule faute qu'il corrigea discrètement, après avoir vérifié que Mama dirige son attention ailleurs. Puis, il s’attaqua à la partie de Molly, sur sa droite.

Comparée à la sienne, elle n'était qu'un ramassis de gribouillis difformes et à moitié effacés et, outre la calligraphie, elle était surtout bourrée de fautes. La fillette confondait systématiquement certaines lettres et le retard causé par ses tentatives de correction ne faisait qu'augmenter le nombre d'erreur. Son retard la forçait à travailler en plus avec Mama, dans son bureau, parfois même jusqu’à très tard le soir.

Kamu rectifia la plupart des erreurs en effaçant ou en rajoutant quelques coups de craie sous le regard anxieux de Molly.

— C'est bien, continue, lui chuchota Kamu.

Elle lui lança un sourire rempli de fierté et reprit la dictée.

Les six enfants de la même tranche d'âge se tenaient tous à la suite devant la grande ardoise de la salle de rudition, tandis que Mama longeait le mur dans d'incessants aller-retours appuyés par son pas lourd.

— On s'écarte, lança-t-elle.

Kamu posa la craie et s'éloigna du tableau. Il contempla avec satisfaction le tracé impeccable qu'il s'était tant donné à travailler.

— Alors, qu'avons-nous là ? S'enquit Mama en passant derrière eux. Tu progresses, Irana, c'est très bien – oups, Iria, excuse-moi, et… Kob ? Que nous as-tu fait ?

—J'en ai profité pour travailler mon dessin, répondit le garçon tout naturellement.

Sous la ligne de mots éparses et moins nombreux que ceux de ses voisins, se dressait une représentation fortement exagérée de Mama en train de crier. L’accent avait été mis sur ses yeux écarquillés de colère et sur les veines gonflées de son front.

— Très bien, soupira Mama sous les ricanements des enfants, tu travailleras ton odorat en faisant la prochaine corvée de latrines.

— Bah, fit Kob, je l'ai déjà travaillé la dernière fois, je vais tenter le goût.

Sa remarque ne fit qu'accroître l'hilarité générale que Mama tentait de refréner.

— Du calme, intima-t-elle, du calme… Passons à notre trio gagnant. Mmm… Kamu, c'est parfait, comme d'habitude. Mais tu devrais arrêter de corriger les fautes de Costa et Molly si tu veux qu'ils progressent. Surtout Molly.

— Fait chier, marmonna cette dernière.

— Aller, retournez vous asseoir.

Kamu reprit place à son pupitre tandis que Mama passait un coup d'éponge sur le tableau.

— Merci quand même, lui souffla Costa en redressant sa monture sur son nez.

Deux verres en cul de bouteille grossissaient ses yeux à un point quasi comique et lui donnaient l'air constamment surpris.

— Alors, dit Mama en les balayant du regard, rappelez-moi ce qu'on a vu la semaine dernière.

— La Chute ! s'écria Molly en bondissant sur sa chaise. Et même avant la Chute.

— Quelqu'un veut préciser ?

— Les rudits d'histoire ont retrouvé des traces de l'Ancien Temps laissées par les Hommes, commença Molly, et ils ont découvert qu'ils avaient construit des tours de verres qui montaient jusqu'au ciel et qu'ils pouvaient même voler, lire et écrire avant que la Chute les fasse oublier. Ils étaient tous un peu comme des rudits, alors ils inventaient tout pleins de choses qu'on ne comprend plus… Et puis le Léviathan est arrivé, et puis il les a tous trucidé.

— C'est à peu près ça, concéda Mama en hochant faiblement la tête, mais j'aimerais que tu revois ta façon de t'exprimer… comme d'habitude.

Molly dodelina de la tête, comme si elle allait réfléchir à sa proposition. Bien qu'elle ait arrêté de parler, ses yeux dorés brillaient encore de l'éclat systématique qui les habitait, à chaque fois que la fillette s'aventurait dans les récits historiques. Comme toujours, ses boucles brunes étaient retenues par un ruban, aujourd'hui dans une longue tresse d'où s'échappaient de petits frisottis.

— On va approfondir, reprit Mama. Comme l'a dit Molly, c'est grâce aux rudits d'histoire et aux traces qu'ils ont découvert sur les Anciens Hommes que nous savons tout ça aujourd'hui. Cette partie de l'Histoire est connue par tout les Luhltimois et le Requiem pour l’aube la raconte depuis des siècles. Mais… vous allez apprendre que l'Histoire est bien plus grande. En tant que futurs rudits de l'Ordre, vous êtes les plus privilégiés par la connaissance, plus encore que tout les autres rudits. Les rudits d'histoire de l'époque n'ont pas seulement découvert les traces de la Chute, continua Mama en commençant à faire les cents pas devant le tableau.

Kamu reposa son menton dans le creux de ses mains, bercé par les faibles battements de la pluie contre les carreaux et la voix de Mama qui se lançait dans son récit.

— Les Anciens Hommes avaient eux aussi des traces de l'Ancien Temps… mais pas celui dont on a parlé la semaine dernière, non ; il s'agissait de leur Ancien Temps. Les écrits décryptés par les rudits mentionnent un monde complètement différend de celui que nous connaissons, et cela va bien au-delà de simples inventions. Les Anciens Hommes parlaient du vieux Luhltim non pas comme un continent, mais comme plusieurs terres séparées par les flots. Il est question d’une multitude d’empires, de langues, et de civilisations, comme si leur monde avait été composé de plusieurs Luhltim à échelle réduite. Et devinez ce que les rudits d'histoire ont également trouvé dans ces traces qui décrivaient l'ancien monde ?

Kamu retint son souffle. À côté de lui, Molly buvait les paroles de Mama avec des yeux plus brillants que jamais.

— Des traces d'anciennes Chutes, révéla enfin Mama. Leur Ancien Temps a pris fin comme celui que nous avons découvert : le Léviathan a balayé le monde et ses hommes, jusqu'à éteindre presque toute trace de vie. Les rudits d'histoire ont pu remonter jusqu'à quatre Chutes avant celle qui a crée le Luhltim que nous connaissons aujourd'hui, quatre Chutes qui se sont étalées sur des milliers d'années. Bien évidemment, ces découvertes ont été gardées secrètes par l'Ordre, et vous vous devez d’entretenir la discrétion qui nous permet d'accomplir la tâche qui vient avec ces révélations. Et maintenant, dit Mama en s'appuyant contre le tableau, laissez moi vous poser une question : si les Anciens Hommes ont eux-même eu leurs Anciens Hommes, et ainsi de suite, que pouvons-nous en déduire ?

Un épais silence tomba dans la pièce. Kamu caressa distraitement sa cicatrice tout en réfléchissant.

— Nous aussi, souffla-t-il enfin. On sera les Anciens Hommes de ceux qui survivront à la prochaine Chute.

— Le Léviathan va revenir ? gémit Costa.

Des sursauts effrayés animèrent les enfants sous le regard flamboyant de Mama.

— Chaque chose a une fin, dit-elle calmement. Pour une fois, les légendes populaires qui prévoient le retour du Léviathan sont dans le vrai. Tout ce qui prend vie est voué à disparaître un jour, et c'est bien parce qu'elle a un terme que la vie est si précieuse. Ne vous effrayez pas du Léviathan, il n'est que le porteur divin du salut des Hommes car c'est par sa main que les choses retrouvent leur juste place. Il est celui qui maintient l'ordre, ainsi que le chaos ultime qui permet aux Hommes de renaître dans un monde meilleur, et sa venue est nécessaire. C’est pourquoi il est de notre devoir, nous qui œuvrons pour l’Ordre des Choses, de s’assurer de cette transition en nous chargeant du retour du Léviathan.

— Mais, Mama, murmura Kamu, dans les chants de l'est on raconte que les mericiens ont pleuré car le Léviathan leur avait tout pris. Pourquoi ont-ils pleuré, si le monde était meilleur ?

Mama lui sourit faiblement.

— Le Léviathan a mauvaise image, partout dans Luhltim. C’est parce que les gens ont peur, mais ils ne faut pas leur en vouloir, car c’est l’ignorance qui les guide, et qu’ils n’y sont pour rien. Certains chants décrivent le Léviathan comme un être titanesque, un géant qui aurait terrassé le monde d’une simple foulée. Dans la baie de l’œil, on parle plutôt d’une créature marine surgissant des eaux, et dans le Tehelicisme orthodoxe, on retrouve le Léviathan sous la figure de Thenadei, le treizième Gardien. Pour les zianais, c’est encore différent, surtout depuis l’avènement des Mots Créateurs.

— Mama, c’est quoi les Mots Créateur ?

— Mmm, je comptais approfondir les religions et la géo-politique un peu plus tard, mais… en 1213, il y a vingt-sept ans, s’est finie la guerre civile zianaise qui a conduit à la création de l’Empire de Zian et, par la même occasion, à leur exclusion volontaire de la Rudition. (Une tempête d’exclamations outrées balaya la pièce) Son empereur, Adaxam Rhysan, a pu accéder au pouvoir grâce à l’aide d’un prophète et de ses disciples, présents en très grand nombre malgré que la religion principale eut été le Tehelicisme orthodoxe. En échange de sa place, l’empereur a fait de la religion de ce prophète la religion officielle de l’Empire. Depuis, les zianais combattent fermement toutes les religions qui ne sont pas la leur. Je sais, c’est compliqué, rajouta Mama avec un sourire rassurant, mais ne vous inquiétez pas ; nous y reviendront plus tard.

Les enfants acquiescèrent vaguement, assaillis d’un profond désarroi face à cet afflux d’informations.

— Mais pour revenir au Léviathan, poursuivit Mama, et je parle du véritable Léviathan, pas celui qu’on imagine, il vous faudra attendre d’avoir atteint l’âge adulte et d’avoir passé l’examen de rudition pour travailler activement à son retour au sein de l’Ordre. En attendant, d’ici deux ou trois ans, vous deviendrez des Murmures pour apporter votre contribution, comme les plus âgés.

— Mais Mama, fit Kamu d’une petite voix. Est-ce-que ça veut dire qu’on va rendre les gens malheureux, comme dans les chants ?

Mama poussa un profond soupir, légèrement embarrassée.

— La raison nécessaire est sourde à la pitié du cœur, dit-elle solennellement.

La lumière déclinante annonça la fin du cours et Mama les congédia sur cette maxime. Après seulement une petite heure, le groupe d'enfants avait déjà retourné, parodié, et ridiculisé la phrase solennelle en multiples exemplaires.

Dans la salle à manger, les discussions allaient gaiement par dessus la rumeur métallique des couverts et des plats qu'on raclait. La pièce embaumait la poule rôtie et le marama, du choux fermenté et épicé qui réchauffait les entrailles mieux que n'importe quel feu de cheminée.

— La cuisse de poulet, déclama Kob en brandissant sa fourchette, est remplie de saveur.

— Les narines de mon nez sont lasses de ton odeur, ricana Molly.

— Ta coupe de cheveux me plonge dans la stupeur.

— Les traits de ton visage sont une atteinte à la pudeur.

— Mon amitié pour Kob, s'écria Iria, est aveugle à sa laideur !

Kamu faillit recracher sa boisson, le ventre rendu douloureux par les rires irrépressibles.

— Pourquoi moi ? maugréa Kob en mâchonnant sa viande. C'est vrai quoi, regardez Costa, il est bien plus moche que moi.

—Ah non ! répliqua Molly. Costa porte des lunettes, c'est trop facile de s'en prendre à lui.

Costa lui adressa un sourire reconnaissant tout en rajustant sa monture.

— Ton sens de la justice ravit nos coeurs, chuchota Kamu à Molly en se sentant rougir.

— Quand au mien, tu le fais battre avec vigueur, répliqua la fillette avec un clin d’œil.

Ses battements lui indiquèrent qu’elle ne mentait pas.

Kamu ne put s'empêcher de sourire bêtement, les joues brûlantes de honte. Il aurait voulu lui faire un meilleur compliment, trouver une meilleure rime, mais dès que ses pensées se rattachaient à Molly, il avait l'impression qu'elles s'échappaient par ses oreilles pour ne laisser qu'un vide affligeant dans son esprit.

— Eh, là ! s'indigna Irana.

— Pas de cachotteries, s'enquit Iria.

— Dites tout haut, rajouta Irana.

Les deux blondinettes, absolument identiques, croisèrent les bras en même temps en signe d'impatience.

— J'ai dit, fit Molly, « mon estomac rempli gargouille de bonheur ».

— Mmm, marmonna Iria.

— Pas terrible, dit Irana.

Les rimes continuèrent jusqu'à la dixième heure pour reprendre après les chants, perdurant même jusqu'au coucher. Le silence tomba très vite dans le dortoir et le souffle de Vultur berça Kamu jusqu'au sommeil.

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