Chapitre 19 : Le noir n'était vraiment pas sa couleur

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— Il est parti si jeune, se désolait la vieille Lana Mieli.

— C'était si soudain, renchérit Lana Dalid.

L'humeur était maussade au domaine Naïlen. La table nappée regorgeait de nourriture et de boissons, mais personne n'y touchait. Tous se tenaient simplement debout, en groupe, murmurant ô combien la mort de Theolin Naïlen était tragique.

Gaïla fixait les tapis du salon, assise seule dans un coin.

Son nouveau lien – noir – lui serrait le cou. Il était agrémenté d’une perle blanche, pour symboliser que son mariage n’avait pas été consommé – une honte supplémentaire à toutes celles qui l’accablaient. Elle fuyait les regards accusateurs que lui lançait l'assemblée vêtue de noir, sans ignorer ce qu'ils signifiaient.

Theolin Naïlen s'était penché par dessus la rambarde de la Tour d'Horizon pour en admirer la vue, avant de basculer dans le vide. Et Gaïla, présente lors de cet instant, l'avait laissé mourir : voilà ce que lui hurlaient tout ces regards.

Elle n'était plus rien. Sans oncle, sans époux, et sans hériter, elle devenait plus dispensable qu'un yvil. Comment pouvait-elle ne serait-ce que s'occuper du domaine ? C'était son oncle qui engageait les rudits pour gérer les comptes et les affaires, c'était sa signature qui autorisait l'accès aux fonds Naïlen. Rien que ces derniers jours, les yvils avaient dû préparer les repas avec les restes de la semaine passée.

L'approche d'un invité lui fit relever la tête.

— Gaïla, je vous présente toutes mes condoléances, dit Lano Dolly.

— Moi de même, Lano, dit-elle en se relevant. Je ne suis pas la seule à souffrir de la perte de mon oncle, je sais que vous étiez grands amis depuis longtemps.

Lano Dolly hocha la tête avec gravité. Il avait un crâne dégarni, et un nez épaté que sa silhouette enrobée n'arrangeait pas.

— Nous pensons qu'un entretien avec vous s'impose, Gaïla.

« Nous ». Les Conseillers du Peuple, collègues et amis de son oncle.

Ils pourraient m'offrir une solution, s'enthousiasma Gaïla.

— Peut-être dans le bureau ? suggéra-t-elle.

— C'est judicieux, approuva Lano Dolly avec un regard appuyé sur la masse de tenues noires qui occupaient le salon. J'en avertis le conseil.

Il partit à la rencontre de Lano Golytlie pour lui chuchoter à l'oreille.

Tout n'est pas perdu, se dit Gaïla en cherchant Layn du regard. Où était-elle, celle-là ? Ah ! Encore en train de lancer des regards mauvais ! Gaïla se pressa dans sa direction : Layn était postée près de la porte, dévisageant les invités du coin de l'œil.

Elle baissa aussitôt la tête quand Gaïla approcha.

— Je te vois, siffla-t-elle. Prépare le thé pour le bureau, au lieu de manquer de respect à mes invités. Ça ne vaut pas le coup de perdre un œil, n'est-ce-pas ?

— Non, Lana, répondit Layn après une seconde un peu trop longue.

Gaïla renifla.

— Dépêche-toi.

Elle s'excusa auprès des invités et gravit l’escalier de l'entrée pour rejoindre le bureau. Petite, son oncle la laissait assister aux réunions qui s'y déroulaient, souvent le soir ; elle avait pris l'habitude de prétexter une insomnie simplement pour être proche de lui. Elle s'installait sur le divan en cuir, et s'y endormait en écoutant les stratégies militaires et les plans d'économie qu'elle ne comprenait pas. Après ses dix ans, son oncle ne l'avait plus autorisé à veiller dans cette pièce.

Gaïla laissa la porte ouverte pour les Conseillers. La tapisserie gardait encore l'odeur des cigarettes qui clôturaient habituellement ces réunions. Un portrait d'elle et de son oncle était accroché juste au dessus du bureau en bois, et elle dut refréner ses larmes en admirant leur sourire insouciant. Ils avaient l'air si complices sur cette peinture… son oncle posait avec une main sur l'épaule de Gaïla, protecteur, comme toujours.

Nom-d'azur.

Les images qu’elle avait vu, les mots qu’elle avait prononcé… elle refusait d’y penser, mais les souvenirs s’imposaient d’eux même.

— On jurerait qu'il se moque de notre chagrin, vous ne trouvez pas ?

Gaïla sursauta.

Lano Dalid, appuyé contre le battant de la porte, contemplait également le tableau en lissant sa moustache noire.

— Il serait sûrement attristé de nous voir ainsi, dit Gaïla.

— Peut-être bien…

Lano Dolly ne tarda pas à les rejoindre et, en quelques minutes, les neuf Conseillers du Peuple furent rassemblés dans le bureau.

— Bien, Gaïla, commença Lano Dolly, nonchalamment appuyé contre une étagère. Je crois que nous ferions mieux de rentrer dans le vif du sujet.

Huit grognements approuvèrent.

— Vous n'êtes pas sans savoir que…

La porte s'ouvrit sur Layn qui portait un lourd plateau chargé du service à thé. Lano Dolly reprit après un soupir méprisant tandis que l'yvile servait le thé sur la petite table basse.

— Donc, Gaïla, vous n'êtes pas sans savoir que sans votre oncle – et sans héritier – le titre de Maître des yvils vous revient automatiquement.

— Mais je ne suis pas un Lano, dit doucement Gaïla, je ne peux pas en faire usage.

— Évidemment ! s'esclaffa Lano Peleni.

— Naturellement, le titre reviendrait à votre prochain époux qui occuperait alors la place de Conseiller manquant, continua Lano Dolly.

Un époux qui pourrait gérer mes finances et restaurer mon honneur !

— En temps normal, nous vous presserions pour combler cette place vacante qui – il faut le dire – handicape sérieusement notre politique.

Gaïla hocha vivement la tête.

Les Conseillers s'échangèrent un regard appuyé.

— Seulement, voilà, soupira Lano Dolly, nous sommes parvenus à… un compromis qui permettrait d'arranger un problème… de plus grande ampleur. Vous voyez, sans homme qui porte le titre de Maître des yvils, et sans le Conseil au complet, nous sommes contraints de suspendre toutes les affaires en cours, même les plus importantes.

— C'est terrible, acquiesça Gaïla en tendant la main pour recevoir son thé.

Les Lanos eurent un sourire amusé.

— En fait… non, répliqua Lano Dalid, resté près de la porte. Bien que la mort de Theolin soit une tragédie, elle nous apporte le parfait prétexte pour abandonner le Pacte de coalition – du moins jusqu'à ce qu'un vrai dirigeant vienne traiter avec nous.

— Mais, alors… commença Gaïla.

— Le veuvage dure traditionnellement une année entière, ce qui excuse notre absence de remplaçant pour un temps, au moins. Bien sûr, si plus tard nous en voyons l'intérêt, vous serez libre de vous remarier avec un individu de notre choix – peut-être pourriez-vous même occuper la place de seconde épouse pour l'un d'entre nous. Mais en tout cas, la question ne se posera pas tant que nous n'aurons pas de proposition politique décente d'une personne décente.

Attendre une année entière ? Pour être reléguée au rang de seconde épouse ?

Gaïla tendit sa tasse d'une main tremblante pour que Layn la lui reprenne.

— Je… je suis confuse, bredouilla-t-elle, la coalition n'est-elle pas bénéfique pour Amalys ?

— Les traités commerciaux qu'elle permet, si, dit Lano Beneï en fronçant les sourcils. Mais pas l'entraide militaire qu'elle exige. Notre querelle passée a fragilisé Merica… cette garce ne cherche qu'à renflouer son armée avec nos soldats yvils.

— Léonide, s'enquit Lano Dolly, n'embarrasse pas Gaïla, tu sais bien qu'elle ne peut pas comprendre.

Lano Beneï inclina la tête vers elle d'un ait contrit.

— Mais… et pour… moi ? demanda-t-elle d'une petite voix.

— Vous ?

— Je… je voulais dire… qu'en est-il d-du domaine ? Les finances… les…

— Ne vous inquiétez pas, Gaïla, nous nous occuperons des fonds financiers. De toute façon, vous n'avez pas besoin de rudits, et puisque le veuvage exclut presque tout les événements mondains, vous n'aurez pas non plus besoin d’argent de poche. Pour ce qui est des ressources, nous chargerons quelqu'un de vous fournir des vivres et autres choses nécessaires une fois par semaine.

— Mais, et…

— Bien, fit Lano Dolly en se relevant, je crois que nous en avons fini.

Les Conseillers acquiescèrent unanimement, puis quittèrent le bureau sans entendre les protestations de Gaïla, murmurées dans un filet de voix.

Ne restèrent plus qu'elle et Layn, qui dévisageait encore le dos du dernier Conseiller à partir.

Les tasses de thé encore fumantes reposaient sur la table et le bureau.

— Toi ! aboya Gaïla. Baisse les yeux !

Elle se rua sur Layn et la saisit par la nuque.

— Baisse… les yeux !

Forcée par Gaïla, Layn s'agenouilla en gémissant.

— Tu as gagné, reprit-elle en resserrant sa poigne, cette fois, tu seras punie pour ton comportement. Tu vas attendre ici, je ne veux plus que tu croise mes invités. Et lorsque je reviendrai te chercher, ce sera avec le fouet.

Gaïla lâcha l’yvile. Elle retomba au sol, les épaules secouées d'un sanglot silencieux. Gaïla s'arrangea furieusement une mèche de cheveux et quitta la pièce en claquant la porte derrière elle. Dans le couloir, elle s'arrêta devant le miroir pour y toiser son reflet.

Le noir n'était vraiment pas sa couleur. Et elle devrait la porter durant un an – au moins !

Elle passa un doigt sous son lien afin de détendre le tissu qui appuyait tant sur sa gorge, puis soupira et laissa retomber sa main. Mais son reflet n'en fit rien ; au contraire, Swan arracha le ruban noir et le jeta négligemment, non sans un sourire narquois.

— Pas maintenant, maugréa Gaïla.

Elle tourna les talons pour regagner le rez-de-chaussé où l'attendaient encore ses invités, après un dernier coup d'œil à la porte du bureau. Elle était veuve, sans héritier, et une piètre maîtresse de maison à en voir ses yvils. Si elle n'était pas capable de s'occuper de ses propres domestiques, quel honneur lui restait-il ?

Sur le chemin du salon, elle croisa Nin qui donnait ses instructions à deux yvils, la mine sévère. D'aussi loin qu'elle s'en souvienne, il avait toujours été là, et, même si elle ne lui faisait pas autant confiance que son oncle, elle devait bien avouer qu'il ne lésinait jamais sur le traitement de ses pairs.

— Prépare le fouet pour Layn. Pour quand les invités seront partis, bien sûr, ordonna-t-elle.

— Entendu, Lana.

Elle passa le reste de l'après-midi en compagnie de ses invités, puis la maison se vida en même temps que le ciel s'assombrit. Et Gaïla se retrouva seule. Complètement seule.

Ses pas résonnèrent sur le sol de la grande entrée, dépourvue de lumière. Elle leva un regard mécontent sur le lustre aux bougies froides – bien sûr, elle pouvait allumer les lampes à gaz, mais la lumière des bougeoirs était tellement plus charmante. Seulement, elle ne trouva aucun yvil à qui ordonner d'allumer les bougies.

Gaïla traversa toutes les pièces où les ombres s'épaississaient à mesure que la lumière déclinait ; elle alla même jusqu'aux cuisines en quête de l'un de ces maudits yvils.

Mais pas moyen d'en trouver un.

— Ils vont m'entendre, pesta-t-elle en se dirigeant vers le bureau.

Là encore, il n'y eu que la pénombre pour l'accueillir.

— La garce !

Gaïla tourna sur elle même en épiant les recoins sombres de la pièce, comme si Layn était susceptible de se cacher derrière un bout de tapisserie. Comble de la sidération, l'yvile n'avait même pas débarrassé le service à thé qui trônait encore sur la petite table. L'impertinence, c'était déjà quelque chose – mais alors là, désobéir effrontément à ses ordres… son oncle avait déjà mis à mort des yvils pour moins que ça.

Au même moment, un énorme fracas retentit à l'étage du bas, vite suivi de plusieurs cris, puis d'autres bruits sourds.

— Ils veulent mourir, c'est ça qu'ils veulent ? S'écria Gaïla en se précipitant dans l'escalier, lorgnant l'entrée par dessus la rampe.

Les limites de sa patience avaient été dépassées depuis trop long…

Elle se stoppa net entre deux marches. Étrécit les yeux sur le carrelage blanc de l'entrée.

La silhouette d'un corps gisait à terre ; une tâche écarlate rampait tout autour. Quand au reste de la pièce…

Gaïla contempla la dizaine d'yvils rassemblés là, dont certains penchés par dessus le cadavre. Elle voulut crier, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Enfin, après quelques secondes passées sous le choc, un hurlement d'effroi se brisa dans l'air, aussitôt suivi par un deuxième lorsque les regards azurs se levèrent vers elle.

— Attrapez-la !

Gaïla bondit sur le palier tandis que les yvils s'élançaient dans l'escalier. Elle se précipita dans le couloir sans pouvoir retenir des larmes paniquées, poursuivie par les cris et les cliquetis métalliques. D'une main affolée, elle poussa la porte de son boudoir, traversa la pièce jusqu'à sa chambre où elle referma la porte avec empressement. Ses doigts tâtonnaient encore le loquet du verrou quand la porte se rouvrit en la projetant à terre.

Le temps parut ralentir : deux – non, trois yvils s'invitèrent dans la pièce. Il y avait la vieille avec sa joue barrée d'une cicatrice, le jeune mâle à la silhouette maigre et nerveuse, et celui qui avait le nez cassé ; tous la fixaient d'un regard fou, meurtrier.

Gaïla éclata en sanglots.

Je suis finie, je suis finie…

Les yvils parlèrent entre eux tout en la dévisageant, mais elle n'entendit rien. Celui au nez cassé s'approcha et Gaïla tenta de ramper sur le sol, mais l'yvile défigurée et le jeune se jetèrent sur elle. Gaïla les supplia pendant qu'ils saisissaient ses poignets, sanglotant un peu plus à chaque insulte qu'ils lui crachaient.

— Vous faites quoi ? demanda tranquillement une voix.

La figure de Layn, à peine intriguée, apparut sur le pas de la porte.

— On s'amuse, répondit la vieille en tirant sur le bras de Gaïla.

— Nin ! Appela-t-elle. Nin !

— Nin est mort, déclara Layn en se postant devant elle. Lâchez-la.

— La lâcher ? Alors qu'on vient juste de l'attraper ?

— On s’est tous mis d'accord.

— Aller, elle le mérite…

— C'est pas la question, répliqua Layn. On peut pas faire ce qu’on veut.

— Je croyais que le but c’était justement de faire ce qu’on veut ?

— Alors allez-y.

Le silence tomba.

— Allez-y, reprit Layn. Si vous voulez justifier tout les coups qu'on a reçu. Si vous voulez leur donner raison, allez-y.

— T’abuses !

— On paye pour des erreurs qu’on a même pas commises, et vous, vous voulez répéter ces mêmes erreurs ? Vous voulez condamner tout les autres, juste pour vous venger ? Je crois que c’est pas ce qui était prévu, non ?

Les yvils finirent par relâcher leur prise en maugréant, ce qui permet à Gaïla de se réfugier au pied de son lit, tremblante.

— Jt'e préviens, siffla l’yvil gringalet, t'as pas à nous donner d'ordre, d'accord ?

— On peut pas commencer à faire n'importe quoi, dit Layn d'un ton brusque. Et on doit réfléchir, sinon on sera mort très vite, et je fais pas ça pour mourir très vite. Et toi, Julil, tu veux mourir très vite ?

L'yvil secoua la tête en jurant tout bas.

Layn souleva les bords de sa robe… et l'ôta, purement et simplement. Les autres présents n'en tinrent pas compte, mais Gaïla s’en décrocha la mâchoire. Son yvile se tenait en plein milieu de sa chambre, entièrement nue à l'exception de la ferraille qui cintrait ses hanches et recouvrait son entre-cuisse.

— Que croyez-vous faire ? explosa Gaïla.

Layn posa sur elle un regard surpris, comme si elle découvrait sa présence, et les autres yvils l'ignorèrent tout bonnement, préférant fouiller son armoire, ses malles, et ses tiroirs.

— Quelqu'un… quelqu'un va vite venir ici pour s'occuper de votre cas, menaça-t-elle. Si l'on s'aperçoit que je manque à mes devoirs sociétaux…

— Non, répondit calmement Layn.

Elle approcha un petit objet brillant de sa ceinture de fer ; un cliquetis plus tard, celle-ci retombait lourdement au sol. Layn inspira intensément, comme si elle s'apprêtait à pleurer. Puis ses lèvres s'étirèrent en un sourire de pure joie.

Elle lança la petite clef à l'yvil gringalet, qui s'empressa lui aussi d'ôter sa robe.

Par le Léviathan… gémit intérieurement Gaïla.

— Les veuves sont exclues de toutes les fêtes, c'est ça ? Vous serez plus invitée. Alors vos devoirs sociétaux, je crois que ça posera pas problème.

Layn décrocha un peignoir en satin de son portant, qu’elle enfila avec ravissement.

— Quelqu'un… quelqu'un viendra me voir bientôt, continua Gaïla.

— Mmm… pour apporter les courses, oui, j'ai entendu. Je me ferais un plaisir de les récupérer pour vous, Lana.

— Alors… alors je…

Gaïla déglutit.

— Qu'allez-vous faire ? sanglota-t-elle alors que les yvils poursuivaient le pillage minutieux de sa chambre.

— Pas grand-chose, pour le moment, dit Layn en s'y mettant elle aussi. Mais je crois qu’Olga a raison : on va s'amuser.

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