Chapitre 20 : Là-dessous

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Kamu écoutait les battements. Il se rappelait de leur silence.

N'y pense pas.

Un silence éternel, tout comme lui.

N'y pense pas.

Combien devrait-il encore en écouter ?

N'y pense pas.

Mais il ne restait plus rien d'autre pour remplir son esprit. Assis en boule dans un coin humide de son cachot, Kamu tâchait de se vider la tête. Il le fallait, car il savait où ses pensées étaient en train de le mener.

N'y pense pas.

C'était un endroit encore plus sombre que celui-là. Une prison encore mieux gardée, car c'était celle de son propre esprit.

Un bruit sourd et des pas retentirent par delà la lourde porte. Kamu attendit que les pas viennent à lui. La serrure cliqueta, puis les flamboiements d'une lampe s'invitèrent dans sa cellule, le forçant à plisser les yeux.

— Vous avez une mine épouvantable, remarqua Jahil.

Kamu souffla brièvement du nez ; il le regretta aussitôt. En plus de ses narines obstruées par les croûtes de sang séché, l'os, apparemment fracturé, rendait chaque respiration périlleuse. Son corps lui donnait l'impression de n'être plus qu'une amas de tissus meurtris.

— Vous m'emmenez au Puits ? Demanda-t-il avec difficulté.

Le rudit était seul.

Il s'accroupit avec un soupir.

— J'ai vu la chambre, dit-il. Les Gardes-pleurs avaient déjà tout retourné pour chercher une arme, mais j'ai reconnu les traces de lutte. Je suppose que c'était votre sang ?

— Pas que.

— Et cette dent ?

— Pas la mienne.

Jahil caressa ses joues, songeur.

— J'ai parlé à la Seconde et au commandant des gardes. Tout ce que j'ai pu voir correspond à ce que vous leur avez dit… mais il n'y a qu'à vous regarder pour comprendre la vérité.

— Alors les Gardes-pleurs doivent être aveugles. Et sourds. Je leur ai dit que ce n'était pas moi, je leur ai dit qu'il y avait un homme, et qu'il a reprit sa lame, et que je…

— Je sais, le coupa doucement Jahil. Ils ont été désorientés dans la panique des événements. Ils le sont toujours un peu, d'ailleurs. En fait, ils vous croient encore coupable.

— Mais je n'ai même pas d'arme !

— C'est ce qu'ils m'ont dit. J'ai... convaincu la Seconde de vous laisser reprendre l'enquête, expliqua Jahil. Elle était réticente, mais le Château m'a soutenu. Je ne sais pas comment c'est possible, mais je crois qu'il vous aime bien. Évidemment, je suis sensé redoubler de vigilance à votre égard. D’après ce que j’ai compris, le Père Cotard a ordonné aux Gardes-pleurs de garder un œil sur vous.

— Et depuis quand commande-t-il la garde, celui-là ?

— Vous… hum, serez donc sous leur surveillance constante quand vous serez au Carillon.

— Avec un peu de chance, ils verront l'assassin, la prochaine fois…

— Espérons-le. J'ai vu les dossiers des archives, également. Cette jeune femme, elle vous aidait à les lire, n'est-ce-pas ?

Kamu fit signe que oui.

N'y pense pas.

— Venez, dit Jahil en se levant. Vous êtes blessé ?

— Vois pas ce qui vous fait dire ça, grommela Kamu.

Il se releva péniblement. Son corps devait être couvert d'ecchymoses.

— Quel jour sommes-nous ? Demanda-t-il pendant qu'ils remontaient des cachots.

— Dayme, répondit Jahil. Il est à peine neuf heure du matin, vous avez passé la nuit là-dedans.

Juste une nuit ? Il avait l'impression qu'il y était resté au moins deux jours – probablement parce qu'il n'avait pas fermé l'œil.

— Alors, vous me croyez, maintenant ? Fit Kamu en gravissant les marches avec précaution.

— Je vous crois innocent, oui.

— Non, pas ça : je parle de l'enquête. Quelqu'un a visiblement voulu m'empêcher de m'y intéresser… quelqu'un qui est apparu ici sans être vu, et qui s'est volatilisé de la même manière. Comme si il avait emprunté un passage secret – par Vultur, maintenant que j'y pense, des souterrains pourraient très bien faire ça, non ? Qu'en pensez-vous ? En plus, ça correspond curieusement à mes théories…

— C'est un peu… grotesque. Et selon vos théories, les victimes auraient ingéré du poison.

Ils déboulèrent dans les couloirs principaux, là où les lampes à huile éclairaient les mosaïques et les tentures.

— Mmm… mais si j’étais… mort d’une crise cardiaque, cela aurait validé mes théories et attiré les soupçons. Enfin… pour peu qu’on se soit intéressé à mon cas.

— Écoutez, dit Jahil en s'arrêtant en bas d'un escalier. Ce qui est certain, c’est que votre arrivée a généré beaucoup de mécontentements. J’ignore si le but de cet assassin était bel et bien de vous tuer, ou de vous faire simplement porter le chapeau pour le meurtre de cette jeune femme, mais je… dois vous avouer que vous n’êtes pas entièrement innocenté. Et que je suis sensé vous traiter comme un suspect. Je viens de vous le dire, je vous crois innocent, mais il va falloir un peu plus que vos théories farfelues pour lever définitivement les soupçons.

Kamu souffla doucement, ce qui n'empêcha pas son nez de l'élancer douloureusement.

Pourquoi était-il déçu ? Après tout, Jahil restait un rudit de paix, et c'était déjà un miracle qu'il l'ait défendu devant les Garde-pleurs.

Celui-ci reprit la marche d'un pas déterminé.

— Où allez-vous comme ça ? S'enquit Kamu en le suivant avec peine.

— Vous vouliez vous rendre sur la colline de Petra, non ?

— Ouais, mais…

— Alors il faut vous nettoyer d'abord. Vous effrayez suffisamment les gens naturellement, pas besoin de leur rendre visite dans cet état là.

Kamu le suivit comme il put. La longueur de ses jambes compensait à peine son état. Ils arrivèrent enfin à sa chambre, où deux Garde-pleurs étaient postés. Tout deux gonflèrent leurs narines dès qu'ils le virent, mais s'abstinrent de commentaire.

Kamu resta pantois. Ce qu'il voyait était bien plus que des traces de luttes : tout les coussins, couvertures, et matelas avaient été éventrés, les tiroirs retournés jonchaient le sol, et on aurait dit que l'armoire ouverte avait vomi ses couvertures ; tout, absolument tout, avait été saccagé. Kamu s'avança au milieu de la pièce, soulevant sur son passage les plumes d'oies qui reposaient en tas voluptueux. Sa gorge se serra à la vue de la pierre maculée de sang. Celui de l'assassin, le sien.

Celui de Merida.

— Nous devrions nous dépêcher, dit Jahil.

Kamu acquiesça, incapable de se détourner de la flaque brunâtre incrustée au sol.

Les battements frappèrent contre son crâne. Il se rappela du silence.

N'y pense pas.

Il se força à se diriger dans la salle de toilette, l'esprit embourbé, et put constater son état dans le reflet du miroir. Outre les croûtes de sang sur ses lèvres et ses narines, de légères ecchymoses entouraient ses yeux – sûrement dues à la fracture – et son nez était, bien évidement, difforme et enflé.

— Vous devriez aussi vous changer, suggéra le rudit.

Kamu émergea de la salle de toilette, le visage propre et écorché par la fraîcheur de l'eau. Jahil indiqua sa chemise et ses tâches de rouille d'un signe du menton.

— Ça non plus, ce n'est pas très présentable.

— Je n'ai que ça, dit Kamu en haussant les épaules.

Le rudit poussa un très, très long soupir. Puis retira sa veste grise. Et son pull de laine.

— Enfilez ça, dit-il, à présent vêtu d'une simple chemise.

Kamu s’en revêtit, suspicieux.

Évidemment, le pull était trop court.

— Je ne suis pas taillé comme un ropien, ajouta Jahil devant son air embêté.

— L'erreur classique, marmonna Kamu. Je ne suis pas ropien.

— Ah. Excusez-moi, dit le rudit avec sincérité. Bien, je crois que nous sommes…

— Pourquoi faites-vous ça ? Vous n'adhérez pas à mes théories. Vous vous reposez sur les conclusions de vos collègues, et vous ne me pensez pas assez qualifié pour cette enquête. Qu'est ce que ça peut bien vous faire, que je sois présentable ou non pour résoudre cette affaire ?

— C’est une question de convenance, répliqua durement Jahil. Comme vous le savez sûrement déjà, votre apparence n’encourage pas la confiance ; mais là, vous avez l’air d’un véritable malade mental. Et je ne peux pas vous laisser enquêter ainsi. Que je le veuille ou non, nous devons collaborer. Je fais juste mon travail. Je suis sensé vous accompagner dans votre enquête, même si je désapprouve la direction que vous prenez, et je… n'aurais pas dû réagir comme ça, hier. Mais vous m'avez… poussé à bout.

Kamu ne dit rien pendant un moment.

— Si… si je n’avais pas renoncé à faire les interrogatoires, dit-il enfin, nous serions allé sur la colline, et… et elle…

— Ne commencez pas à vous culpabiliser, dit le rudit d’une voix radoucie. Au vue de votre état, c’est déjà un miracle que vous soyez en vie.

— Mmm. Un miracle…


***


Skiago s'étalait sous son couvercle blafard en une masse de bois terne et détrempée. Au sommet de la colline de Petra, Kamu avait l'impression de regarder un vieux tapis délavé et gangrené par l'humidité. Ses mèches brunes s'affolaient comme des fouets sur ses joues, déjà cinglées par la pluie. Le bas de son manteau battait furieusement ses mollets.

Pour la première fois, il contemplait l'étendue des coeurs qui pulsaient depuis vingt ans sans relâche dans son esprit. Il les entendait, il les voyait : toutes ces voix si minuscules et pourtant si bruyantes… même à cette hauteur, Vultur ne pouvait hurler assez fort pour les masquer. À cet instant, ils tambourinaient par milliers. Mais au loin, au nord de la ville et derrière ses remparts, Kamu crut reconnaître les bois qui isolaient Claire-voix. Ils étaient vraiment proches des citadins, pourtant, durant toutes ces années là-bas, il n'avait jamais entendu plus que les trente-et-un cœurs de ses camarades. Le rayon qui englobait les battements semblait croître ou se réduire selon un schéma incompréhensible, qui ne dépendait pas de sa volonté.

Ou peut-être que si. Mais il n’avait aucune idée de comment.

Les yeux plissés par la rudesse du vent, il tourna le dos à la ville pour faire face à l'imposante grille en fer forgé devant laquelle attendait Jahil, aussi ruisselant que lui dans son manteau gris.

— Et si je gardais ma capuche, cette fois ? S'enquit-il d'une voix forte pour couvrir le souffle de Vultur.

— Ne vous inquiétez pas, ceux-là aussi finiront par entendre raison.

— Je ne m'inquiète pas, j'ai froid. Et j'aimerais éviter un énième débat sous la pluie.

Jahil s’agita, le regard rivé sur la grille.

— Je vous assure que vous n’êtes pas plus rassurant lorsque vous gardez votre capuche.

Kamu grogna alors qu'une goutte s'invitait dans son œil.

Par delà la grille, un chemin se déployait jusqu’à la forêt de sapins. C'était tout ce qui était permis de voir de la propriété des Serina depuis l'unique route de la colline de Petra. Elle y serpentait entre les vastes domaines de la noblesse skiacienne, tous délimités par leur clôture infinie et les franges d'aiguilles qui isolaient du monde les somptueux manoirs et leurs habitants. L'odeur de la sève et de l’écorce rappela à Kamu ses vadrouilles dans les forêts de l’arrière pays.

— Nom-d'yvil, maugréa Jahil avant de prendre un air confus en regardant Kamu. Enfin…

— Vous croyez que ça me touche ? ricana ce dernier.

Jahil s’essuya le visage en balbutiant.

Pour la troisième fois depuis qu'ils étaient arrivés chez les Serina, il actionna la cloche du portail avec insistance ; les tintements semblèrent perdurer un instant encore après qu'il eut arrêté, comme si Vultur s'amusait à les répéter.

Finalement, du mouvement vint brouiller les branchages au-delà du chemin et une frêle silhouette apparut. Une petite vielle au dos courbé, s'enserrant dans sa cape, s'approcha d'eux à pas lents et laborieux sur le tapis d'aiguilles. Kamu rejoignit Jahil devant la grille où arrivait enfin la vieille, prêt à dévoiler son visage comme plus tôt dans la journée, quand celle-ci le pointa d'un doigt osseux.

— Il ne rentre pas, déclara-t-elle d'une voix chevrotante.

Kamu se figea, les mains sur sa capuche. La vieille était si petite qu'elle lui arrivait à peine au milieu de la poitrine.

— Madame, je suis le rudit Chad, dit Jahil d'un ton calme, et voici mon coéquipier qui m'accompagne dans l'enquête Katakomb. Nous répondons tout les deux aux ordres direct de son Excellence qui nous a lui même chargé de l'affaire, et nous faire obstructions ne servirait qu'à vous retrouver dans sa disgrâce, en plus d'empêcher la progression de l'enquête. Je vous prie de nous ouvrir à tout les deux.

— Je sais qui vous êtes, dit la vieille, on nous a prévenu que vous alliez venir. Vous pouvez entrer, rudit Chad, mais l'yvil reste dehors.

Kamu commença à se balancer sur ses pieds, las de devoir assister aux réticences aveugles que Jahil s'échinait à repousser pour la quatrième fois de la journée, mais admiratif de la patience du rudit. Et puis, au moins, cette fois avait-il pu garder sa capuche.

— Madame, insista Jahil, nous sommes tout les deux chargés de l'enquête, nous devons donc tout les deux entrer.

— La maîtresse a été très claire, elle veut pas de lui chez elle.

— Alors je vais tâcher d'être très clair, moi aussi ( une note d'impatience commençait toutefois à poindre ) : si Madame Serina nous refuse un entretien, je serai forcé de soumettre un rapport pour obstruction à la paix qui causera plus de soucis à votre maîtresse que nos quelques questions, je vous le garantie.

Le doute vint enfin troubler les traits ridés de leur interlocutrice.

— C'est que… Madame est en pleine entrevue, en plus de tout ça…

— Nous ne lui prendrons que très peu de temps, assura Jahil. Je lui répéterai tout ce que je viens de vous dire afin qu'elle ait connaissance de la nécessité de notre venue.

À contre cœur, la vieille finit par leur ouvrir.

Les maisons des Allées Chanterelles passaient pour des bicoques de roturiers, face aux manoirs de la colline. Celui des Serina s'élevait sur trois étages, sombre et imposant avec ses tourelles et son toit d'ardoise. Kamu et Jahil suivirent la vieille domestique jusqu'au porche, non moins impressionnant avec son double escalier orné de sculptures.

Malgré sa ressemblance avec les précédentes demeures, Kamu fut encore ébahi par la décoration et l'ameublement du manoir. Des moulures dorées bardaient le plafond et les murs. Un lustre de cristal d'une taille suffisamment conséquente pour en être inquiétante oscillait au dessus de l'épais tapis, en projetant la lueur de ses bougies sur la tapisserie bariolée de motifs. Kamu surprit son regard dégoulinant de pluie dans le gigantesque miroir, également paré de fioritures dorées, et fut presque intimidé par le grand type à l'air morose et tuméfié que lui renvoyait son reflet.

— Madame est dans son boudoir, les informa la vieille en présentant ses mains. Je vais récupérer vos manteaux.

Un boudoir ?

La vieille se débarrassa de leur veste et les intima de la suivre en quittant la pièce.

Tout n'était qu'abondance de meubles et d'objets aussi inutiles que clinquants, qui confirmèrent à Kamu que le bon goût n'accompagnait pas nécessairement l'argent. Il préférait largement le confort et la simplicité du Carillon à tout ce faste éprouvant. Là, une collection de vases en porcelaine fine dangereusement juchés sur leur piédestal, plus loin, une vitrine recouvrant tout un pan du mur abritait couverts et apparats de tables en argent rutilant, derrière cette large porte à double battant, une pièce avec pour seule fonction… l'exposition d’œufs. Rien que ça. Certes, ils étaient curieusement jolis, tous peinturlurés d'or et de pierres précieuses, mais d'où pouvait bien venir l'idée d'en faire un objet d'art ? Un œuf, on le mangeait, ou on le laissait au poulailler… pourquoi vouloir rendre plaisant à l’œil ce qui sort tout droit du derrière d'une poule ?

Une cheminée décorée tout aussi subtilement que le reste brûlait dans chaque pièce qu'ils traversaient. Le plancher lustré à outrance craquait sous les pas maladroits de Kamu ; il craignait de trébucher sur un pied de table ou de cogner l'un de ces piédestaux à l'air foutrement fragile – comme vivre dans un tel endroit devait être contraignant ! À la profusion de mauvais goût déjà fatiguant pour sa vue, s'ajoutait des touches de parfums capiteux aux notes sucrées qui lui rappelèrent en un haut-le-cœur l'odeur de la kamina. Jahil évoluait dans cet environnement avec une aise remarquable, presque comme si il connaissait déjà les lieux.

La vieille domestique les fit patienter dans un salon aux divans pourvus de petites franges d'or ridicules – qu'avaient donc tout ces riches avec l'or ? – et aux immenses fenêtres qui avaient au moins l'intérêt de remplacer la tapisserie criarde par la vue reposante des sapins.

— Non, non, non !

La voix leur parvint à travers la porte. Une voix nasillarde et aiguë, dénuée de toute chaleur, pareille à toutes celles qu'ils avaient entendu aujourd'hui. Kamu essuya son front trempé de pluie et de sueur, se préparant à la joute verbale qui allait suivre et dont il connaissait déjà tout les détails, pour les avoir entendu plusieurs fois au cour de la journée.

Sans plus attendre, la porte se rouvrit sur la domestique à la mine contrite.

— Madame est catégorique, elle…

— Laissez-nous lui parler, la coupa doucement Jahil. Madame changera d'avis.

La vieille baissa la tête, sa main à la peau tachetée de brun fermement agrippée au battant de la porte qu'elle concéda enfin à ouvrir.

Madame Serina correspondait exactement à ce qu’il s’était attendu : elle était aussi inutile et clinquante que son manoir. Dès qu'ils entrèrent dans son boudoir – qui n'était en fait rien d'autre qu'un énième salon – la femme bondit de son fauteuil en un petit cri épouvanté.

— Ah ! Non ! Non, non, non !

Elle paraissait déborder dans sa robe au tissu fin et satiné, de toute évidence conçue pour n'être porté qu'en intérieur. Les motifs de l’étoffe étaient assez similaires à ceux de la tapisserie pour que la ressemblance en soit troublante. Une large plume d'oiseau exotique, d'après ses couleurs vives, dépassait de ses boucles blondes empilées sur le dessus de sa tête. Quatre femmes, absolument identiques à elle, frémirent sur les canapés. Ils entouraient une petite table en bois laqué où s'entassaient divers plats remplis de friandises colorées. Deux garçons d'une dizaine d'années patientaient sagement contre un mur dans leurs vêtements blancs de serviteur, à peine plus remarquables qu'une décoration.

Invisibles, et pourtant bien présents.

— C'est inadmissible ! Pesta Serina. I… nad… mi… ssible ! Articula-t-elle en accompagnant chaque syllabe d'un coup de pied au sol.

— Madame, la salua Jahil en s'inclinant.

Kamu l'imita maladroitement, bien qu'il ait déjà répété l'opération plus tôt dans la journée. La révérence eut l'effet escompté, puisque Madame Serina garda le silence pour pincer ses lèvres peintes de rouge. Elle était étonnement jeune, et Kamu fut forcé de reconnaître une certaine harmonie dans ses traits.

— Rudit Chad, se présenta Jahil, et voici…

— Oh, je sais exactement qui vous êtes ! Vous êtes passés voir les Tebert, ce matin, ils m'ont averti de votre venue ! Alors c'est donc vrai… siffla Serina en dévisageant Kamu. Un yvil au service du Château… je n'y croyais pas, personne n'y croyait !

La brochette de dames secoua la tête dans une envolée de plumes colorées pour appuyer ses propos.

— Madame Serina, reprit Jahil, j'ai conscience de l'étrangeté de la situation, mais il n'y a que votre collaboration qui nous permettra d'en sortir. J'implore pour votre aide.

— Mon aide ! Il implore pour mon aide, s'esclaffa-t-elle en se tournant vers ses compagnes. Moi qui pensais que notre fortune suffirait pour financer la présence d'un yvil au Carillon, mais non ! Que vous faut-il de plus ? Allez-vous gratter jusqu'au dernier de mes rodins ? Saisir mes biens, mon chez moi ?

— Juste quelques réponses, répondit calmement Jahil. Je vais vous répéter ce que j'ai déjà dit à votre employée : nous répondons tous aux ordres de son Excellence, moi et mon collègue les premiers, et c'est pourquoi nous sommes aujourd'hui ici à implorer pour votre aide… mais vous aussi, Madame Serina, et tout refus serait alors perçu comme une atteinte personnelle à son Excellence qui m'obligerait à…

— Oh, s'il vous plaît !

Serina se rassit dans son fauteuil avec un bruissement de tissus, la moue boudeuse.

— Je vais répondre à vos questions, dit-elle enfin.

Elle renifla.

— Mais faites vite. Et je ne parlerais qu'à vous, bien entendu.

— C'est ce qui était prévu, la rassura Jahil. Peut-être pouvons-nous aller dans un endroit plus…

— Non, ici c'est très bien.

Jahil eut un soupir fatigué, puis sortit ses notes de sa mallette sans prendre la peine de demander les sièges qu'on leur aurait de toute façon refusé. Ils avaient tout deux convenus que le rudit mènerait les interrogatoires, lui qui parvenait si bien à se faire entendre de ces gens. Kamu s'était attendu à leur mépris – il s'y attendait toujours – mais de là à imaginer des adultes bouder et taper du pied…

Au moins, cette pièce porte bien son nom.

— J'interrogerai également l’employée qui a découvert le corps, précisa Jahil, mais d'abord, j'aimerais vous entendre parler de ce projet d'égout : votre mari y était impliqué, n'est ce pas ?

Serina prit le temps de choisir un petit gâteau, pointant son index sur une friandise orangé, puis sur une rose, puis sur une bleue, pour finalement revenir à la première et l'enfourner sans se presser. Elle mâcha tranquillement en les fixant, apparemment ravie de les faire attendre. Ses compagnes, enfoncées dans leurs fauteuils, n'en faisaient pas moins en les dardant elles aussi d'un regard tantôt ennuyé, tantôt méprisant, tout en mâchonnant mollement leurs sucreries.

— Il y était impliqué, oui, daigna-t-elle enfin répondre, jusqu'à ce qu'il finance le projet et qu'on lui retire sans lui rendre son dû. Il était sur le point de faire rédiger une plainte, avant sa… crise cardiaque.

Comme les autres…

— Est-il possible que ce projet ait pu nuire à quelqu'un, à votre connaissance ?

Kamu se dirigea vers la sortie.

— Les, hum… cabinets, dit-il en réponse aux regards interrogateurs.

Il ne louperait rien, il le savait : l’interrogatoire serait identique aux trois derniers, et il confirmerait ses théories autant que ses craintes.

Il se retrouva de nouveau dans la pièce aux œufs. Mais ce n'était pas assez, non, pas assez… il était fatigué de la bourgeoisie, il avait chaud, et l'air empestait la kamina. Lui qui avait passé ses dernières années dans les campagnes de Merica, tout cet afflux de couleurs, de dorures, de choses précieuses et inutiles ; il pouvait supporter le mépris des autres, et sans broncher en plus, mais il avait eu sa dose des gros lards oisifs et fortunés.

Cherchant la sortie, il poussa l'une de ces portes grandioses qui grinça à l'ouverture, et s'immobilisa.

Et cette pièce là, à quoi sert-elle ?

Une vaste salle vide, plus grande encore que n'importe quelle autre pièce, semblait presque à l'abandon avec ses bougies froides et son courant d'air. Trois lustres se suspendaient lourdement au plafond et reflétaient le scintillement de leur cristal sur le carrelage immaculé. Il n'y avait que les rideaux, évidement criards, pour habiller la pièce où résonnèrent les pas de Kamu quand il s'y aventura. Les ombres des sapins continuellement molestés par Vultur se découpaient sur le sol.

— C'est toi, Monsieur l'yvil ?

Un hoquet de surprise lui échappa. La voix provenait d’un petit garçon assis dans le coin que lui avait caché la porte à son ouverture.

— C'est moi, répondit-il.

Nullement effrayé, le blondinet délaissa ses jouets pour accourir vers lui, mais se stoppa brusquement à deux bons mètres. Kamu s'accroupit pour faire face à l'enfant. Il l'observait d'un œil curieux tout en mordillant ses doigts, vêtu d'un tissu à l'air ridiculement onéreux pour être porté par un enfant.

— Tu viens chacher les monchtres ?

— Moui.

— Et ils rechemblent à quoi les monchtres ?

— À ce qu'on veut qu'ils ressemblent.

— Et comment tu fais pour les chacher ?

— On ne peut pas vraiment les chasser.

— Et ch'est dangereux ?

— Pas pour moi.

Le garçon pencha la tête, délaissa sa main dont il essuya la salive sur son veston raffiné.

— T'es bizarre, toi. Et en plus, t’es moche. C’est un monstre qui t’as fait ça ?

— Hum, si on veux… oui, en fait.

N’y pense pas.

— Que fais-tu tout seul, dans cette grande pièce ?

— Je viens ici pour jouer, parce qu'il y a plein d'espace, répondit le garçon en pointant du doigt la vaste salle. Il y a trop de trucs à casser dans le reste de la maison.

Kamu esquissa un sourire.

— Désolé de t'avoir dérangé, je cherchais la sortie, dit Kamu en se relevant.

— Eh ! Attends !

— Mmm ?

— Tu peux montrer tes yeux, Monsieur l'yvil ?

L’enfant se dandinait, impatient. Kamu se ré-accroupit. Et attendit.

Le garçon s'approcha lentement, ses grands yeux s'écarquillèrent un peu plus à chacun de ses pas. Il s'avança jusqu'à presque coller son visage sur celui de Kamu, le dévorant des yeux, avec la bouche grande ouverte.

— C'est comme dans les chants !

— Apparemment. Tu n'as pas peur ?

Le garçon secoua la tête.

— Moi, je suis très courageux, Maman elle me le dit tout le temps. La vie, ça demande du courage.

— C'est… vrai.

Qu'est ce que tu veux affronter, ici ? Ta soupe de légumes ?

— Moi, je voudrais même lui en donner un peu, continua le garçon, mais Maman elle me dit que c'est chacun le sien. ( Il baissa la tête en tripotant ses mains. ) Mais moi je veux quand même lui en donner, parce que j'aime pas la voir pleurer.

Le sourire de Kamu glissa de ses lèvres.

— Elle pleure ?

— Voui. Depuis que Papa est plus là, elle fait que ça… mais moi je suis courageux, je pleure pas. La vie, ça demande du courage… même si je suis triste que Papa soit plus là.

Que pouvait-il répondre à ça ?

Chaque chose a une fin, gamin, toi aussi tu disparaîtras.

— Ta maman a raison, répondit-il plutôt, tu es très courageux.

Il se releva, puis se dirigea vers la porte. L'écho de ses pas sur le carrelage froid se répercuta dans toute la salle.

— Tu vas chasser le monstre de ma maison ? résonna la voix du garçon dans son dos.

— Quoi ?

Kamu se retourna, des frissons glaçant tout son corps.

— Il y a… un monstre ? Chez toi ?

— Mm-mm, fit l'enfant en acquiesçant.

— Est-ce-que… c'est quelqu'un de ta famille ? Demanda doucement Kamu.

Le garçon secoua la tête.

— Est-ce-que c'est quelqu'un que tu connais ?

Encore non.

— Est-ce-qu'il t'a fait du mal ?

Encore non.

Kamu fronça les sourcils.

— Est-ce-que tu l'as déjà vu ?

— Non, mais je l'ai entendu, répondit le garçon. Là-dessous, rajouta-t-il en pointant ses pieds sur le carrelage.

— Là… dessous ? ( Kamu fixa le sol, incrédule. Il releva la tête. ) Dis-moi… il y a des souterrains, ici ?

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