Chapitre 21 : La silhouette d'un suspect

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Le trou béant se découpait dans la pierre humide comme une fenêtre sur les ténèbres. Kamu en sondait les profondeurs, faiblement éclairées par le chandelier qu'il tenait. Le halo était tout juste suffisant pour dévoiler les premières marches qui plongeaient dans l'obscurité. Une légère brise, glaciale, venait titiller les flammes des bougies et déverser son embrun fétide. Une odeur alcaline mêlée à celle de la moisissure ; l'odeur de quelque chose d'ancien, quelque chose d'oublié. Un bruit de fond, semblable à un râle, remontait sans discontinuer le long des parois de pierre brute, seulement troublé par l'écho lointain d'un clapotis régulier.

Même en sachant qu'il ne pouvait rien risquer, Kamu n'avait aucune envie d'y mettre un pied. Le gouffre et son souffle inquiétant lui rappelaient cet autre gouffre, dans cet autre endroit. À cette pensée, l'angoisse caressa son échine de ses frissons glacés alors que les ténèbres aveugles semblaient, eux aussi, le sonder.

Kamu referma violemment la trappe. Le claquement du métal coupa net le gargarisme sinistre. Le silence rassurant enveloppa à nouveau la cave exiguë ; encore accroupi, il se tourna vers Madame Serina dont le regard terrifié ne quittait pas la trappe. La plume érigée au sommet de sa tête tremblait avec force.

— Et vous dites que ce passage aurait dû servir à la construction des égouts ?

— Oui, l'idée était d'utiliser ces souterrains déjà creusés. Ça semblait parfait pour un système d'évacuation, répondit-elle d'une voix blanche.

— Où mènent-ils ?

— Tout les passages sont condamnés, depuis longtemps ! Vous imaginez ? Des souterrains qui mènent tout droit jusque chez nous… ça permettrait à n'importe qui de s'introduire ici sans que personne ne le sache ! Non, ils sont condamnés depuis longtemps, bien sûr…

Elle soupira en secouant la tête. Kamu arqua un sourcil, lança un regard à Jahil dont le front plissé par l'inquiétude montrait qu'il était arrivé à la même conclusion que lui. Ils attendirent que Madame Serina y parvienne aussi. Son brusque mouvement de tête et ses yeux écarquillés indiquèrent quand ce fut le cas.

— Sacre-voix, souffla-t-elle, ils sont condamnés, n'est ce pas ? Vous ne pensez quand même pas que…

Sa voix se perdit dans un bruit de gorge.

— Il y a un courant d'air, indiqua Kamu, ça veut dire que…

— Rien n'est sûr pour le moment, le coupa Jahil, nous ne pouvons pas avancer grand-chose sans être descendus là-dessous… ce que nous n'allons pas faire maintenant. D'autres maisons ont des installations similaires ?

— Eh bien, oui, dit Serina, toutes les maisons de la colline, à vrai dire. C'est pour cette raison qu'elles nous semblaient si adéquates pour les égouts.

— Et vous n'avez jamais pris la peine d'en examiner les accès ? S'intrigua Kamu en se relevant. Si vous aviez l'idée de les utiliser pour les égouts, il aurait au moins fallu vérifier si c'était effectivement possible, non ?

Serina renifla avec un regard suffisant.

— Nous l'aurions fait, si mon mari avait pu mener à bien son propre projet ! Mais une fois que les rudits s'en sont emparé, ils n'ont eu cure de tout ses plans et n'ont gardé que son argent et son nom pour porter leurs travaux…

— Quoi qu'il en soit, s'enquit Jahil, il va falloir surveiller tout ces passages jusqu'à ce que nous découvrions de quoi il est question… une affectation de deux rudits de paix par maison semble un bon début.

Serina hocha vivement la tête, le teint livide.

La voix de la Seconde semblait flotter dans l'air poussiéreux de la cave, répétant inlassablement ce mot dans l'esprit de Kamu : « souterrains ». Il aurait dû se réjouir que la silhouette d'un suspect se distingue aussi clairement de cette affaire, pourtant, cette victoire était à peine moins amère que de la bouillie de seigle.

Mais au moins, d'après le regard que lui lança le rudit de paix, ses inquiétudes étaient enfin partagées.


***


— Et maintenant, vous me croyez ?

Le rudit resta silencieux.

— Tout concorde parfaitement, insista Kamu. Les souterrains, l'assassin, le projet d’égouts… il ne reste plus qu'à vérifier auprès du Château pour cette histoire de plante toxique, mais je suis certain que ses réponses iront dans le sens de mes théories.

Aucune réponse du rudit.

Kamu s'enfonça dans sa banquette en grognant, bringuebalé par les secousses de la voiture. Face à lui, Jahil gardait son regard braqué sur le défilement de la ville plongée dans la lumière déclinante.

— Nous ferions mieux de rédiger les rapports dès maintenant, dit-il en frottant son visage. Nous nous retrouverons vite dépassés si les surprises de ce genre s'enchaînent à un tel rythme… je vais demander qu'on s'arrête à l'Hôtel de paix, déclara-t-il en se retournant.

— Je préférerais éviter, dit précipitamment Kamu.

Jahil haussa un sourcil, la main en suspend sur l'écoutille du voiturier.

— De toute façon, vous n’avez pas besoin de moi, fit Kamu en haussant une épaule. Je ne sais ni lire ni écrire, à quoi vous servirais-je ?

— C'est votre enquête, je peux lire pour vous et écrire en votre nom.

— Vous pouvez le faire sans moi. Et puis, est-il nécessaire de retranscrire tout ces interrogatoires ? Ils sont quasiment identiques…

— Justement, vous qui en faites une preuve, vous devriez prendre en compte leur importance…

— Je n'ai pas dit que ce n'était pas important, répliqua sèchement Kamu, simplement, je ne vois pas l'utilité de rédiger autant de rapports. Je n'en ai jamais eu besoin pour résoudre quoi que ce soit… des notes, oui, mais des rapports…

Jahil se redressa.

— Des notes ? Vous rédigez des notes ?

— Heu… les… les sirs, oui, je rédige avec les sirs, se rectifia Kamu, la gorge soudainement sèche. Que croyez-vous ? Il n’y pas que l’alphabet Justinien dans la vie.

Le rudit n’eut l’air qu’à moitié convaincu.

— Les rapports sont nécessaires, reprit-il. Nous venons de passer la journée à interroger les plus hautes familles de la ville et nous avons fait une découverte majeure au sein de l'enquête et de la sécurité publique qui m'oblige à mobiliser des dizaines de rudits. Comprenez-vous qu'un certain retour est attendu lorsqu'on exige de telles choses ?

— Mmm.

— Formidable, soupira Jahil, dans ce cas, nous nous arrêtons à l'Hôtel de paix.

— Attendez, protesta Kamu alors que le rudit se penchait déjà vers l'écoutille. Nous pouvons rédiger n'importe où, pas besoin d'aller à l'Hôtel de paix pour ça ?

— C'est à dire qu'il y a tout le matériel et l'aide dont nous aurons besoin là bas… ça nous allégerait considé…

— Si vous y allez, c'est sans moi.

Kamu croisa les bras et reporta son attention sur la ville.

— Y a-t-il une raison particulière qui vous fait autant détester les rudits de paix, ou cela fait-il simplement parti de votre affreux caractère ?

Kamu grogna.

— Je vois. Le confort de sa chambre est-il suffisant pour sa Majesté ?

Kamu déposa deux bûches dans l'âtre, où naissaient tout juste quelques flammes en projetant leurs ombres faiblardes sur la pierre.

— Alors, par où commençons nous ? Lança Jahil depuis le bureau.

— C'est vous le rudit, grommela Kamu.

Accroupi devant la cheminée, il regarda les flammes lécher le bois sous le grattage régulier de la plume du rudit. Sa promiscuité avec le feu fit perler la sueur sur son front. Elle lui rappela également son exécution. Mais tout valait mieux que le reste de la pièce.

Un ménage conséquent avait été fait durant son absence ; il ne restaient que les matelas rafistolés comme seuls témoins des événements passés. Les dossiers lus par Merida avaient été replacés sur le bureau, comme si rien n’avait eu lieu. Les tâches de sang incrustées dans la pierre indiquaient pourtant le contraire.

— Allez-vous mentionner notre suspect principal dans ces fameux rapports ? Demanda Kamu.

— Je crains que vous ne puissiez accuser Madame la Seconde aussi facilement.

— Tout se tient parfaitement, pourtant. Je suis certain qu'à notre exploration des souterrains, nous découvrirons non seulement qu'ils ne sont pas condamnés, mais qu'ils desservent également le Carillon.

— Tant que nous n'y sommes pas allés, nous ne pouvons pas nous avancer.

— Nous aurions pu y aller dès ce soir.

Le grattement de la plume se stoppa un bref instant.

— Nous allons sûrement y passer la journée, demain, si ce n'est plus, dit Jahil en reprenant sa rédaction. Il n'aurait servi à rien de s'y rendre ce soir, et je devais impérativement envoyer des rudits sur la colline.

Kamu ne répondit rien. Les craquements du feu éclataient joyeusement devant lui, l'odeur du bois fumé imprégnait l'air.

— Elle a envoyé quelqu'un pour moi comme elle a dû envoyer quelqu'un pour les autres victimes et son mari, dit-il lentement. Tout ça pour la même raison : garder les souterrains inconnus. Le projet d'égouts menaçait de les dévoiler, voilà pourquoi ils sont morts.

— Premièrement, si elle avait vraiment voulu en cacher l'existence, pourquoi les a-t-elle mentionné ? Et quelle utilisation pourrait-elle en faire ? Ensuite, les victimes sont mortes quatre ans après la création du projet ; ils étaient déjà au courant pour les souterrains, alors pourquoi attendre aussi longtemps avant de les tuer ? Et pour finir, que vient faire l'ancien Second là dedans ?

— C'est pourtant clair, non ? Elle voulait simplement prendre la place de son mari, et elle l'a fait assassiné en utilisant les souterrains. D'où l'intention de vouloir les cacher… Évidement, une mort semblable à celle du Second aurait éveillé les soupçons, surtout peu de temps après. C’est parce qu’ils allaient faire rédiger cette plainte et dévoiler l’affaire qu’elle a dû tuer ces nobles.

Le rudit se contenta de soupirer.

— Maintenant que vous avez le nez en plein dans l'incompétence de vos collègues, reprit Kamu, que pensez-vous de cette enquête ?

— Je vous demande pardon ?

Au ton glacial du rudit, Kamu s'attendit à entendre une pause dans le grattement de sa plume, mais celui-ci ne fit, au contraire, qu'accélérer.

— Hum, d'accord, laissez-moi reformuler. Que pensez-vous… qui ait pu égarer vos collègues ? Conclure toutes ces morts par une prétendue cause naturelle semble encore plus absurde, maintenant. Alors pourquoi…

— Je ne sais pas ! Aboya Jahil. Je ne sais pas, d'accord ? Tout ceci… dépasse de loin les enquêtes habituelles que j'ai pu traiter, et je…

Sa voix se tût. Puis les grattements reprirent avec hargne.

— J'imagine que la visite des souterrains nous apportera des réponses, conclut Kamu. Au fait, merci pour le pull, j’allais oublier de vous le…

— Gardez-le. J’en ai d’autres.

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