Chapitre 22 : La pitié du cœur

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10 ans plus tôt

Kamu observait le défilé d'uniformes, comme il l'avait souvent fait avec Molly et Costa. Mais ce jour là, il était seul avec Mama à regarder les résidents descendre les escaliers, tous vêtus de leur pantalon et de leur chemise de laine blanche. Les plus âgés, et donc les plus habitués, attendaient eux aussi l'arrivée des tout jeunes Murmures en discutant en groupes disparates dans l'entrée de Claire-Voix. Il ne fallut qu'un instant à Kamu pour remarquer les chevilles brunes qui dévalaient les marches et, avant même qu'il ne redresse son regard, le creux de ses entrailles se mit à fourmiller. À croire que Molly lui donnait systématiquement une indigestion.

La jeune fille traversa la pièce avec un sourire éclatant, le grain sombre de sa peau ressortant merveilleusement bien sous son uniforme blanc qui, d'ailleurs, lui saillait parfaitement.

— Tu… n'as pas mis ton ruban, remarqua Kamu.

— Non, il paraît que c’est pas discret, grimaça-t-elle en caressant ses cheveux tressés.

— Mmm… la discrétion c'est… important.

— Et déjà que je ne passe pas inaperçue…

— Mmm… ça, c’est sûr…

Le sourire de Molly s'effaça.

— Enfin, se reprit Kamu, c’est pas vraiment… enfin, je sais pas… enfin…

— Aller, on se dépêche ! Criait Mama au milieu de la petite foule.

— Par Vultur, maugréa Costa en arrivant avec les autres, je suis encore plus voyant que toi, Kamu, tu devrais prendre ma place et moi la tienne…

— Bah tient, fit Kob avec un rictus méprisant, l'yvil se la coule douce alors que, nous, on va travailler toute la journée ! Moi aussi, j’aimerais bien échanger de place !

— Kamu n'a pas choisi, gronda Molly, et tu le sais très bien, face d'andouille.

— Humph…

— Tout le monde est là ! déclara Mama. Alors, dehors, on se dépêche ! Kamu, le héla-t-elle alors que le flot de Murmures s'engouffrait par la porte, je reviens dans une heure, tu peux commencer la liste sans moi.

— D'accord, acquiesça-t-il.

— Amuse toi bien, le railla Kob en sortant.

— À ce soir, lui lancèrent Molly et Costa avec un sourire timide.

— Vous… vous me raconterez, hein ?

— Promis !

Le claquement de la porte imposa le silence dans l'entrée déserte. La lumière matinale perçait à travers les carreaux, les rires de la poignée des jeunes résidents restants retentissaient dans tout le rez-de-chaussé. Kamu resta sans bouger, son souffle solitaire haletait dans le silence. La vingtaine de battements réguliers s'éteignit progressivement, comme si ils s'enfonçaient trop loin dans son esprit pour qu'il puisse les percevoir. Ils disparurent en quelques minutes seulement pour n'en laisser qu'une poignée, doux et bas, comme les rires qui réchappaient du salon. Kamu se résolut à revêtir une cape, se chaussa, et plongea dans le bruine pour rejoindre l'abri à bois.

La liste. Kamu l'avait déjà lu et savait ce qui l'attendait pour le reste de la journée… ainsi que toutes celles qui viendraient jusqu'à ce qu'il quitte Claire-Voix. Il l'avait su depuis sa rencontre avec le Père Cotard : Kamu ne serait pas un Murmure, non, il servirait l'Ordre des Choses… autrement. Et Kob qui pensait qu'il allait se la couler douce… une stère de bois l'attendait, prête à passer sous le tranchant de la hache. Il fallait du bois pour se chauffer ; c'était l'Ordre des Choses qu'il servirait.

L'air frais commença à brûler ses joues, réchauffées par le rythme des bûches qu'il débitait. Tchak. Les poules caquetaient à quelques mètres, indifférentes à sa présence. Tchak. Vultur soufflait sur le domaine, les bois bruissaient et les charpentes grinçaient. Tchak. Une cloque semblait déjà se former, là où le manche de la hache frottait à chaque coup. Tchak. Kamu essuya son front trempé de sueur. Tchak. Peut-être aurait-il dû préciser à Molly qu'elle était toujours aussi jolie, même sans son ruban. Tchak. Au moins, il avait toute la journée pour réfléchir à comment il allait se rattraper.

Mama revint au bout de l'heure prévue. Le bois fraîchement coupé s'amoncelait tout autour de Kamu, qui commençait enfin à voir le bout de sa corvée.

— Que dit cette première heure de Murmure ? S'enquit-elle en approchant tranquillement.

— Elle dit que… (Tchak) que je ne trompe personne, haleta Kamu, et que je ne suis pas un Murmure.

— Kamu…

— Non, je comprends… (Tchak) c'est ce qui a été décidé, et je sais que c'est ma meilleure chance. Je ne me plains pas, je t’assure.

— Tu n'as pas besoin d'être un Murmure pour être formé (Tchak), ce que je vous apprends ici te suffira parfaitement. Tu es notre élément le plus brillant, quoi qu'en dise le Père Cotard. Cette situation est temporaire, à tes dix-sept…

— Je sais… (Tchak) dans sept ans, je partirai servir l'Ordre à l'étranger et tout le monde se foutra que je sois un yvil.

— Le langage, s'il te plaît (Tchak), j'ai déjà assez à faire avec Molly.

— Pardon, grommela Kamu.

Il planta sa hache dans le rondin de bois, le visage ruisselant de sueur.

— Tout ça est injuste, reprit Mama, mais souviens-toi : chaque chose a une fin, et celle là en aura une aussi. Il faut que tu sois patient.

— Ma première heure a été formidable, dit Kamu avec un sourire sincère. Il faut bien que quelqu'un coupe ce bois, non ? Si c'est comme ça que je peux être utile, ça me va.

Mama lui rendit son sourire. Des ridules avaient fait leur apparition au coin de ses yeux.

— Je ne veux pas m'avancer, mais tu pourrais être rudit de sagesse.

— Merci, Mama.

— Bon, je crois que je t'ai assez donné à faire, je ne vais pas te retarder dans tes tâches…

— J'ai juste un petit soucis.

Mama arqua un sourcil alors qu'elle se retournait déjà pour partir.

— Un soucis ?

— Je dois faire un poulet pour ce midi, mais il n'y en a pas dans la réserve… j'imagine que… enfin je ne sais pas où ça se…

Le rire de Mama explosa sous l'abri. Kamu la regarda s'esclaffer, inédit.

— Pardon, se reprit-elle en ricanant, Kamu, aaah… la réserve de poulets est devant toi, mon garçon.

— Devant…

Le poulailler. Évidemment. Il l'avait toujours su, quelque part, au vu du nombre de fois où lui, Molly, et Costa, s'en étaient allés les nourrir pour découvrir que leur favorite manquait à l'appel.

— Mais, Mama, elles sont… elles sont vivantes, enfin, ça ne se cuisine pas comme ça, il faudrait…

— Qu'elle soit morte ? Je t'ai déjà vu plus perspicace.

— Mais alors… est-ce-que… je dois attendre que l'une d'entre elles meure ?

— Attendre qu'elle meure ? Gloussa Mama. Non, tu va faire exactement la même chose que tu as faite pendant toute cette heure : abattre cette hache. Tu verras qu'il ne faudra pas attendre longtemps pour qu'elle soit morte.

Sans l'effort de ses muscles pour le réchauffer, Kamu fut pris d'un froid soudain. Il passa nerveusement son doigt sur les reliefs de son avant-bras, épiant le poulailler en frissonnant. Roussette troisième du nom secouait joyeusement son derrière sous le regard éteint de Kob, quatrième du nom.

— Est-ce-qu'on doit vraiment manger du poulet ? Demanda-t-il.

— Oh non, mon garçon, tu n'as pas intérêt à me faire ce coup là, pas toi…

— Mais c'était juste…

— Tu en manges depuis ton arrivée ici ! Pour manger des légumes, il faut les faire pousser, et pour manger du poulet, il faut l'abattre. Il y a toujours eu quelqu'un pour préparer tout ceux que tu as mangé, et maintenant que tu es assez grand, c'est à toi de le faire.

Kamu contempla Blanchine en train de couver ses œufs. Se doutait-elle qu'il était sur le point de couper la tête à l'une de ses semblables ?

— Je préférerais faire pousser des légumes, maugréa-t-il.

— Mais à midi on mange du poulet, alors tu vas nous préparer du poulet. Compris ?

La fatigue avait remplacé l'amusement sur le visage de Mama.

— Te rappelles-tu de ce qu’a dit Kredik le cynique ?

— La raison nécessaire est sourde à la pitié du cœur, récita mollement Kamu.

— Les Hommes mangent les autres animaux pour se nourrir, c'est ainsi qu'on vit. Pour vivre, il faut se nourrir, et pour se nourrir, il faut parfois abattre une poule.

— Mais… et si je n'en mangeais pas ?

— Quoi ? Alors tu veux priver tout le monde d'un repas pour…

— Non ! Non, juste… juste moi.

Kamu haussa les épaules. Mama le dévisageait, ses sourcils si froncés qu'ils se touchaient presque.

— Je le cuisinerai pour les autres, reprit-il, mais je n'en mangerai pas. Et si je n'en mange pas, alors je n'ai pas à le tuer, pas vrai ?

— Humph, fit Mama d'un air pincé, et le bœuf ? Le mouton ? Le cochon ? Tu comptes arrêter d'en manger aussi ?

Kamu inspira, une douce chaleur couvrait à présent ses joues.

— J'arrêterai aussi.

Mama lâcha un long soupir, le regard perdu dans le plumage des poules.

— Un sacré rudit de sagesse, à n'en pas douter.

***

Le couvercle de nuages s’assombrissait en plongeant dans l’ombre les bois qu’il recouvrait. Du haut de la tourelle, Kamu écoutait les frémissements des formes agitées par les caprices de Vultur. Ses doigts tapotaient la rambarde en essayant de suivre la cadence anarchique du petit carillon qui tintait au dessus de sa tête.

— Je sais que tu es très occupé, dit-il au vent, et j’espère que tu ne m’en voudras pas de solliciter un peu de ton attention. Enfin… tu pourrais tout aussi bien ne pas m’écouter, je… je ne sais pas si je le remarquerais.

Kamu tendit l’oreille à l’affût d’un signe – peut-être une bourrasque un peu plus forte qui affolerait le carillon ? – mais rien ne vint.

— Je voulais juste te demander… enfin… comme je sais que tu portes la tristesse des mericiens et tout…

Il s’arrêta. Ce n’était peut-être pas la meilleure des façons de s’adresser à Vultur… et si il s’en vexait ?

— Hum, pardon, reprit-il. En fait, je voulais te parler de ma mère. Elle pleurait tout le temps, avant, tu te souviens ? Et… je me demandais si, maintenant que je ne suis plus là… je me demandais si elle était plus heureuse. Ce doit être pour ça qu’elle m’a aban… abandonné, pas vrai ? Pour être plus heureuse, ou moins malheureuse. Je ne lui en veux pas… je comprends mieux, à présent. Le chemin que tu nous réserves n’est pas toujours facile, ou juste – sans vouloir t’offenser, hein – mais je… on fait de son mieux, pas vrai ?

L’absence de changement dans les sifflements du vent sonnait comme une moquerie.

Kamu soupira.

— Moi, je… je ne suis pas toujours heureux, tu sais. Mais j’essaye de faire de mon…

Il se tut à l’approche des battements familiers. Très vite, la voiture qui les portait surgit des bois et pénétra dans le halo de Claire-voix.

— Merci, quand même ! Lança Kamu en se précipitant vers les escaliers. Ah oui, rajouta-t-il en faisant volte-face, et si tu pouvais m’aider un peu avec Molly… genre, porter ses sentiments, ou un truc comme ça ? Merci !

Il descendit les trois étages si précipitamment que la voiture ne s’était même pas encore arrêtée quand il arriva dans l’entrée. Quelques instants plus tard, le froid s’engouffra dans l’ouverture de la porte en même temps que les bavardages exaltés qu’elle avait englouti dans la matinée.

— Aller, aller, on monte vite écrire tout ce qu’on a retenu, les pressa Mama.

— Alors ? Fit Kamu en voyant Molly et Costa arriver dans le flot d’uniformes.

— C’était un peu ennuyant, répondit distraitement Molly.

— Oui, approuva Costa.

— Plus vite, plus vite ! S’écria Mama.

Kamu suivit ses amis quand ils s’engagèrent dans l’escalier.

— Mais comment ça « ennuyant » ? Qu’est-ce-que vous avez fait ?

— Ennuyant ? Lança une voix.

Kob s’empressa de grimper les marches pour les dépasser.

— Y avait un grand bal, avec pleins de riches, pleins de bouffe, et pleins de trucs !

— Je croyais que tu ne voulais pas y aller ? Que tu voulais échanger ta place avec moi ?

— Mmm… ça, c’était avant que les riches nous donnent un rodin chacun.

— Un ro-rodin ? Chacun ?

— Ouais. Mama a dit qu’on pourra les dépenser à la fête de la Première Sèche…

— Arrête ! Siffla Molly. Kamu voit bien que tu essayes de le rendre jaloux, hein, Kamu ?

— Ouais, répondit ce dernier. Ouais, bien sûr.

Il réprima un soupir lorsqu’ils arrivèrent sur le palier du premier étage. Alors que tout les Murmures se rassemblaient dans la salle de rudition, Molly resta avec lui.

— Dis, tu… tu pourras m’aider à lire, après ?

— Après ?

— On doit écrire un compte-rendu de la journée, expliqua Molly. Mais on pourrait aller dans la bibliothèque, quand j’aurai fini.

Kamu oublia aussitôt sa frustration et hocha très vite la tête.

— Et les séances avec Mama ? Ça ne t’aide pas ?

Molly prit un air confus, puis haussa une épaule.

— Je préfère quand c’est toi qui m’aide.

— D-D’accord, alors.

La jeune fille lui sourit avant de rejoindre les Murmures, laissant Kamu seul sur le palier à sourire béatement.

Merci, Vultur !

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