Chapitre 23 : Entre deux mondes

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Car c’est devant la mort, que tu vois

qu’il est inutile d’avoir la foi.

Requiem pour l’aube, 6ème strophe.


Le pire, c'était les bruits.

Les coups sourds lorsqu’ils défonçaient un meuble pour en piller l'intérieur. Les cris amusés lorsqu’ils saccageaient les objets précieux. Les pas lourds lorsqu’ils se poursuivaient dans toutes les pièces en riant. Les gémissements lorsqu’ils se retrouvaient à deux ou à plusieurs.

Gaïla brossait ses cheveux à la lumière des lampes. Elle n'avait pas quitté sa chambre depuis deux semaines – depuis que Layn l'y avait enfermé, en fait. Elle supportait le tapage, les bains froids et la nourriture immonde qu'on lui montait une fois par jour. Il ne lui restait plus grand-chose à faire, mis à part tourner en rond.

Elle avait bien songé à s’échapper par son balcon, mais la façade de la maison n'offrait aucun point d'accroche. Quand à sauter, une chute de cette hauteur lui briserait les jambes à coup sûr, et elle n'en serait pas plus avancée. Elle avait même épié le ravitaillement promis par les Conseillers, dans l’espoir que quelqu'un vienne constater le chaos qui avait envahi son domaine, et ainsi la délivrer. Mais Layn s'en chargeait chaque semaine, dans sa tenue d'yvile qu'elle ne revêtait plus que lors de cette occasion.

Le pire dans tout ça, était qu'elle ignorait complètement ce que ses yvils voulaient faire d'elle. Ils ne semblaient pas décidés à la tuer, ni à la laisser sortir. Ils ne la torturaient pas non plus – ou du moins, pas directement. En fait, l'attente et le doute prenaient la forme d'une épée au dessus de sa tête, prête à s'abattre à la moindre volonté des yvils. Cette angoisse l'empêchait de dormir, de manger, de réfléchir. Gaïla se surprenait même à fixer le vide pendant un long moment, sans rien penser.

Elle reposa sa brosse avec un soupir fébrile.

— Swan ? dit-elle à son reflet.

Elle paraissait fatiguée, terriblement fatiguée.

Puis soudain, ses cernes disparurent. Sa chevelure et sa peau semblèrent s'illuminer et son regard défait se mit à briller malicieusement.

— Il faut que tu m'aides, implora Gaïla.

— Et comment le pourrais-je ? rétorqua Swan.

Elle s’étira avec désinvolture.

La surface du miroir ondulait, comme à chaque fois, se troublant légèrement lors des mouvements de l'une ou l'autre.

— Je ne sais pas, fit Gaïla d'une voix chevrotante, je… je suis coincée, Swan. Je… les yvils…

Son reflet, Swan, tortillait insouciamment ses mèches de cheveux entre ses doigts délicats.

Comme ce devait être paisible, de l'autre côté de ce miroir. Swan n'était pas veuve, elle n'était pas prisonnière de sa propre chambre, elle n'était pas menacée par ses domestiques : elle était tout ce que Gaïla désirait être.

À cette pensée, un filament argentée jaillit de sa poitrine pour tanguer doucement entre elle et son reflet, tel un brin de lumière porté par l'air. Il plongeait dans le miroir dont la surface était semblable à celle d'un lac, et créait un infime remous là où le lien semblait ancré.

— Je suis désolée, je ne peux rien faire, dit Swan.

À ces paroles, la vision de Gaïla s'embua de chagrin.

Des bruits semblèrent monter à l'étage.

— Mais toi, tu peux, reprit son reflet.

— Je ne sais pas quoi faire, murmura Gaïla.

Les bruits se rapprochèrent.

Elle souhaitait si fort échanger sa place avec Swan.

Le filament d'argent qui dansait doucement gagna en intensité.

Elle souhaitait si fort rejoindre son reflet parfait, dans cet envers parfait.

Le lien lumineux se fit plus épais, plus brillant.

Elle le voulait.

Tellement.

Des relents frais d'écorce et de terre montèrent tout autour de Gaïla, tandis qu'elle levait une main pour se protéger des rayons de soleil soudains. Le murmure d'une source d'eau accompagnait celui, plus lourd et plus profond, de l'épais bois qui l'entourait. La lumière perçait au travers d'un plafond verdoyant ; elle tombait jusqu'au sol en faisceaux incandescents où scintillaient des milliers de grains de poussière qui tournoyaient lentement.

Toujours avec une main levée, Gaïla tourna sur elle-même, la bouche entrouverte. Au centre de cette clairière onirique prenait place une fontaine à la pierre blanche et immaculée. Quand elle s'en approcha, ses pantoufles s'enfoncèrent sans bruit dans le tapis d'herbe moelleux. Sa main tremblante caressa les reliefs de la pierre composant une multitude d'arabesques, dont même les plus beaux ouvrages qu'elle ait vu était exempt de cette finesse.

Gaïla jeta un regard circulaire. Les arbres alentour dépassaient de loin la taille habituelle qu'on aurait attendu d'eux : leurs troncs devaient bien mesurer trois mètres d'épaisseur, et leurs cimes disparaissaient dans les hauteurs de cet éclat chaleureux qui faisait office de ciel. Derrière les arbres, il n'y avait que des ténèbres épais d'où s'échappait un bruissement permanent, pareil à un écho amplifié, et qui pourtant demeurait calme et léger.

Il se dégageait du lieu un tel sentiment d'isolement et de solitude que Gaïla ne remarqua pas tout de suite la présence de la femme face à elle.

— Swan ?

La silhouette postée de l'autre côté de la fontaine n'avait plus rien à voir avec son reflet. Swan ne portait qu'une ample robe blanche au tissu si fin qu'il laissait transparaître sa peau. On aurait dit qu'on avait habillé une statue de marbre au réalisme à couper le souffle.

— Qu'est ce que je fais ici ? Souffla Gaïla.

— Regarde, lui dit Swan avec un doux sourire.

Elle désigna la fontaine, avant d'en grimper sur le rebord pour aller s'allonger avec assurance dans l'eau cristalline. Celle-ci était alimentée par une statue qui émergeait de son centre, représentant une femme nue aux cheveux juste assez longs pour sauver sa pudeur. Elle était entourée par trois fleurs de lys, sculptées dans la même pierre blanche, et dont les pistils réapprovisionnaient tranquillement le grand bassin.

Gaïla laissa son regard vagabonder sur le miroitement de sa surface. Le jeu d'onde et de lumière semblait en animer les reflets. En étrécissant les yeux, elle put même les distinguer : une multitude d'images se superposaient, émergeaient et disparaissaient selon le faible remous.

— Tu aimes ce que tu vois ? S'enquit Swan en barbotant gracieusement.

Gaïla sursauta. Elle ne s'était même pas aperçue de s'être autant penchée sur l'eau. Les images l'absorbaient complètement… autant qu'elles la dérangeaient.

— Qu'est ce que c'est ? Demanda-t-elle.

Il y avait beaucoup d'obscénités – beaucoup, beaucoup d'obscénités.

Mais il y avait des choses plus douces. Comme le sourire d'un être aimé, la chaleur d'une présence, les rires d'un enfant. Des choses simples, aussi : les saveurs d'un plat familial, la fraîcheur d'une bière, le réconfort d'un feu de cheminée. Des choses que Gaïla connaissait déjà : la satisfaction d'une jolie paire de chaussures aux pieds, la lecture d'un bon roman par un rudit de lettres, les retrouvailles avec le confort de son lit après une journée chargée.

Et puis, il y avait ces autres choses. Ce n'étaient même pas des obscénités, non.

C'étaient des horreurs sans nom. De la violence. Du sang. Des larmes. Et ce plaisir tordu qui les accompagnait…

Gaïla se redressa en frissonnant.

— Ce sont les désirs des vivants, déclara doucement Swan. Leurs rêves, leurs espoirs, leurs fantasmes. Ils baignent tous dans les flots du possible, car ils n'ont pas encore été assouvis.

— Que font-ils ici ? Demanda Gaïla en longeant le bord de la fontaine.

— C'est là qu'est leur place. Où iraient-ils, sinon ?

Gaïla fronça les sourcils tout en laissant courir ses doigts sur les reliefs de la pierre.

— Mais… elle est percée !

— Ah, tu as remarqué, se ravit Swan.

Gaïla s'agenouilla pour mieux observer la fuite. Elle boucha le petit trou de son index, mais le mince jet continua de s'écouler autour, poussé par une trop forte pression.

— Quel est cet endroit ? fit Gaïla en se relevant.

Swan s'étendit lascivement sur le rebord, à demi-immergée dans l'eau.

— On l'appelle le Mérope, répondit-elle. Tu pourrais imaginer un arbre pour te le représenter.

— Un arbre ?

— Un arbre. Il porte les mondes en son sein et les relie, comme celui dont tu es issue. Mais la plupart de tes congénères ne peuvent pas le quitter, à moins peut-être qu'on les y invite. Seuls les Visages sont capables de ce rendre en ce lieu par eux-même.

— Qu'est-ce-que… que sont les visages, Swan ? Je ne comprends rien à ce que tu dis…

— Ce sont des personnes comme toi. Ils entrevoient constamment leur monde et le Mérope.

Gaïla se figea.

— Attends… ce que je vois ? Ces fils qui flottent, parfois ?

Swan acquiesça.

— Si on reprend l'image de l'arbre, on pourrait dire que ton monde se loge dans ses racines. Mais ici, cet endroit précis, il pourrait s'apparenter à l'une de ses feuilles : chacune d'elles représente le pouvoir d'un dieu. C'est de là qu'il tient sa source. C'est de là que tu tiens aussi la tienne.

— Des dieux ? Les dieux n'existent pas ! Mon père m'a toujours dit que les croyances absurdes d'un peuple sont les symptômes d'un gouvernement malade, récita fièrement Gaïla.

— Crois ce que tu veux, soupira Swan.

Elle reposa sa tête tout en fermant les yeux, comme n'importe quelle personne qui profiterait d'un bain de soleil ordinaire dans un endroit… ordinaire.

— Swan ? Murmura Gaïla. C'est moi qui l'ai tué, n'est ce pas ? C'est à cause de… moi, si il a sauté ?

— Tu connais déjà la réponse, répliqua tranquillement celle-ci.

— Swan, tu as l'air de toujours tout savoir… comme si tu savais à l'avance ce qu'il allait se passer.

— Mon enfant, aujourd'hui n'est que l'éternel recommencement d'hier. Tout le monde peut savoir ce qu'il va se passer, pour peu que l'on sache ce qu'il s'est déjà passé.

Gaïla se tût durant plusieurs minutes, au cours desquelles elle se laissa absorber par la multitude de reflets qui se dessinaient à la surface de cette eau pure.

— Je pourrais rester ici ? Demanda-t-elle d'une petite voix. Si je restais… je n'aurais plus à affronter les yvils, et je…

— Oh non, s'enquit Swan en se redressant. Ton corps est encore dans ton monde, à l'heure actuelle, et tu devras bien le retrouver à un moment ou l'autre.

— Mon corps ? Répéta Gaïla d'une voix blanche.

Si son corps était encore dans sa chambre… et qu'elle n'y était pas…

— Ne t'inquiète pas, s'esclaffa Swan. Le temps passé ici n'a pas de prise sur ton monde. Il pourrait s'écouler l'éternité ici comme une seconde là-bas. Ou même l’inverse.

— Et toi, alors ?

— Moi ? Fit Swan.

— Où est ton corps ?

Un étrange sourire étira ses lèvres.

— Moi, je n'existe plus depuis longtemps. Ou plutôt, j'existe, mais je ne suis plus une personne. Simplement… le fragment d'une conscience, qui perdure à travers toi et à travers ce lieu.

Gaïla se mit à faire les cents pas sur l'herbe tendre.

— Tout à l'heure, s'enquit-elle, tu as parlé d’autres personnes, des personnes qui sont comme moi…

— Oui, mais pas exactement, dit Swan en penchant la tête. Ils ont leur propre place dans le Mérope – cela dit, je n'ai aucune idée de comment cela se passe pour eux.

— Et… est-ce-qu'il y en a beaucoup ?

— Cinq.

— Et… qui sont-ils ?

— Je ne sais pas.

— Et…

— Gaïla ?

— Mmm ?

Swan la fixa d'un air embarrassé.

— Tu vas devoir y retourner, dit-elle doucement.

Gaïla baissa la tête, la mine sombre.

— Je suppose que je n'ai pas le choix ?

— Non, en effet.

Gaïla poussa un cri au contact du sol sous ses pieds. Elle contempla sa chambre, ébranlée par ce brusque retour. De l'autre côté de la porte, les bruits se poursuivaient dans la continuité de l'instant qu'elle avait quitté.

— Swan ? Fit-elle à l'adresse de sa coiffeuse.

Mais Gaïla ne fixait plus que sa propre silhouette, faible et désemparée.

— Ne me laisse pas seule, murmura-t-elle.

Des pas arrivèrent devant la porte de sa chambre.

Gaïla se précipita dans sa salle de bain au moment où la serrure céda. La voix de Layn retentit.

— Lana ?

Gaïla se recula dans la pénombre en tâchant de calmer sa respiration.

— Lana ?

Les pas se rapprochèrent jusqu'à ce que la silhouette se découpe dans l'encadrement de la porte. Gaïla se recroquevilla contre sa baignoire, espérant que l'obscurité puisse la cacher.

— Qu’est-ce-que vous fichez ? Sortez de là, soupira Layn, je viens pour qu’on parle.

Elle s’effaça de l’encadrement.

Gaïla souffla, médusée.

— On va pas y passer la nuit ! Lança Layn depuis la chambre.

— Maudite yvile, marmonna Gaïla en se relevant.

Elle regagna la chambre à pas prudents, pour retrouver son yvile plantée devant la porte de service que celle-ci utilisait naguère. Gaïla avait déplacé l’une de ses commodes pour la condamner.

— Faut pas avoir peur comme ça, dit Layn. L’autre fois c’était juste un dérapage, ça arrivera plus. Ah, je vous ai apporté à manger.

Gaïla lorgna l’assiette posée non loin. Elle était remplie d’une bouillie de céréales – un repas d’yvil.

— Que veux-tu ? Vous avez déjà vandalisé ma chambre, cette autre fois. Il n’y a plus rien à dérober.

— Je viens de vous dire que je venais pour parler.

Layn portait l'une des plus belles robes de Gaïla, celle avec les épaules dénudées et des volants de soie vert émeraude – mais bien sûr, la coupe ne saillait pas à sa silhouette.

— Je ne souhaite pas te parler, ni voir ta misérable figure une minute de plus, cingla Gaïla.

L’yvile braqua ses yeux froids sur elle.

Une légère brise émanait de son regard.

Un fil argenté tanguait entre elles deux.

Gaïla retrouva dans ces yeux bleus, si durs, un sentiment indescriptible et pourtant familier. C'était celui qu'elle éprouvait, lorsqu'elle contemplait la ville depuis le sommet de la Tour d'Horizon. C'était cette sensation qu'elle retrouvait, quand elle se penchait sur le monde, seule, comme si rien d'autre qu'elle et cet instant n'existait. C'était la légèreté insoutenable d'un fardeau qui s'envolait.

— Elle se trompait, tu ne veux pas ma mort…

Layn fronça le nez, l'air écœuré.

— Ce que je veux, c'est bien au-delà de vous. Vous voulez pas parler ? Très bien, vous avez qu’à m’écouter.

Elle s'avança vers Gaïla tout en la toisant, l'air menaçant.

— Vous savez, reprit-elle, toutes ces années à vous servir, tout ces moments à vous assister… je les ai passé avec la peur, la certitude même, qu'au moindre faux mouvement – que ce soit tirer un peu trop fort sur vos cheveux, ou même lever les yeux trop longtemps, ou répondre avec le mauvais ton – je savais qu'à le moindre erreur, je risquais le fouet ou la mort. Je pouvais pas m'empêcher d'y penser. Ça me terrifiait que ce soit si facile pour vous de m'infliger tant de mal. Mais au bout d'un moment… ( Elle inspira vivement ) J'ai commencé à me dire que… si jamais ça devait arriver, quitte à mourir, autant que ce soit pour une bonne raison. Ça me rassurait, quand je m'occupais de vous. Je me disais : « si tu enfonces un peu trop cette épingle, on te traînera à la potence. Mais au moins, ça te donnera l'occasion de lui faire vraiment mal : si tu enfonces trop cette épingle, tu pourras la frapper, l'assommer, ou même la tuer ». Je me répétais tout ça, à chaque fois. Mais au bout d'un moment… je savais plus si j'avais peur de vous énerver parce que j'allais mourir, ou si je le voulais justement parce que ça me donnerait la chance de vous faire payer.

Gaïla se pétrifia sous les yeux brillants de sa domestique. La rage et le dégoût les animaient de toute leur puissance.

— Qu'allez-vous faire de moi ? Souffla Gaïla.

Le lien argenté avait disparu.

— Rassurez-vous. Maintenant, je m’en moque de vous faire payer. Je vous l’ai dit, ce que je veux est bien au-delà de vous. ( Layn se fendit d’un sourire narquois. ) Vous allez nous aider.

Les aider ? Les aider ?

Il faut que j'essaye quelque chose… et si… et si je pouvais recommencer ?

— Je veux, commença Gaïla en se relevant, que vous disparaissiez, toi, et tes semblables. Je veux que vous disparaissiez de ce monde, dans toute la souffrance et la misère que vous méritez.

Layn haussa un sourcil intrigué.

— C'est pas ce qui est prévu, dit-elle simplement. Tant pis pour la discussion, on verra ça une autre fois.

Elle tourna les talons, mais fit volte-face sur le pas de la porte.

— Votre oncle, c'est vous qui l'avez tué ?

— Non ! s’étrangla Gaïla.

Layn eut l’air déçue. Puis elle s'en alla, en prenant soin de verrouiller la porte derrière elle.

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