Chapitre 24 : Katakomb

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Kamu piquait du nez malgré les secousses et les virages de la route. Ses yeux larmoyants de fatigue fixaient les domaines de la Colline de Petra défilants à travers la vitre de la voiture, sans pour autant qu'il ait vraiment conscience de les regarder. Le début de journée n'était qu'une brume épaisse où il avançait à tâtons, au milieu des assassins et des rapports de paix, tapis là à l'attendre, prêts à lui soutirer la moindre goutte d'énergie encore présente chez lui.

— Reprenons… dit mollement Jahil.

Les cernes du rudit semblaient s'être mises à dévorer ses yeux.

Kamu voulut grogner, mais il n'y eut qu'un petit gémissement, à peine audible.

— Si nous suivons vos théories, et si les souterrains desservent bel et bien le Carillon, n'importe qui aurait pu accéder aux jardins de son Excellence…

Jahil poursuivit. Les paupières de Kamu se refermèrent dans une agréable sensation de picotement. Il aurait presque pris le rudit de peine, si seulement il ne l'avait pas lui aussi entraîné dans ce cauchemar bureaucratique pendant toute la nuit.

— Eh ! Vous m'écoutez ?

— Pardon ? Fit Kamu en rouvrant les yeux.

— Madame la Seconde n’est pas la seule à avoir accès aux jardins.

— Mmm… oui, mais il fallait savoir que celui-ci regorgeait de plantes toxiques. Et celui qui a fait ça devait être au courant pour l'oléandre, donc l'assassin ne peut pas être n'importe qui, soupira Kamu en refermant les yeux.

Au comble de son étonnement, le Château leur avait confirmé la veille la nature toxique de son oléandre si chéri.

— En rajoutant ceci au motif de la Seconde, nous avons notre coupable, une fois de plus, marmonna Kamu tandis que la voiture s'immobilisait.

Cette fois, il ne fallut que quelques minutes pour que la vieille domestique apparaisse de derrière les sapins après que Jahil eut fait sonner la cloche. Elle les conduisit directement à l'intérieur grandiose du manoir. Deux rudits de paix les attendaient dans la cave. Ils saluèrent Jahil, l'air presque aussi fatigué que lui, et dévisagèrent Kamu quelques secondes de trop pour le mettre suffisamment mal à l'aise. Leurs yeux restèrent posés sur son bandeau avec un sourire moqueur à peine dissimulé.

— Que nous revenions ou pas, les directives sont les mêmes, déclara Jahil.

Tout les regards convergèrent vers la plaque de fer encastrée dans la pierre suintante.

— Hum, bonne chance ? Lança l'un des rudits.

Jahil et Kamu grommelèrent un « merci » et ce dernier actionna la poignée au métal froid et granuleux. À peine entre-ouverte, la trappe laissa échapper un mince filet d'air frais qui lui hérissa les poils. Les escaliers plongeaient dans les ténèbres ; ceux-ci recrachaient encore leur plainte incessante mêlée au souffle glacial des souterrains. Kamu entendit les rudits reculer de plusieurs pas, tandis que l'éclairage augmentait soudainement grâce aux torches allumées par Jahil.

— Je passe en premier, dit-il en lui tendant l'une des torche.

Kamu s'en saisit, regarda tour à tour le trou abyssal et le rudit aux cernes extravagantes.

Il posa son pied sur la première marche avant même que Jahil ne puisse protester.

— C'est moi le rudit, c'est à moi d'y aller en premier, c'est mon métier d'affronter…

— Oh, mais je crains que la largeur de ces escaliers ne nous permette pas d'échanger de place, fit Kamu en descendant plusieurs marches sous les hoquets des rudits de paix en retrait.

Jahil marmonna quelque chose d'inaudible et s'engagea lui aussi dans l'escalier.

— À plus tard, lança-t-il aux rudits effarés.

Et il referma la trappe.

Le cou tordu par le plafond trop bas, Kamu tendit sa torche dans l'obscurité. La lueur qu'elle dégageait ne permettait d'apercevoir que quelques mètres des marches s'enfonçant toujours plus loin dans les ténèbres.

— Quand on est premier, il faut avancer ! aboya Jahil.

— Comment a-t-on construit tout ça ? Demanda Kamu en reprenant la descente.

Jahil renifla bruyamment.

— J'imagine qu'il a fallu un peu plus de temps que pour faire les égouts…

L'étroit passage renvoyait le son de leurs pas et de leur souffle. Seuls dans le lourd silence, leur présence paraissait trop bruyante, presque en un affront fait à ces lieux oubliés et à leur volonté de rester inoccupés. Kamu retrouvait la même sensation qu'il avait ressenti dans les cachots du Carillon, enseveli à plusieurs mètres sous terre, loin des coeurs qui pulsaient là haut, loin de tout repère et de toute raison. Il laissa sa main libre courir sur la pierre moite, écrasant du bout des doigts les gouttelettes d'humidité postées sur son chemin.

— Je n'imagine pas tout le travail qu'il a fallu, dit-il faiblement.

L'aura des torches ne dévoilait que les mêmes marches étroites et glissantes qui semblaient se découper à l'infini, et Kamu fut presque surpris quand le sol se dessina enfin dans les ombres en contrebas. L'escalier s'élargit sur un couloir au plafond plus haut que précédemment – à son grand soulagement – qui lui permit de relever la tête et de détendre les muscles de sa nuque, déjà malmenés par l'atmosphère lugubre.

Kamu s'engagea dans le couloir sans plus de visibilité que les deux mètres fournis par la lumière de sa torche.

— Vous avez bien de quoi se repérer, n'est-ce-pas ? S'assura-t-il.

— Ma fille va m'en vouloir, mais oui.

— Votre… fille ?

— Disons plutôt l'une d'elles, marmonna Jahil. Je lui ai piqué sa craie rouge, rajouta-t-il avec une pointe de culpabilité dans la voix.

— On en aura plus besoin qu'elle… regardez.

Le couloir s'arrêtait en laissant pour choix des marches, à droite et à gauche, d'un côté gravissant l'obscurité, de l’autre en y plongeant.

— Ça ne m'étonnerait pas qu'on déboule dans la cave de quelqu'un en montant par là, remarqua Jahil.

— Alors honorez votre fille avec une jolie marque sur ce mur pour qu'on puisse descendre.

— Très bien, mais profitons de l'espace pour échanger nos places, voulez-vous ?

Kamu se retourna vers le rudit occupé à inscrire une large croix sur la pierre, le visage baigné dans le flamboiement des torches.

— Je reste devant, dit-il d'un ton ferme.

— Kamu, soupira Jahil, je sais que c’est votre enquête, mais je suis le rudit et vous êtes celui que je dois protéger, c'est à moi de prendre les risques.

— Je suis celui que vous devez surveiller. Et vous n'avez pas d'yeux derrière la tête, n'est ce pas ?

Jahil lui décocha un regard noir tout en fourrant la craie dans la poche de son manteau.

— Nous savons tout les deux que si vous aviez réellement voulu fuir, vous l'auriez déjà fait. À l'air libre, et pas à plusieurs mètres sous terre.

Kamu grogna.

— Et puis, reprit Jahil, de quoi aurais-je l'air si je remonte là-haut sans le chargé d'enquête ?

— De l'homme qui a sauvé Merica de son dernier yvil ?

Jahil prit un air perplexe, puis la déception affaissa ses traits.

— On vous accueillerait en héro, continua Kamu, et quand à moi, qu'imaginez-vous que l'on va supposer si je remonte sans le rudit de paix chargé de ma surveillance ?

— Sans vouloir vous donner des idées, ce serait votre meilleure chance pour fuir…

— Bien tenté, dit Kamu en s’engageant dans les escaliers, mais nous savons tout les deux que si j’avais réellement voulu fuir, je l’aurais déjà fait.

— Tsss, siffla Jahil en le suivant, on croirait que vous êtes formé à la rhétorique…

— Je dirais que c’est vous qui n’y êtes pas assez formé.

Le rudit émit un bruit de gorge étranglée.

Les escaliers étaient semblables aux précédents : même plafond trop bas, même pierre sombre et ruisselante, mêmes marches étroites se dévoilant dans le rond de lumière sans jamais s'arrêter. L'accompagnement incessant du courant d'air porteur de cet étrange bruit guttural augmentait à chaque instant le sentiment de malaise chez Kamu. De temps à autre, l'écho lointain d'une goutte d'eau troublait le grondement sourd.

Les escaliers stoppèrent leur descente à un croisement proposant une autre volée de marches infinies et deux couloirs. Après une marque sur le mur, ils empruntèrent l'un d'eux.

— J’imagine que votre égo doit jouer, mais comment pouvez-vous être aussi certain de pouvoir résoudre cette affaire ? Demanda Jahil tandis qu’ils progressaient.

— Certain ? Ricana Kamu. Je ne le suis pas. Mais au vu de ce qui m’attend si je ne réussis pas, je n’ai pas tellement le choix…

— Attendez, je ne comprends pas…

— Vous croyez que je reste de mon plein gré ?

— C’est à dire… que… vous paraissez si sûr de vous depuis le début… lorsque vous vous êtes éclipsé, hier, j’ai cru que vous en aviez profité pour vous enfuir.

Le rudit resta silencieux quelques minutes.

— Est-ce en rapport avec le fait qu’on me réserve aussi le Puits, dans le cas où vous vous échapperiez ? dit-il enfin.

— Je préférerais ne pas faire d’autre victime, répondit Kamu tout bas.

— Je croyais que vous détestiez les rudits de paix ?

— Je croyais que vous me trouviez arrogant et incompétent, et pourtant, vous m’avez bien emmerdé pour qu’on échange nos places. Sans compter votre implication dans l’enquête…

— Mais c’est mon métier ! Hoqueta Jahil. Je ne fais que mon travail !

— Eh bien, moi aussi.

— Rudit de monstres n’est pas vraiment un métier…

Ils se stoppèrent pour marquer le mur, puis bifurquèrent à gauche.

— Et, hum, comment avez-vous commencé… votre chasse aux monstres ?

Kamu n'eut même pas la force de grogner.

— Disons que ça s'est imposé à moi, dit-il sans pouvoir cacher son amertume.

— Et est-ce-que vos… qualifications sont…

— Je crois que nous ferions mieux de nous concentrer sur le chemin.

Le reniflement du rudit laissa tout dire de ses pensées.

Mais Kamu n'avait pas menti.

Un sentiment d'urgence le gagnait à mesure qu'ils arpentaient ces boyaux de pierre, qui commençaient d’ailleurs à changer d’aspect. Des briques remplacèrent la pierre et l’espace s’élargit, pour plus loin redevenir encore plus étroit qu’auparavant. Les deux hommes croisèrent un escalier en colimaçon qui semblait plonger dans les entrailles de la terre, plus loin, ils longèrent une salle au plafond haut supporté par des colonnades, et à un moment, ils durent même faire demi-tour en tombant sur un cul de sac.

Le courant d'air glacé ne suffisait pas à rafraîchir ses tempes en sueur. Quelque chose lui intimait de fuir, quelque chose… de viscéral, comme si les couloirs lui murmuraient qu'ils n'étaient pas les bienvenus, mais plutôt des visiteurs importunés dont on tolérait patiemment la présence… jusqu'aux limites de la patience. La discrétion en ces lieux semblait être le seul garant de leur salut, et l'absence totale du ressentiment de solitude que Kamu connaissait tant l'y incitait lourdement. Kamu laissa les battements s'amplifier, juste assez pour le rassurer ; le sien, pressé, celui de Jahil, lent et régulier, et les milliers d'autres, tous entremêlés en un chœur de vitalité pulsant à plusieurs mètres au dessus de sa tête, submergèrent ses pensées durant une fraction de seconde.

Deux battements pour deux hommes. Ils étaient bel et bien seuls.

Kamu déglutit, souffla profondément pour calmer sa respiration saccadée. Il continuait d'avancer au même rythme sans vouloir laisser transparaître son malaise, mais à chaque détour, à chaque marque sur la pierre, celui-ci augmentait.

Il y avait quelque chose. Une présence. Un truc. Une force. C'était impalpable et invisible, mais c'était là.

Les monstres n'existent pas, yvil d'idiot, tu as tant de mal que ça à t'en souvenir ?

Deux battements pour deux hommes.

Les monstres n'existent pas… et qu'est ce qui pourrait bien t'arriver, hein ? Mourir ?

Ils étaient seuls.

Agrippant fermement sa torche pour ne pas laisser sa main trembler, Kamu jeta un regard au rudit, se demandant si lui aussi percevait… ce qu'il y avait à percevoir. Mais l'expression de Jahil aurait pu être la même que si ils s'étaient retrouvés dans les quartiers bas : concentrée, aux aguets, cependant dénuée de toute peur ou danger. Leur regard se croisèrent et l'inquiétude voila le visage du rudit. Il ralentit la marche.

— Vous allez bien ?

Kamu acquiesça et reporta son attention devant lui.

Les tunnels se creusaient toujours plus loin, continuant leur métamorphose. Il ignorait depuis combien de temps déjà ils les sillonnaient. L’architecture et les matériaux changeaient sans cesse ; les strates qu’ils traversaient annihilaient toute notion de temps ou de distance, et la fatigue n'arrangeait rien. Ils sillonnaient à présent des couloirs formés par un enchevêtrement de pierres et de rochers et au sol en pente. À chaque nouvelle direction, les arches qu'ils passaient étaient pareils à une porte s'ouvrant sur des ténèbres abyssales, que même la lueur des torches ne pouvait chasser complètement. Cramponné à la sienne, Kamu faisait son possible pour ignorer le râle constant qui alimentait son angoisse, à chaque foulée plus écrasante et saisissante. Jamais son instinct n'avait ainsi pris le pas sur sa raison, et ses efforts pour rationaliser ses craintes demeuraient vains.

Les fantasmes de l'esprit s'engouffrent dans les brèches creusées par la peur… et toi, tu as foutrement peur, rudit de monstres de pacotille…

Peur, oui, il avait peur.

Mais pourquoi avait-il peur ?

Ses jambes s'arrêtèrent.

— Par Vultur, pesta Jahil, prévenez la prochaine fois !

— Je… je crois que nous devrions trouver une sortie, dit Kamu, le souffle court.

— Laissez-moi un instant que je regarde notre carte…

— Je suis sérieux.

Comment pouvait-il rester si serein ?

Kamu se retourna pour lui faire face, sans se donner la peine de dissimuler son inquiétude.

Le sourire de Jahil glissa lentement de son visage.

— Qu'avez-vous, à la fin ? Vous êtes encore plus étrange que d'habitude depuis que nous sommes entrés ici…

— Le bruit, souffla Kamu. Vous n'avez pas remarqué ?

— Le bruit ?

— Depuis combien de temps marchons-nous ? Quelle distance avons-nous parcouru ?

— Il doit être le milieu de la journée, nous avons du faire plusieurs kilomètres, à n'en pas douter, répondit Jahil, les sourcils froncés.

— Sûrement, oui. Et pourtant, ce bruit reste le même où que nous soyons.

Les sourcils de Jahil se froncèrent de plus belle.

— Il aurait dû varier en fonction de nos déplacements, faiblir, s'intensifier, mais il reste exactement le même, s'étrangla Kamu.

Le silence entre eux laissa le gargarisme lointain appuyer ses propos.

— Mais de quel bruit parlez-vous ? Demanda enfin Jahil.

— De… mais enfin, ce bruit là !

Kamu sonda le regard de Jahil qui demeurait perdu dans l'incompréhension.

Le bruit rauque, lui, demeurait tout court.

— Vous… ne l'entendez pas ?

Jahil secoua faiblement la tête.

— Il n'y a aucun bruit, dit-il.

— Mais puisque moi je l'entends, vous devriez aussi ! Comment puis-je entendre quelque chose que…

La terreur s'empara de lui. Plus glaciale que la pluie, elle dégoulina le long de son épine dorsale en pétrifiant tout ses muscles.

— Kamu ? Vous… vous m'inquiétez, vous n'avez pas l'air d'aller bien…

Le râle demeurait, à l'instar des battements incessants qui l'avaient toujours habité.

— Kamu ?

Des battements que lui seul pouvait entendre.

Kamu chercha son souffle.

— Jahil, s'enquit-il d'un ton si ferme qu'il en fut surpris, si il m'arrive quoi que ce soit, je veux que vous fuyez.

Le rudit s'apprêta à protester.

— Je me fiche que vous soyez rudit de paix, nous devons sortir d'ici aussi vite que possible, et c’est vous la priorité. Il faut trouver un escalier, à force de les monter, nous allons bien finir par déboucher à l'air libre. Mais si il se passe quelque chose… courez, ne réfléchissez pas, sauvez votre peau. N’essayez pas de sauver la mienne dans un élan héroïque, car c’est inutile, croyez-moi.

— Mais qu'est ce qui vous prend ?

— C'est moi le rudit de monstres, d'accord ? Alors faites ce que je dis, nom d'yvil ! Et suivez moi !

Il tourna les talons, la mâchoire si crispée qu'il s'en fit mal aux dents.

— Par Vultur, vous avez perdu la tête !

Kamu ne répondit pas, martelant hâtivement le sol avec l’impression que son cœur allait jaillir de sa poitrine tant il s'affolait.

Un croisement, sans escalier. Il s'engagea dans un couloir sans réfléchir.

— Eh ! Mais le marqua…

— Pas le temps pour le marquage.

Jahil respirait bruyamment derrière lui, le son de ses pas pressés et hésitants ricochaient sur les parois rocheuses avec ceux de Kamu, dont le sentiment de danger imminent et la résignation d'y échapper le poussaient toujours plus à accélérer.

Un autre croisement ; Kamu fonça dans l'escalier.

L'ombre vacillante de leur silhouette courait sur la pierre lisse et infinie. Dans sa main, la flammèche suffoquait sous le courant d'air et la vitesse de ses foulées en s'accrochant à la torche comme un drapeau sous le vent.

— Est ce que vous allez me dire ce qui vous prend, à la fin ? Haleta Jahil au détour d'un énième croisement.

— Si on sort d'ici ! Répliqua Kamu en s'engouffrant dans un couloir.

Ils couraient aussi vite qu’ils le pouvaient. Kamu nageait dans sa propre sueur, à bout de souffle. Le râle persécuteur rongeait son esprit et étouffait la moindre pensée, insatiable.

Kamu ralentit brusquement à la vue des ténèbres opaques qui résistaient à sa lumière.

— Encore un cul de sac, remarqua Jahil.

Ce n'était pourtant pas un mur qui les attendait au bout de ce couloir.

Ses pieds avancèrent d'eux même.

Non… gémit son esprit engourdi.

Mais ils continuèrent leur progression vers la surface obscure et envoûtante. Des détails finirent par se distinguer à son approche. Son ventre se souleva, alors que ses pas poursuivaient lentement leur avancée, comme mués par leur propre raison.

Une masse à la surface plus noire que de l'encre obstruait l’espace entre deux portes qui se faisaient face. La torche projetait sa faible lueur sur une peau aux écailles plus grandes que la paume de la main, où le jeu de lumière révélait sans cesse une nouvelle teinte de noir, comme une encre irisée au remous perpétuel. Un puissant relent en émanait, le même qui embaumait l'air depuis leur entrée et semblable à rien d'autre que Kamu ne connaissait. Il l’associait à l'oubli et à la marche du temps ; l'odeur lui rappelait celle d'un vieux livre tombé derrière son étagère, qu'on redécouvrait des années plus tard en déménageant le meuble. La masse semblait respirer, d'après le soulèvement régulier de sa peau nacrée d'outre-noir ; elle vrombissait de chaleur et de vitalité.

Les pieds de Kamu s'arrêtèrent à moins d'un mètre de la chose. Il entendit Jahil faire de même derrière lui. Puis un silence total l'enveloppa.

Et la masse se mit en mouvement.

Cinquième Visage. Les erreurs du passé sont lasses d'être répétées.

La voix, grave et pénétrante, s'insinuait dans ses pores et résonnait jusque dans ses os, elle mordait sa chair et frémissait dans chaque cellule de son corps. Tétanisé, Kamu ne pouvait que contempler le défilement de la surface miroitante, hypnotique. La masse glissait sans un bruit, pareille à un serpent infini.

Dernier Visage. Les erreurs du passé doivent être réparées.

Le corps gigantesque filait à toute allure. La vue des centaines d'écailles étincelantes à la lumière de la torche engourdissait Kamu comme si il était plongé dans un bain d'eau glacée.

Le Mérope réclame le silence. La succession des Visages ne se peut plus.

La masse glissait, glissait, ne cessait de révéler son étendue interminable.

Léviathan doit connaître son terme. Les erreurs du passé doivent être réparées.

Kamu suffoquait. Prisonnières de son corps, ses pensées lui hurlaient de fuir. Mais il demeurait immobile, incapable de battre le moindre cil.

Ce qui a été donné ne peut être repris. Une terrible erreur, terrible erreur.

Le mouvement allait prendre fin. Cette masse ne pouvait pas se prolonger indéfiniment. Au fond de lui, Kamu savait qu'il devait fuir avant d’apercevoir le terme de ce corps démesuré. La force ancienne qui s'en échappait le serrait au creux de sa main invisible, contraignant Kamu à être le spectateur impuissant de cette vision d'horreur.

La roue du temps tisse le fil de l'existence corrompue. L'existence est une roue, le temps est corrompu. L'éternel retour est éternel, terrible erreur, terrible erreur.

Kamu voulut hurler. Une larme s'échappa de son œil écarquillé.

Visage de la mort ! Ce qui doit prendre fin doit prendre fin.

La masse glissait. Les larmes roulaient.

— Par là, siffla une voix.

Kamu tressaillit. Bien que la chose écailleuse défile toujours son corps massif, le silence assourdissant desserra son emprise et les battements habituels émergèrent dans son esprit en compagnie d'un soudain bourdonnement.

Les erreurs du passé doivent être réparées. Léviathan n'est plus toléré.

Kamu cligna des yeux et prit une bouffée d'air en s'apercevant qu'il s'était arrêté de respirer. Ses doigts tremblèrent autour de la torche.

Léviathan doit cesser. Le Mérope l'exige.

Bouger, il pouvait bouger. L'idée de pouvoir se mouvoir en même temps que cette chose lui parut effroyable.

— Faust, siffla la voix. Il est encore trop tôt.

Entendre ce nom déferla en lui une décharge d'adrénaline dont il profita pour s'extirper de la vision hypnotique.

Kamu se retourna en percutant Jahil qui sortit de sa transe au même instant ; ils se mirent à courir d'un même élan. L'écho de leurs pas et de leur respiration essoufflée résonnaient en cœur avec leur rythme saccadé. L'éclat de la torche faiblissait pour ne laisser qu'une minuscule lueur, disparaissant et réapparaissant au gré de la course effrénée, mais permettait toujours d'y voir suffisamment pour bifurquer au bon moment. Les paroles de cette voix lancinante tournaient en boucle dans son esprit alors que Kamu courrait de tout son soul, chaque respiration embrasant un peu plus ses poumons. Il s'engageait dans les couloirs et les escaliers sans se soucier que ce soit la bonne direction ; il ne voulait que s'éloigner de la vision cauchemardesque avant qu'elle ne puisse les rattraper. Et ce bourdonnement familier qui lui aussi les poursuivait…

En arrivant au bout d’un couloir, la forme salutaire d'une trappe se dévoila.

Ils s'y engouffrèrent.

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