Chapitre 25 : L'éclat du savoir

17 minutes de lecture

Les derniers chiffres venaient d'arriver. Rem Cotard effleura l'encre tout récemment apposée par ses rudits. Les résultats étaient satisfaisants. La guerre les améliorait grandement. Cotard rangea le parchemin dans son précieux livre et en referma la couverture de cuir usé en acquiesçant. Les lèvres tordues par un sourire satisfait, il alla s'installer au salon pour se servir du rilki.

Cotard reposa le pichet. Au lieu de saisir sa coupe, il reposa son bras gauche sur sa cuisse et fixa son attention sur sa main. Ses bagues serties d'améthystes étincelèrent en lui renvoyant l'éclat du jour. Était-ce un tremblement qu'il percevait là ? Il était léger, oui – presque imperceptible – mais il était bien là.

Il referma brusquement son poing, tremblant alors non pas de l'âge, mais de la vérité qui s'imposait à lui. Il attrapa sa coupe de rilki, déserté de son sourire. Des volutes de fumée caressaient la surface trouble du vin couleur rubis.

— Les Murmures ont rapporté qu'ils avaient découvert les tunnels, dit-il d'une voix lasse.

Face à son divan, le Père Ryuk s’agita dans sa chaise mobile. Son regard froid et dur qui avait tant éprouvé Cotard durant sa jeunesse se posa sur lui, l'expression neutre. La peau parcheminée du Père Ryuk était creusée de rides et pendait à son menton. Il revêtait encore la robe de velours violette des rudits de sagesse, bien qu'il n'assure plus cette fonction depuis plusieurs décennies.

Cotard prit une gorgée de rilki, savoura les notes boisées du vin associées à celles des épices.

Jusqu'à quand pourrais-je encore apprécier du bon vin ?

— Ils doivent sûrement être en train de les explorer, à l'heure qu'il est… et si ce n'est pas le cas, cela ne saurait tarder, soupira-t-il.

Le Père Ryuk acquiesça péniblement.

— Les tunnels doivent rester secrets, marmonna le vieillard.

— Une solution a déjà été trouvée. L'yvil disparaîtra et nous serons disculpés de tout les événements passés.

Cotard reprit une gorgée et sourit amèrement au Père Ryuk.

— Quelle probabilité pour que les problèmes qui nous frappent soient encore la cause d'un yvil ? Nommé Kamu, qui plus est, grinça-t-il. 

Un homme sans passé - ni futur, d'ailleurs - apparu du jour au lendemain au Carillon pour semer le trouble dans son plan millimétré. Ses Murmures avaient été incapables de lui en apprendre plus. 

— Les tunnels doivent rester secrets, gémit le Père Ryuk.

Cotard se pencha vers la table basse pour y poser son verre en ignorant comme il le put ses vertèbres rouillées.

— Les tunnels ont été découverts, dit-il d'une voix douce.

— Qu'allons nous faire ? S'étrangla le vieillard.

Cotard fut surpris d'apercevoir la lueur de panique qui brillait dans ses yeux sombres. Plus grand-chose n'habitait encore ce regard.

— Une solution a été trouvée, répéta patiemment Cotard. Elle sera mise en place daymin prochain, ou bien celui d'après si les circonstances ne sont pas favorables. Le temps qu'il leur reste ne leur sera d'aucune utilité, il n'y a plus rien à découvrir en dehors des tunnels. Si seulement Berklin avait accompli sa mission…

— Les tunnels doivent rester secrets, gémit le Père Ryuk au regard de nouveau éteint.

Cotard lâcha un long soupir et reprit sa coupe de rilki. Il contempla son avenir silencieusement, buvant une gorgée de vin de temps à autre. La pluie frappait doucement les vitraux. Une bûche assaillie par les flammes troublait quelquefois la monotonie en crépitant dans la cheminée.

Face à lui, le Père Ryuk regardait le vide en déglutissant difficilement. Que voyez-vous ?

Que verrait-il ? Il tardait presque à Cotard d'en découvrir la réponse. Presque.

Il ignorait encore si ce qu'il avait devant les yeux était le prix à payer pour porter son fardeau, ou sa récompense inespérée. Peut-être était-ce un mélange des deux, comme les deux faces d'une même pièce. À la connaissance succédait l'oubli. Et avec cette perte en venait également une deuxième : celle des responsabilités, qui accompagnaient toujours la conscience. Sans connaissance, il n'y avait pas de conscience ; sans conscience, il n'y avait pas de responsabilité. Cotard avait espéré que l'oubli le fauche brusquement, qu'il ne lui laisse pas le temps d'en être surpris – hélas, l'Ordre des Choses semblait vouloir qu'il assiste à son déclin avec toutes ses facultés mentales. Ou du moins, juste assez pour qu’il s’en aperçoive.

— Les secrets doivent rester secrets, dit le Père Ryuk.

— Bien évidemment, bien évidemment.

Cotard porta la coupe à ses lèvres, puis se ravisa.

— Comment… comment avez-vous su que je serais digne du secret du Léviathan ? Tenta-t-il sans grand espoir.

Le Père Ryuk souffla bruyamment, les sourcils froncés. Il agita ses mains fripées en marmonnant des paroles incompréhensibles.

— Personne n'en semble digne, avoua Cotard. Je me retrouve dans l'embarras… et les événements me pressent à choisir un successeur.

Quelle probabilité pour que les problèmes qui nous frappent soient encore la cause d'un yvil ?

Celui-là paierait aussi. Plus, même, que le précédent. C'était une sorte d'équilibre. Quelle délicieuse coïncidence que ces deux individus partagent le même nom.

Cotard vida son verre d'un trait. Il reposa sa coupe et s'enfonça dans son divan avec une grimace. Le Père Ryuk était retourné à son apathie, sûrement déjà ignorant de ce que venait de lui dire Cotard. L'ignorance… elle lui apparaissait comme une bénédiction, et pourtant, celle qui l'attendait ressemblait au gouffre de la déchéance ultime. Un gouffre qui engloutirait tout son être et son savoir… à quoi bon détenir le secret du monde, si celui-ci sombrait dans l’oubli avec lui ? Cotard détenait le secret du monde, oui, mais personne à qui le transmettre.

Qui pourrait le supporter ? Qui pourrait lui succéder ?

Les Murmures étaient tous trop jeunes et inexpérimentés, et les membres de l'Ordre déjà formés, tous trop… bien formés. Ils étaient semblables à l'argile, malléables à volonté, jusqu'à ce que le temps leur retire cette faculté et ne les bloque dans cette forme inachevée. L'âge viendrait plus tard lentement les fissurer.

Cotard les enviait – non, il les jalousait. Tout ces gens – paysans, ouvriers, rudits, dirigeants – tous, n'étaient qu'une plaisanterie sordide soufflée constamment à son oreille. Ils évoluaient à l'aveugle dans un monde d'illusions. Ils vivaient dans une caverne et passaient leur vie à observer les ombres projetées du monde extérieur en les prenant pour la réalité. Et Cotard, lui, était à l'extérieur de cette caverne, ébloui par le soleil depuis que le Père Ryuk lui avait révélé la nature illusoire des ombres. Seul, dans cette immensité éclatante, depuis que le Père Ryuk avait sombré dans les abîmes de l'âge. Ou bien était-ce à force d'avoir trop longtemps fixé le soleil ?

Ses rudits, bien sûr, étaient les pires. Aussi ignorants que les autres, on leur avait pourtant inculqué qu'ils étaient les joyaux de la connaissance, et ils y croyaient. C'était d'ailleurs là tout le problème : ils étaient persuadés d’œuvrer pour l'Ordre des Choses, pour le salut de l'humanité et le grand cycle de l'univers. C'est ce qu'on leur avait appris… le commencement de toute chose nécessitait la fin d'une autre, et le Léviathan s'assurait de cette transition depuis la nuit des temps. Quoi de plus important et prestigieux que d’œuvrer dans l'ombre pour sa venue ? Ils pensaient que le Léviathan répondrait à l'appel du Chaos, de leur Chaos. Ils pensaient assurer l'avenir de l'humanité. Ils pensaient que l'humanité avait un avenir.

Pauvres fous. Il n'y a rien de pire qu'un ignorant qui pense savoir.

Cotard les jalousait, oui. Mais c'était trop tard, car une fois sorti de la caverne, on avait beau y retourner, les ombres demeuraient des ombres. Cotard demeurait avec son fardeau. Ne restait plus qu'à attendre le coup du sort, oui, il restait néanmoins une pensée réconfortante, un échappatoire : c'était l'ordre qui régissait le monde et traitait tout les Hommes à égalité quand venait le terme de leur vie. Même si avant, il devrait passer par un état intermédiaire où son successeur le regarderait comme il regardait le Père Ryuk, avec le constat amer des choses inéluctables, leur démesure, et leur étrange réconfort.

Il se leva du divan en maudissant ses articulations grinçantes. Cotard se dirigea à la fenêtre sous les marmonnements inaudibles de son aïeul. Derrière la silhouette souveraine du Père Kira composée par les vitraux, s'étalait la Place du Pendu grouillante de rudits. De cette hauteur, ils apparaissaient tels qu'ils étaient réellement : une masse anonyme et inconsciente, préservée par l'ignorance, rongée par leur nature. Cotard grimaça en posant son regard sur les jardins du Carillon. Le toit de verre battu par la pluie laissait entrevoir sa forêt luxuriante. Leur perte handicaperait les activités de l’Ordre, et les reconstruire prendrait tellement de temps… bien sûr, il ne faudrait pas compter sur Arkaline, elle serait trop occupée à croire à son utilité en tant que nouveau Château.

Quelle idiote, celle-là aussi.

Le visage figé du Père Kira semblait narguer Cotard depuis le confort de son trépas. Le premier Père de Rudition et fondateur de l'Ordre avait-il éprouvé comme lui les revers de sa fonction ? Un gémissement guttural émit par le Père Ryuk vint lui répondre que oui, sans nul doute. Les maux de l'esprit semblaient intrinsèques aux porteurs de fardeau. Qui serait le prochain à devoir les supporter ?

Il fallait un individu qui puisse accueillir la vérité dans son esprit mensonger. Un individu qui puisse s'offrir pleinement à la solitude de la conscience. Un individu qui puisse supporter sa propre haine, voire qui se haïsse déjà lui-même. Qui pourrait bien…

La porte s'ouvrit avec fracas. Une jeune rudite de chiffres à la robe verte déboula au milieu du salon, complètement paniquée.

— Eh bien ? s'enquit Cotard. On ne vous a jamais appris à frapper ?

— Par… pardonnez-moi, haleta la jeune femme, mais c'est… on a retrouvé deux hommes au sous-sol, ils…

— Comment ?

— Ils sont avec les Garde-pleurs dans une salle d'étude du premier étage, j'ai pensé qu'il valait mieux vous…

— Quels hommes ?

— Un… un rudit de paix et… (La rudite déglutit) et un yvil, monsieur. Je suppose qu'il s'agit de ceux qui s'occupent de l'enquête sur Katakomb.

— Ah, vous supposez ? s'écria Cotard. Où sont-ils ?

— Dans une salle d'étude du premier…

— Où, exactement ? Quelle salle ?

— Je… Je ne sais pas…

Cotard ferma les yeux pour lâcher un long soupir.

— Je peux m'en occuper pendant que vous y allez, suggéra la rudite.

— Pardon ? Fit Cotard en rouvrant les yeux.

La jeune femme désigna d'un mouvement de tête le Père Ryuk, hébété d'on ne saura jamais quoi dans sa chaise mobile.

— C'est ainsi que vous mentionnez votre aïeul ? Gronda Cotard en imitant son geste. Le Père Ryuk, le cent-soixante-deuxième Père de Rudition, rudit de sagesse auprès de trois générations de Château, auteur de la Critique de la raison absolue ?

— Je… heu… je suis désolée, je ne pensais pas…

— En effet, vous ne pensez pas ! Mais vous êtes capable de lire, n'est ce pas ? Demanda Cotard en traversant le salon.

— Eh bien, oui, je suis ru…

— Vous lui ferez donc sa lecture, ordonna-t-il sur le pas de la porte. La recherche du temps oublié est son roman favori.

Cotard s'activa dans les couloirs, répondant brièvement aux saluts qu'il recevait. Ses pas pressés résonnaient sous les hautes voûtes aux arches ornées de sculptures. Les vitraux filtraient la lumière qui renvoyait alors son éclat en de multiples flaques colorées sur le dallage et les murs. Il s'efforça de descendre l'escalier aussi vite qu'il le put malgré la réticence de ses genoux, qui l'obligea d'ailleurs à faire une pause entre le cinquième et le quatrième étage. Reprenant son souffle avec une main dignement agrippée à la rampe, il se demanda comme à chaque fois si la localisation des appartements du Père de Rudition – au septième et dernier étage du Dôme Savant – n'était pas une tentative pernicieuse d'en évaluer les capacités à en occuper la fonction. Un bureau quelques étages plus bas aurait, certes, soulagé ses articulations, mais aurait surtout constitué l'annonce officieuse de son départ à la retraite. Ce qui était inenvisageable avant d'avoir trouvé un successeur.

— Père Cotard, fit avec effroi un rudit d'histoire montant les escaliers à sa rencontre, puis-je vous apporter mon aide ?

— Votre aide ? Oui, vous pouvez, répondit Cotard en reprenant sa descente. Faites votre travail !

Devoir vérifier chaque salle d'étude du premier étage n'arrangea pas son humeur. Il serra un peu plus les dents à chaque porte ouverte, s'attirant les regards confus des rudits installés là. Mais lorsque la douzième porte qu'il vérifiait laissa échapper un flot de paroles énervées, un sourire de satisfaction décrispa son visage.

Rencontrons notre fauteur de troubles.

— … dit que nous nous sommes retrouvés là par hasard, Sacre-voix ! Nous n'avons fait que passer une porte des souterrains, nous ignorions qu'elle menait ici !

— Mais quels souterrains, à la fin ?

— Ceux que nous étions justement en train d'explorer ! Par Vultur, cette conversation ne rime à rien, ne pouvez-vous pas accorder votre confiance à un rudit de paix, tout de même ?

Trois visages aux traits encore froncés par le litige se tournèrent vers lui quand il referma bruyamment la porte. La lumière reportait la couleur des vitraux sur l’ensemble de la pièce et de ses occupants. Les quatre silhouettes se tenaient, immobiles et mutiques, aux tables proches des fenêtres. Le rudit de paix aux prises avec les deux Gardes-pleurs était accompagné d'une grande silhouette encapuchonnée dont Cotard ne voyait que le large dos.

Les Gardes-pleurs le saluèrent à l'unisson, et le rudit s'empressa de se lever pour faire de même après un instant de confusion.

— Père Cotard, dit-il, Jahil Chad, rudit de paix. Je suis chargé de mission par son Excellence en personne. Cette affaire est un malentendu, je vous prie de me croire.

— J'en suis certain, répondit Cotard avec un sourire aimable.

Il s'approcha du groupe sans quitter des yeux la sombre silhouette, figée depuis son arrivée.

— Nous allons tout vous expliquer, reprit le rudit.

D'une trentaine d'années environ, il émanait de lui une honnêteté telle que Cotard en avait rarement été témoin. Ses yeux bridés indiquaient une origine hafrienne, et les cernes sous ceux-ci une vie bien remplie.

— Bien sûr, fit Cotard en prenant place face à eux. Je vous en prie, rasseyez-vous… quant à vous, messieurs, rajouta-t-il à l'adresse des Gardes-pleurs, je vous demanderais d'attendre dans le couloir.

Ils s'exécutèrent ; leurs mouvements apparurent vaguement à Cotard dans son champ de vision, tant l'homme à la capuche absorbait son attention. Il donnait l'air très négligé avec ses vêtements difformes et son ample manteau usé. Seul son menton rasé dépassait de l'ombre de sa capuche. Un bandeau bleu attaché à son bras affichait le sir officiel du Château, ainsi qu'une inscription brodée. « Menge merde ». Et avec une faute, en plus.

— En intérieur, on enlève sa capuche, dit sèchement Cotard en se tirant une chaise.

Ses genoux craquèrent lorsqu'il s'assit. Il réprima une grimace.

Les épaules affaissées, l'homme ne fit que baisser légèrement la tête, même sous le coup de coude du rudit.

— Je sais qui vous êtes, inutile de cacher votre identité plus longtemps. Ôtez donc cette capuche.

Lentement, l'homme saisit sa capuche d'une main tremblante pour la faire doucement glisser de sa tête. Un rideau de cheveux bruns masquait encore son visage, qu'il leva sans se presser ni sans le dégager de ses mèches. Enfin, Cotard croisa son regard. Son souffle le déserta.

Il avait oublié. La clarté de cette couleur, pareille à une eau pure et limpide, mais surtout, l'intensité qui animait ce regard.

C'était le même. Exactement le même.

Cotard étrécit les yeux en détaillant son visage. Des traits familiers, durcis et creusés par le passage à l'âge adulte. La peau légèrement mate, comme celle des ropiens. Des épaules d'homme, larges et robustes. Il ne devait pas avoir plus de vingt ans. Sa silhouette ainsi recroquevillée sur sa chaise suggérait une taille imposante.

Le jeune homme le fixait derrière ses mèches brunes, les lèvres tremblantes, avec cette intensité, son intensité.

Cette saloperie a un frère ! fulmina Cotard. Même mort, il arrive encore à nous contrarier !

À voir son nez visiblement cassé, il ne parvint même pas à se réjouir.

— Alors ! aboya Cotard. La bienséance veut qu'on se présente lors d'une rencontre !

Le jeune homme ouvrit grand les yeux, la bouche entrouverte et l'air profondément ébranlé. C'était à croire qu'il venait de voir un monstre, cet imbécile.

— J-Je... m'appelle Kamu, Monsieur, bredouilla-t-il. Juste Kamu. 

— Ne me racontez pas d'histoire, j'ai connu Kamu juste Kamu, et je sais que ce ne peut être vous. Alors, qu'attendez-vous pour nous dévoiler votre véritable nom ?

— C'est... hum, Faust, Monsieur. 

Le rudit eut un spasme.

— Faust, articula Cotard. Juste Faust, je présume ?

Le jeune homme cligna plusieurs fois des yeux, puis hocha la tête.

— Juste Faust, monsieur, dit-il dans un filet de voix.

Le rudit ne cessait de les dévisager, comme si quelque chose lui échappait.

— Dois-je attendre un troisième frère ? Demanda Cotard.

— Pardon ?

— Vous avez un frère, n'est-ce-pas ? Enfin, vous en aviez un, rectifia-t-il sans retenir un sourire cynique. Et vous avez pris son nom. 

À sa grande surprise, le salopard lui rendit son sourire.

— Je ne l'ai jamais connu, répondit-il. La ressemblance est-elle si frappante ?

— Tout à fait. Et pour le reste de la famille ? Dois-je m'attendre à rencontrer un troisième yvil ?

Faust haussa nonchalamment une épaule.

— On ne sait jamais, répondit-il sans ciller.

Un long silence alourdit l'atmosphère. Le jeune homme ne lâchait pas son regard. Le rudit ne lâchait pas sa perplexité.

Cotard ne lâcherait pas ce fumier.

— Enfin, soupira-t-il, j'ose espérer que vous et tout les autres soyez moins… problématiques que votre défunt frère. J'ai… le regret de vous annoncer qu'il s'agissait d'un meurtrier. Il a été jugé et exécuté, il y a cinq ans.

Le jeune homme ne répondit rien.

De vrais jumeaux, songea Cotard en grinçant des dents. Il réveillait en lui les mêmes tourments, la même nausée, l'impression que quelque chose n'était pas à sa place. Mais il demeurait de marbre, intouchable, à l'inverse du rudit aux yeux écarquillés et à la mâchoire pendante. Cotard voulait le voir se fissurer, se briser, il voulait le voir payer.

— Il nous a révélé l'origine de votre existence, bien sûr, reprit-il. Un yvil irresponsable et une catin trop stupide pour refuser son argent… (là, un tressaillement) quelle indignité de leur part d'avoir refusé les conséquences de leur action, quelle tragédie d'abandonner ses enfants… (là, encore un) j'espère au moins que cela a pu vous prémunir de commettre les mêmes erreurs que votre père. La persistance de votre lignée serait catastrophique pour notre pays.

— Je… les muscles de sa mâchoire se contractèrent) Je sais, et j'évite les bordels, croyez-moi.

Cotard lui sourit d'un air entendu.

— Naturellement, il serait malheureux d’ajouter l'inceste aux vices – déjà nombreux – de votre famille. Cela vaut mieux pour tout le monde, n'est ce pas ?

Le jeune homme s'humecta fébrilement les lèvres, le visage décomposé.

Là, pleure tant que tu le peux, jubila Cotard.

— Et, hum, pour les souterrains ? Fit le rudit d'un air déconcerté.

— Tout à fait, tout à fait… J'imagine que cela rentre dans le cadre de votre enquête ?

— Exact.

Cotard écarta ses bras, souriant de plus belle.

— Le malentendu est dissipé, dans ce cas ! Son excellence vous a fournit un passe-droit qui vous exempt de toute justification, non ?

Les deux hommes acquiescèrent.

— Et je ne contesterai pas l'autorité de son Excellence, poursuivit Cotard, d'autant que je ne souhaite pas entraver la progression de votre enquête… je vous prie de m'excuser pour ce contre-temps.

— Bien évidemment, dit le rudit. Nous nous excusons pour les troubles occasionnés.

Tes excuses ne seront pas suffisantes.

— Ce n'est rien. Un véritable plaisir de pouvoir rencontrer…

Son regard se perdit dans l'inscription du bandeau à la faute désolante.

— C'est écrit « Rudit de monstres au service de son Excellence », récita le jeune homme en tapotant le tissu.

Et il en était fier.

— Je sais lire, répliqua sèchement Cotard. Un véritable plaisir, je disais, de pouvoir rencontrer notre rudit de monstres, qui plus est de la famille d'une ancienne connaissance. Je vous souhaite un meilleur sort que lui. Rudit…

— Chad. Jahil Chad.

— Rudit Chad, je vous souhaite de connaître la réussite dans vos futures enquêtes, et je ne vous retiens pas plus longtemps, déclara Cotard en désignant la sortie. Les Gardes-pleurs vont vous raccompagner.

Les deux hommes se levèrent – effectivement, l'yvil était immense – et se retournèrent vers la sortie quand Cotard ne put se retenir plus longtemps en remarquant la présence d'un encrier sur l'une des tables.

— Un instant !

Ils se figèrent. Cotard se précipita sur le jeune homme – immense oui, il le surplombait !

— Votre bandeau, dit-il en agitant sa main. Donnez-le moi, je n'en ai que pour quelques secondes.

Cotard le déplia sur une table et corrigea sommairement la faute d'un coup de plume. La rectification était grossière, mais au moins, il s'agissait de la bonne orthographe.

— Voilà, dit-il en lui rendant le bandeau. Il y avait une faute, je ne pouvais pas passer outre. Pardonnez ma rigueur.

— M-Merci.

Ce regard… De vrais jumeaux… forcément…

Forcément.

Comme pris d'un spasme, Cotard le saisit brusquement au poignet gauche. Sans attendre sa réaction, il remonta sa manche jusqu'au coude qui lui dévoila alors…

Rien du tout. Cotard contemplait une peau immaculée.

Forcément.

— Oui ? Fit l'yvil en arquant un sourcil.

— Hum, rien, pardon. Votre frère avait… une tâche de naissance. J'ai pensé que vous l'auriez aussi.

Cotard les regarda disparaître au détour du couloir, escortés par les Garde-pleurs. Il prit son temps pour regagner les escaliers, ressassant la conversation passée pour apaiser son trouble, et c'est avec un soupire résigné qu'il engagea son ascension.

Le corps inerte du garçon de quinze ans gisait dans son esprit. Sa gorge ouverte déversait un bouillon de sang à mesure que Cotard gravissait les marches. La lumière avait faibli. Les flaques de couleurs projetées par les vitraux avaient terni. Le passage se raréfiait, sans pour autant l'épargner des rudits bondissant à sa rescousse dès qu'ils l'apercevaient, mais Cotard refusait froidement leur aide. Grinçant des dents et des genoux, il poursuivait sa montée aussi sûrement que le doute naissait en lui.

Les gamins s'étaient enfuis, et avaient emporté avec eux son cadavre ; voilà ce que s'était dit Cotard en retrouvant la tombe vide et l'orphelinat déserté. L'absence des chevaux et de la voiture corroborait cette thèse. Quant aux rudits de paix présents ce jour là… cela restait un mystère. Naturellement, Samra s'était chargée de l'affaire de disparition pour disculper toute implication de l'Ordre et offrir une théorie plus plaisante à leurs précieux mécènes embourgeoisés.

Je lui ai tranché la gorge, songea-t-il en s'agrippant à la rampe des escaliers, même les meilleurs rudits de santé ne peuvent rien contre ça… et puis, il aurait dû avoir la marque de l'Ordre. Et il ne l'a pas. Ce ne peut donc pas être lui, quand bien même il aurait survécu.

Kamu-juste-Kamu était mort, Cotard en était certain. Et c'était pourtant bien lui qu'il avait retrouvé dans les yeux de cet homme, comme si le garçon avait survécu dans le regard de ce frère inconnu. Il résistait à l'Ordre des Choses jusque dans la mort, ce petit salopard. Certaines choses en ce monde étaient plus tenaces que d'autres, mais la main de l'inéluctabilité finissait toujours par les remettre à leur place. On avait beau se révolter de toute sa voix contre sa nature implacable, on mourrait tous. Tel était l'avenir de chaque Homme. Même si certains nécessitaient apparemment d'un peu plus de temps pour rejoindre l'oubli…

Cotard s'arrêta en haut des marches pour reprendre son souffle. Ses articulations tiraillaient son corps comme une lame chauffée à blanc. Haletant, sa main osseuse fermement posée sur la rampe, il contempla la volée de marches parcourues. Il avait un goût rance dans la bouche. Kamu-juste-Kamu était mort, mais quelque chose n'était pas à sa place.

Le souffle à peine remis, Cotard se retourna pour continuer sa route, les yeux rivés sur l'interminable envolée de marches. Tout rentrerait dans l'ordre quand ce Faust connaîtrait le même sort. Tout rentrerait dans l'ordre dans une dizaine de jours. Tout rentrerait dans l'ordre, oui, mais en attendant, il lui restait encore cinq étages à gravir.

Annotations

Vous aimez lire Arno ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0