Chapitre 26 : La Première Sèche

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6 ans plus tôt


L'absence soudaine du poids des couvertures sur son corps réveilla Kamu en sursaut. Clignant des yeux, il se retourna sur son matelas dans des grognements de protestation, puis enfonça la tête dans son oreiller.

— Debout, yvil, lança la voix grave de Kob par dessus l'agitation matinale. Même Costa est déjà levé.

— Mmm ?

Kamu ouvrit un œil pour vérifier ses dires.

Encore sous ses couvertures, mais tout de même chaussé de ses optiques, Costa s'absorbait dans son roman en ignorant prodigieusement l'activité alentour. Bien sûr, depuis qu'ils avaient troqué le grand dortoir pour celui – plus intimiste – des garçons âgés, la tranquillité et le calme avaient pris une toute autre saveur, entre autres privilèges que conférait ce changement de cadre. Mais tout de même, comment pouvait-il rester si hermétique aux sifflotements de Link et Tonka, leurs aînés, et au sport matinal de Kob ? Ce dernier le ponctuait d'ailleurs de rugissements aussi virils que ses quatorze ans le lui permettaient.

— Salopard, maugréa Kamu en s'étirant, il est encore moins réveillé que moi…

Il était de notoriété quasi publique que Costa n'était pas vraiment réveillé tant qu'il n'avait pas décroché les yeux de sa session de lecture matinale.

— Tu gémissais sous tes draps, s'enquit Kob entre deux pompes, et aucun moyen de savoir si tu étais en plein cauchemar ou si tu rêvais de Molly.

— Salopard, répéta Kamu en s’empourprant.

— Dans le doute, je t'ai réveillé. Non, ne me remercie pas.

— Laisse-lui ses rêves, soupira Link en enjambant un Kob aux joues cramoisies d'effort. Quel individu empêcherait quelqu'un de rêver ?

— Toi, les premières années, répliqua Tonka à sa suite. Tu pleurais tellement que…

— Ma question était rhétorique, gros malin.

Ils quittèrent la pièce, peu pressés, en laissant leurs trois cadets à leurs occupations.

Bien que la chambre contienne dix lits, seule la moitié en était occupée. Ceux dépourvus de propriétaire servaient surtout à entreposer des affaires et du bric-à-brac qui s'y accumulaient sans que quiconque ne juge bon de les ranger. Si Mama veillait tout particulièrement à la propreté et aux habitudes saines du grand dortoir, elle n'avait en revanche jamais mis un pied dans celui-ci – en témoignaient la vaisselle, livres, et vêtements sales sur le parquet.

— Dis-donc, Costa, dit Kob en changeant de position, Rudite de passion, tu ne l'as pas déjà lu, celui là ?

Costa, n'ayant pas encore décroché de sa session de lecture, et donc, n'étant pas tout à fait réveillé, ne répondit pas.

— Je crois que c'est une série de plusieurs romans, fit Kamu en attrapant ses vêtements.

— Des romans pour filles, ricana le grand blond qui travaillait à présent ses abdominaux.

Sa brusque poussée de croissance et son goût pour les arts martiaux l’avaient encouragé à pratiquer des séances quotidiennes d’exercices. Aussi, il ne restait plus grand-chose du petit garçon potelé qui avait accueilli Kamu lors de son premier jour.

— Si se sont des romans pour filles, pourquoi n'y en a-t-il aucune ici qui les lise ? Demanda Kamu.

Kob releva brusquement la tête en jetant des regards frénétiques autour de lui.

— Des filles ? Ici ? Sacre-voix, et moi qui croyais qu'elles dormaient à l'autre bout du couloir !

— Tu détournes la question, répliqua Kamu en enfilant son pantalon.

Il grimaça à la vue de ses chevilles nues – par Vultur, n'était-ce pas sensé être le seul pantalon qui soit encore à sa taille ? Tout ses foutus vêtements semblaient rétrécir en un rien de temps, avant même qu'il ne puisse les porter plus de quelques fois. Même Kob n'en usait pas autant, et c'était d'ailleurs le seul, aînés compris, qui le rattrape en taille.

— On n'a qu'à lui demander, proposa ce dernier en épongeant ses mèches blondes trempées de sueur. Eh ! Psss ! Costa !

Le gringalet à lunette resta concentré sur ses lignes.

— Costa ?

— Costa !

— Eh, oh !

— Mmm ? Fit l'intéressé sans quitter des yeux son roman.

— C'est quel genre ton bouquin ?

— Quel genre ? Dit Costa en relevant enfin la tête.

— Ouais, ça parle de quoi ?

Il prit une mine songeuse tout s'extirpant sans hâte de ses couvertures.

— C'est à propos d'une femme qui est l'épouse de l'empereur des Ropes du Sud – l'histoire se déroule au siècle dernier, avant que les Ropes ne se divisent en principautés, expliqua-t-il en s’habillant tranquillement.

— Je croyais qu'elle était rudite ?

— Rudite ? Mais non, c'est une métaphore.

Il se plongea dans le silence, comme si il avait oublié de répondre.

— Costa ?

— Mmm ? Ah oui, pardon. Et donc, c'est l'épouse de l'empereur des Ropes du Sud qui fait la rencontre d'un rudit de guerre dont elle tombe éperdument amoureuse, et réciproquement. Elle est sans cesse tiraillée entre les devoirs de son mariage et de son statut et cet amour interdit. Elle glisse peu à peu dans la tourmente, et est prise dans une spirale infernale et tragique parce qu'elle sait que la seule solution pour mettre un terme à ses problèmes est de quitter son rudit de guerre, sauf qu'elle l'aime tellement qu'elle en est incapable.

Son auditoire s'échangea un regard sceptique.

— Mouais, lâcha Kob en lissant le duvet de ses lèvres comme si il s'agissait d'une moustache fournie. Effectivement, je me suis trompé : c'est pas un roman de filles, c'est un roman d'idiots.

— D'idiots ? Mais pourquoi ?

— Bah, tout ces trucs mielleux, il faut être idiot pour y croire…

— Justement, c'est très réaliste ! Protesta Costa alors qu’ils quittaient la chambre. C'est le débat permanent qui anime nos vies : celui du cœur et de l'esprit.

— Mouais. À entendre Kamu dormir, je dirais que c’est autre chose qui l’anime… ou qu’il anime, ricana Kob.

— Vas te faire enterrer ! Rétorqua Kamu d’un timbre éraillé.

— Et si tu nous racontais ton rêve avec Molly ?

— Je-ne-rêvais-pas-de-Molly, articula Kamu. ( Sa voix avait subitement décidé de redevenir grave )

— J’espère que tu lui faisais un truc comme ça…

Kob s’arrêta sur sa marche pour faire suivre sa remarque d'un geste obscène exécuté de ses deux mains.

— Lâche moi ! Aboya Kamu. Je dormais, c'est tout !

Il reprit la marche en maudissant Kob et les modulations anarchiques de sa voix. La période de contre-voix était déjà suffisamment humiliante, mais elle exigeait en plus de s’abstenir de chants pour ne pas offenser Vultur.

Durant leur descente, le grand blond s'évertua à enchaîner fièrement tout les gestes que ses aînés lui avaient enseigné au cours des discussions nocturnes de la chambrée. Couplées aux connaissances apprises lors d'un récent cours constitué de longues heures où personne n'avait osé regarder son voisin, et traitant qui plus est d'un sujet particulièrement fertile pour l'humour de Kob, ses plaisanteries atteignaient un niveau de gêne prodigieux. Alors qu’ils arrivaient en bas des marches, Kob arrêta brusquement ses gestes.

— Irana ! S'écria-t-il en se précipitant dans l’entrée. Permets-moi de te dire que cette robe…

— Je ne te permets pas, dit mollement la jolie blonde en passant dans la salle à manger.

— Alors je me permets moi-même, renchérit Kob à sa poursuite, le yeux braqués nettement plus bas qu’ils n’auraient dû. Cette robe épouse les lignes de ton corps comme…

Resté en bas des marches, Kamu n'entendit rien du compliment de Kob qui, selon l'expérience, en était rarement un. Il se retourna vers Costa, tout juste derrière lui.

— Je ne rêvais pas de Molly, insista-t-il.

— Mm-mm, acquiesça Costa avec un sourire.

Celui-ci le dépassa pour rejoindre à son tour la salle à manger. Kamu resta face aux marches, tâchant d'oublier les sous-entendus peu subtils de Kob. Il ne pouvait cependant pas s'empêcher de visualiser chacun de ses gestes.

Deux mains glissèrent doucement sur ses épaules et apparurent juste sous son nez en lui présentant un pain fourré au saka. Un sourire aux lèvres, il y planta ses crocs, et se retourna vers son âme charitable sans pouvoir s'en défaire. Pour toute salutation, Molly prit elle aussi une bouchée en le dardant d'un regard qui lui remua les entrailles et serra son cœur presque douloureusement.

— Bordel, mais qu'est ce que tu fous planté là ? Dit-elle la bouche pleine.

— Hein ? Ah, je…

Il se stoppa en rougissant à l'écoute de sa voix si atrocement aiguë. Molly, elle, fut prise d'un délicieux fou rire qui ne fit qu'attiser le feu sur ses joues. Ses boucles brunes étaient rassemblées en un chignon, retenus comme toujours par un ruban. Ses épaules secouées par les éclats de rires affolaient les frisottis qui en dépassaient.

— Aaah ! Soupira-t-elle avant de reprendre une bouchée, ce serait très drôle si tu parlais comme ça toute ta vie.

À la table des grands, parmi le joyeux tumulte qui s'éveillait progressivement, Costa lisait encore son roman. À côté, un Kob très confus arborant la marque écarlate d'une main sur sa joue se perdait en explications devant une Irana à la mine pincée et Link et Tonka, complètement hilares. L'odeur des pains au saka, de la confiture, et du lait chaud baignait la pièce de sa douceur où tintaient les couverts et les choppes. Kamu prit place avec Molly, Iria, et Sarana – de deux ans leur aînée, tout comme Link et Tonka. Il ne leur restait qu'une année à Claire-voix avant de passer l’examen de rudition et d’entrer dans une instance au bénéfice de l'Ordre.

Le petit-déjeuner se finit dans la hâte et l’excitation qu’inspirait la journée à venir. Les pensionnaires se dépêchèrent d’enfiler leur cape – volontairement trop grande pour Kamu, dont la capuche lui était indispensable en ce jour de sortie – et ils quittèrent Claire-voix à bord des voitures.

Leur entrée en ville fut marquée par un ralentissement soudain ; l’immense brouhaha des festivités montèrent autour d’eux, tout comme les milliers de cœurs dans l’esprit de Kamu. Finalement, après une progression chaotique dans les rues bondées, les voitures s’arrêtèrent enfin aux écuries de la Ville haute où l’on se chargea de dételer leurs chevaux.

Ils se précipitèrent sous l’air frais et sec tandis que Mama s’efforçait de tenir grouper ce joyeux monde. Kamu prit soin d’ajuster sa capuche malgré l’absence de pluie.

— Deux par deux ! Criait Mama. Et on surveille son voisin ! Très bien ! Vous, s’adressa-t-elle aux plus jeunes, vous ne me quittez pas d’un pouce. Et vous, dit-elle en se tournant vers les aînés, restez bien groupés, d’accord ? On ne laisse personne seul. Kamu, viens-là.

Il s’approcha, sachant déjà tout ce que Mama allait lui dire. Des sillons creusaient sa peau au niveau de sa bouche et de ses yeux, et des fils d’argent parsemaient ses cheveux blonds.

— Un petit rappel ne fait pas de mal, n’est-ce-pas ?

— Ouais, je sais.

— Comment ?

— Oui, souffla Kamu.

— Avec un peu plus d'entrain, jeune homme. Je ne vous ai jamais appris à parler comme des roturiers, je me trompe ?

— Non, excuse-moi.

— Je sais que l'âge y fait, mais souviens-toi, Kamu, le langage est le fondement de toute communication, et il ne trompe personne. C'est ainsi qu'on différencie les gens pourvus d'éducation et ceux qui n’en sont pas.

Dans la rue, les voitures peinaient à se frayer un chemin parmi la foule. Le souffle de Vultur, particulièrement déchaîné en cette Première Sèche, n’ôtait rien de l’humeur festive inscrite sur les visages découverts.

— Plus efficace pour juger un homme que ses actions, c'est le langage, reprit Mama. Dans notre ère de rudition, la compétence ultime réside dans la maîtrise du langage – une maîtrise réservée aux privilégiés du savoir dont il est bon de tirer tout ce que tu pourras. Et ce n'est pas en se comportant comme Kob ou Molly que tu y parviendras… Tes dissertations seraient nettement moins impressionnantes si tu les ponctuais de « ouais », tu ne crois pas ?

— Je sais, excuse-moi.

— Chaque occasion est bonne pour apprendre, Kamu. Tu m'en remercieras plus tard.

— Ouais… Oui, pardon.

— Alors, soupira-t-elle, tu ne parle à personne, tu reste bien avec les autres, et surtout…

— Je garde ma capuche, ouais, je sais…

— Par Vultur !

— Oui, sursauta Kamu, je voulais dire oui, pardon.

Mama pressa du bout des doigts ses paupières fermées. Elle finit par se tourner vers lui d'un air las en lui fourrant une petite bourse cliquetante entre les mains. Il la remercia d’un sourire, puis rajusta sa capuche, réduisant ainsi sa vision à la chaussée boueuse et aux moitiés de corps qui y passaient.

— Aller, déguerpis, dit Mama tandis qu'il s'exécutait. On se retrouve tous ici à midi, d’accord ? Dit-elle en haussant la voix afin de se faire entendre par tout le tout monde. Tâchez de ne pas trop vous empiffrer…

D'innombrables empreintes de pas marquaient le sol meuble et odorant, et c'est avec les yeux rivés sur celui-ci que Kamu s'inséra dans le courant de skiaciens avec ses amis.

Il relevait discrètement la tête lorsque Molly lui indiquait où regarder ; la ville pulsait de vie, de discussions, et de spectacles extravagants. Des étals avaient été installés le long des allées, dont beaucoup par des marchands étrangers venus spécialement pour la fête de la Première Sèche. Les petites tentes solidement lestées regorgeaient de nourriture exotique ou de babioles artisanales, mais c’étaient de loin les installations les plus banales. Des artistes performaient sous des chapiteaux montés pour l’occasion : comédiens, acrobates, illusionnistes, et autres fantaisistes acclamés par la foule. Les festivités du début de la nouvelle année attiraient de curieux spectacles.

— Ces dames veulent voir les bijoux, déclara Kob avant de s’éloigner avec les jumelles.

— Elles vont le dépouiller, ricana Molly quand il fut parti.

Leur groupe se dissolut complètement, et Kamu se retrouva seul avec Molly. Ils continuèrent d’arpenter les rues, bras dessus, bras dessous. Après quelques frayeurs suscitées par un montreur d’ours, tout deux se dirigèrent vers le marché couvert. Chaque cabanon délivrait un spectacle olfactif différent : l'acidité du marama, la douceur des pains au saka, l'embrun herbacé du lait d'hiver – avec une pointe de miel apportée par le Malt ardent. Avec seulement les odeurs et les sons pour se repérer, le marché semblait s'étendre à l'infini, et si Kamu avait pu relever la tête, il aurait constaté que cette impression était fondée. Pas moins d'une centaine de stand composait les petites allées bondées, brassant plusieurs dizaines de skiaciens par minute.

À ses côtés, la présence de Molly le réchauffait mieux que n’importe quel feu. Ils s’achetèrent un gobelet de lait d’hiver à déguster sur un banc installé près du cabanon. Molly lui releva légèrement sa capuche avec un sourire, mais Kamu s’assura de la remettre en place.

— Je dois faire attention.

— Je sais, répondit la jeune fille. C’est juste que… j’avais envie de parler d’un truc.

— D’un truc ? Fit Kamu en soufflant la fumée de sa boisson.

Il leva un peu la tête pour au moins intégrer le bas du visage de Molly dans son champ de vision. Elle se mordait nerveusement les lèvres.

— Vas-y, l’encouragea-t-il, je t’écoute.

— Tu… peux garder un secret, hein ?

— Un secret ? Bien sûr.

Molly hésita encore sans cesser de s’acharner sur ses lèvres.

— Tu te souviens de ce cours qu’on a eu, il y a quelque mois ? Dit-elle après un moment.

Le cours en question surgit instantanément dans son esprit, mais il répondit plutôt :

— Heu, lequel ?

— Celui où on a dû faire des schémas d’anatomie très gênants.

— Aaaaaah, celui-là tu veux dire ? Fit-il d’une voix très aiguë. Hum, je m’en souviens vaguement, ouais, maintenant que tu le dis…

Kamu rabaissa son nez sur son gobelet afin de cacher ses joues cramoisies.

— Alors, pourquoi tu me demandes ça ?

— Mmm… fit la voix hésitante de Molly. Est-ce-que… tu te souviens du conte de Bec le beau ?

Bec leBec le beau ? Attends, c’est celui où un type se retrouve avec une tête de piaf parce qu’il a trompé sa femme, c’est ça ?

— Oui ! Fit Molly dans un éclat de rires. Enfin… il a plusieurs femmes, qui s’aperçoivent un jour qu’elles partagent le même mari. Elles demandent aux dieux qu’il soit puni. Et comme il joue de son charme…

— Ils le punissent en lui donnant un bec de rapace, et tout le monde voit enfin son vrai visage, ouais je m’en souviens. C’est pour dire que les personnes qui ont l’air le plus charmante ne le sont pas forcément. Que les monstres ne ressemblent pas toujours à des monstres, et inversement. Mais pourquoi… où est-ce-que tu veux en venir ?

— Et si… et si je te disais… que je connais un truc un peu pareil ?

— Quoi ? Tu connais des maris qui trompent leur femme, toi ?

— Non… mais… Oh, non, tant pis. C’est pas grave.

— Mais si, vas-y.

— Non, vraiment.

Idiot, tu as encore dit quelque chose qu’il ne fallait pas, se maudit-il.

— Si tu veux, moi aussi je peux te dire un secret, suggéra Kamu. Comme ça, ça fera un secret chacun.

— Vraiment ?

— Ouais. Mais tu ne dois en parler à personne. Personne.

— C’est promis, acquiesça la jeune fille. Attends, j’ai une idée.

Molly rabattit sa capuche et se pencha vers lui, puis glissa le tissu de la sienne sous celle de Kamu, les coupant complètement du reste du monde. Le brouhaha alentour semblait lointain. Avec leur visage aussi près, le souffle de Molly se déposait sur sa peau. Son haleine sentait le lait d’hiver, mais ce n’était pas dérangeant.

— Alors, ce secret ? S’enquit-elle avec un large sourire.

Même dans l’ombre de leur capuche, ses yeux dorés scintillaient.

Par Vultur, songea Kamu. À cet instant, c’était comme si le vent s’était engouffré dans son corps et s’amusait à agiter ses organes.

— C’est un peu bizarre, se lança-t-il. Même carrément bizarre, en fait. J’entends… le cœur des gens.

— Des gens ? Quel gens ?

— Tout les gens. Tout le monde.

Molly cligna plusieurs fois des yeux.

— Même le mien ?

— Oui. Il bat très fort.

La jeune fille détourna le regard avec un petit sourire.

— Est-que… tu as, genre, une ouïe sur-développée ? Demanda-t-elle.

— Heu… peut-être.

Ce n’était pas ça. Il ne savait pas quoi, mais ce n’était pas ça. Cette simple confession suffit pourtant à le soulager, et il s’arrêta là. Ils se dépêtrèrent de leur capuche, puis finirent tranquillement leur boisson avant de rejoindre les petites allées du marché.

Au bout de quelques pas seulement, Kamu se stoppa net quand une odeur de gaufrette, de châtaigne et de caramel lui lécha le bout du nez. Par Vultur, comme c'était infect ! La combinaison des senteurs suscita chez lui plusieurs hoquets nauséeux. Mais il s'arrêta quand même. Il alla jusqu'à braver les consignes de Mama en relevant légèrement la tête – juste assez pour apercevoir le vieil homme et ses deux fils, plus si jeunes à présent, s'activer derrière les fourneaux. L'un surveillait la cuisson des châtaignes, un autre formait les gaufrettes tout juste cuites, et le troisième servait sans répit les gourmands qui défilaient devant lui.

Kamu les observa à quelques pas, appuyé contre l’un des piliers soutenant le toit. Transporté neuf ans en arrière, il resta là sans bouger. Et se surprit à attendre. Bien sûr, c'était absurde : quand bien même elle apparaîtrait, il serait incapable de la reconnaître parmi tout les passants… voire de la reconnaître tout court. Mais cela ne l'empêcha pas de scruter discrètement la foule à la recherche d'un foulard, ni de tendre l'oreille pour tenter de saisir son timbre si doux.

Du moins, jusqu’à ce qu’il réalise que Molly avait disparu.

Oubliant les consignes pour de bon, Kamu épia activement les alentours. Un vent de panique commença à l’emporter, le même que neuf ans auparavant. Les battements frappèrent contre son crâne.

Détends-toi, elle n’a sûrement pas remarqué que tu t’étais arrêté…

Le même dilemme s’imposa à lui également : rester à sa place, ou partir à sa recherche ?

Elle doit être en train de revenir sur ses pas, se rassura-t-il.

Mais l’odeur de la kamina et la réminiscence des souvenirs prenait le pas sur sa raison. Et si elle ne revenait pas ? Et si elle rejoignait Mama, sans lui, et que personne ne remarquait son absence ? Ou pire, et si tout ça n’avait été orchestré que dans le seul but de l’abandonner ? Et si eux, à leur tour…

— Elle ne reviendra pas.

L'air s'alourdit. Kamu se retrouva isolé de la foule par un mur de silence où ne perçait qu'un faible bourdonnement. Le temps semblait s'être lassé d'avancer ; les flammes autour desquelles se réchauffaient les buveurs de lait d'hiver dansaient comme au ralenti dans leur foyer, caressant lentement les bûches de leurs ombres cuivrées.

Mais tout le monde vaquait comme si de rien n'était. Les cœurs pulsaient.

— Ou peut-être que si, continua la voix.

Elle semblait faire partie de ce bourdonnement incessant qui parasitait ses oreilles. Kamu se retourna, en chercha l'origine. Il la trouva.

Appuyé nonchalamment au comptoir d'une cabane, un homme le fixait sans le moindre frémissement au travers des passages de la foule. Il l'ignorait complètement, et elle aussi semblait l'ignorer – voire presque ne pas le remarquer. L'individu était pourtant plus que remarquable : il portait un costume constitué d'un pantalon ainsi que d'une veste fermée par des boutons, à la coupe simple, mais peu commune. Une sorte de foulard plat et noir était noué autour du col de sa chemise et rentrait dans sa veste. La seule autre couleur dans cet ensemble entièrement blanc, jusqu'au chapeau à large bord fixé sur sa tête. L'homme était très certainement étranger – ou très riche – puisque aucun skiacien n'aurait eu l'idée de porter un ensemble aussi élégant, léger, et salissant en plein marché. Ses cheveux étaient attachés en une queue de cheval au bas de sa nuque et deux mèches brunes encadraient son visage. Il avait l'air d'avoir… trente ou peut-être… quarante ans ? Ses traits impassibles rendaient son âge difficile à évaluer.

Non seulement Kamu croisa son regard, mais il fut incapable de s'en détacher. Un courant d'air glacé se fraya un chemin jusqu'à lui. Il balaya les braises du feu proche et souleva une opaque fumée qui se tortilla lentement dans l'air. La foule en eut l'air agitée, mais le silence demeura.

L'homme bougea enfin. Ses mouvements, fluides et précis alors qu'il s'avançait pas à pas, se détachèrent de ceux de la foule, comme transformée en une masse de pantins désarticulés aux gestes grossiers et saccadés. L'homme se planta devant lui. Il ne cillait pas. Sa peau pâle et lisse ne transfigurait aucune émotion. Il se contentait de le fixer de son regard reptilien, les mains enfoncées dans les poches de sa veste.

— Je dois partir, s'entendit déclarer Kamu dans un filet de voix.

L'homme demeura impassible. Puis un sourire amusé tordit ses lèvres fines.

— Oh, tu as un train à prendre ? Demanda-t-il avec légèreté.

— Un… quoi ?

Kamu retrouva sa mobilité alors que le sourire de son interlocuteur s'élargissait. Il en profita pour rajuster sa capuche et ployer son cou ; l'homme portait des souliers à lacets impeccablement cirés.

— Je t'en prie, s'enquit l'homme, je connais bien ton visage, il est inutile de me le cacher. Quand à eux… ( Kamu releva la tête. L'homme désigna les alentours d'un geste maniéré de la main ) Je crois qu'ils ont suffisamment à faire.

La fumée du foyer grignotait l'atmosphère, elle s’élargissait progressivement, enveloppant la foule et se mêlant à la vapeur des fourneaux. Les gens s'agitaient, sans bruit.

— Est-ce-que… je vous connais ? Hésita Kamu.

— Ah ! S'esclaffa l'homme. Tout le monde me connaît… mais peu ont le privilège de me rencontrer aussi intimement, je l'avoue. Je préfère rester discret. N'as-tu jamais fait tomber ta tartine beurrée ?

— Pardon ?

— N'as-tu jamais loupé une marche, renversé ton café sur tes vêtements propres, ou raté un train ?

— Je… je ne comprends pas, s'étrangla Kamu.

— Bien sûr, excuse-moi. C'est cet endroit qui me fait penser à une gare… mais tu saisis l'idée, n'est ce pas, Faust ?

Faust ?

Ce nom semblait surgir des souvenirs d'une autre vie.

— Je m'appelle Kamu. Vous vous trompez de personne, je… je dois vraiment y aller, on m'attend…

— Aaah, soupira l'homme, le nom change, mais le visage reste le même. Tu es toujours la même personne, tu danses en équilibre sur le fil du temps…

— Je dois y aller, répéta Kamu.

— Pas pour le moment.

Son ton ferme et assuré figea Kamu en pleine action. Son sang martelait ses tempes.

— Tu es attendu, c'est vrai, mais pas là où tu l'entends, reprit l'homme.

— Quoi ?

La fumée avait dévoré le temps et l'espace. Elle les enveloppait, tout deux seuls dans ce brouillard muet et épais.

— Il est une règle immuable qui régit le monde, petit homme. La connais-tu ?

— Chaque chose a une fin ?

L'homme prit un air de réprimande, amusé.

— Je t'en prie, pas toi, tout de même ? Non, je te parle d'une autre règle. Une règle que même les dieux ne peuvent transgresser.

— Je… bafouilla Kamu en secouant fébrilement la tête.

— Imagine donc une boîte à chaussures, Faust.

— Mais je m'appelle Ka…

— Ne me coupe pas ! Et imagine une boîte à chaussures. Tu peux même fermer les yeux pour t'aider.

— Mais je ne…

— Chut ! Fit l'homme en lui plaquant sa main au visage.

Kamu tenta de la repousser, mais il aurait tout aussi bien pu tenter de repousser le vent tant il n'y changea rien. Les doigts de l'homme se posèrent délicatement sur ses paupières pour les lui fermer.

Je suis dans un rêve, songea Kamu face aux ténèbres. Forcément, tout ça n'est pas réel. Et puis, à quoi ça ressemble, une boîte à chaussures ? Qui range ses chaussures dans une boîte ?

— Pour information, une boîte à chaussures n'est qu'une boîte rectangulaire en carton… bien sûr, toi, tu peux l’imaginer en bois. L'essentiel, c'est d'avoir une boîte. As-tu une boîte dans ton esprit, Faust ?

— Oui, répondit Kamu après hésitation.

— Bien. Trace une ligne dans le fond de cette boîte. Elle doit la séparer en deux parties égales.

— C'est fait.

— Je t'ai déjà dit de ne pas me couper. Quand cesseras-tu de désobéir ?

— Quoi ?

— Tu peux maintenant disposer… disons… trois perles blanches d’un côté, et trois perles noires de l'autre. Les trois perles sont alignées de chaque côté, bien rangées. Maintenant, imagine donc que cette boîte est entre tes mains. Tu la secoue une fois. Que s'est-il passé ?

— Eh bien, les perles ont dû rouler.

— Parfaitement. Elles occupent à présent une place différente de celle où tu les a posé. Et maintenant, tu secoue la boîte encore une fois. Que s'est-il passé ?

— Elles ont encore changé de place.

Seule la voix de l'homme pénétrait l'esprit de Kamu. Rien d'autre n'existait.

— Elles ont encore changé de place, oui. Et si tu secouais cette boîte, disons… trente fois ?

— Elles changeraient trente fois de place ?

Ce petit jeu devenait vite lassant.

— Crois-tu qu'au cours de ces secousses les perles pourraient retrouver leur position initiale ?

— Ça me paraît… peu probable, soupira Kamu.

— Exactement. Je ne l'aurais pas mieux formulé : c'est peu probable. Et cette probabilité s'amenuisera encore à chaque future secousse ; plus les perles se mélangent, moins elles sont susceptibles de retrouver leur place, car le désordre n'appelle qu'une seule chose. Lui même.

Kamu se rappela qu'il avait les yeux fermé, et les rouvrit donc.

Il était toujours seul avec l'homme au chapeau, perdu dans cette brume infinie.

— Où sommes-nous ? Demanda-t-il. Pourquoi… pourquoi est-ce-que je vois tout ça ? Ça a un rapport avec… ( Il appuya un index tremblant sur sa tempe. ) Avec ce que j'entends ? C'est moi qui imagine tout ça ? Et pourquoi… non, d'abord, c'est qui ce Faust ? Et vous, qui êtes-vous ?

L'amusement déserta le visage de l'homme, qui recouvra son masque impassible.

— Je suis simplement venu te prévenir, répondit-il. ( La fumée alentour commençait à se dissiper ) Ouroboros se réveille, il viendra bientôt à ta rencontre. Si il vient trop tôt, je serai là. Mais je ne peux pas tout faire à ta place, tu dois bien comprendre ça : je ne suis qu'un… coup de pouce ? Une impulsion ? Disons le courant d'air qu'un bateau a besoin pour avancer – sans vouloir remplacer Vultur – mais ne te leurre pas, petit homme, tu vas devoir ramer, quoi qu'il advienne. Les humains n'ont plus les faveurs d'Ouroboros, et plus il grandit, moins il les tolère. Et Ouroboros ne s'arrête jamais de grandir… ( Les silhouettes fantomatiques des cabanons et des passants se dessinaient dans le brouillard évanescent. ) Il ne connaît plus que le goût de sa propre chair, il a perdu la raison depuis trop longtemps. Il t’attend depuis trop longtemps, Faust.

— Mais je m'appelle Kamu, implora ce dernier, et je ne connais pas ces personnes dont vous parlez !

— Silence. Même moi, je ne peux prédire jusqu'où les perles rouleront… ( Le tumulte du marché s'éveillait progressivement, les silhouettes mouvantes se précisaient. ) Mais ce qui est certain, c’est qu’il cherchera à défaire ce qui a été fait et, bien que la fin des Visages soit peu probable, il faut garder en tête que ce n'est pas impossible. Du moins, dans une certaine mesure…

Kamu resta sans réaction. Le monde reprenait vie autour de lui. Des cris effrayés lui parvinrent à travers la fumée où se pressaient les formes de la foule. Une odeur de brûlé vint lui gratter la gorge. L'homme fit un pas en arrière sans prêter attention à l'agitation ; il concentrait toute son attention sur Kamu, qui tâchait d'ignorer les centaines de pouls hurlant dans ses oreilles.

— Nous nous reverrons, petit homme, dit-il en reculant d'un autre pas.

— Attendez…

Les passants se ruaient tout autour d'eux, manquant à chaque fois de les percuter de peu. Ils criaient des noms qui se perdaient dans les appels à l'aide et les pleurs d'enfants. Le nuage de fumée étouffait leur plainte et alimentait l'écho d'une toux se propageant par dessus les craquements du bois, et dont même Kamu commençait à souffrir. L'aura grandissante d'une chaleur ardente fit perler la sueur sur son front.

— Si cependant tu voudrais me revoir d'ici là, tu n'auras qu'à m'appeler, et je viendrai, dit l'homme dans un bourdonnement à peine perceptible au milieu du chaos. ( Il recula encore jusqu'à ce que le voile de fumée efface sa silhouette ). Tu n'auras qu'à prononcer mon nom, je t'entendrai.

— Attendez !

Kamu s'élança à sa poursuite, mais il ne fit que pénétrer au cœur du chaos : partout, les gens hurlaient, se bousculaient dans l'atmosphère incandescente. Certains trébuchaient et les autres profitaient du vide qu'ils avaient crée pour les piétiner. Malgré sa vue brouillée, Kamu aperçut une fillette seule, mais dès qu'il s'approcha pour aller la secourir, une rafale de skiaciens le percuta et il manqua lui aussi de finir écrasé.

Quand à l'homme au chapeau, il restait introuvable. Et le bourdonnement, lui, diminuait…

— Votre… votre nom ! Haleta Kamu au dessus de l'agitation. Vous ne m'avez pas…

Un choc à l'épaule le projeta au sol. Il tomba face contre terre, parmi les souliers et les bottes qui écrasaient la poussière. Un mot, un nom, comme murmuré par le chaos, se fraya un chemin jusqu'à ses oreilles tandis qu'il s'échinait à se relever. La panique de la foule devint la sienne et le vacarme du brasier, dont les flammes dévoraient le toit, s'ajouta aux battements. À la place de ses pensées, il n'y avait que ces pulsations qui s'amplifiaient, s'amplifiaient toujours plus, comme si chacune d'entre elles cherchait à surpasser la précédente. Elles semblaient pousser une porte dans son esprit, une porte qui allait bientôt céder.

Kamu parvint à se relever, la gorge en feu et les yeux brûlants. Il suivit la masse de déments sans réfléchir et se mit lui aussi à courir entre les cabanons, les flammes, et les cris de terreur, à la recherche désespérée du souffle d'air frais qui indiquerait la sortie. Il devait la trouver, il le devait avant que la porte de sa conscience ne cède sous les battements. Aveuglé par la fumée, assourdi par son propre esprit, il se rua à la suite d'un groupe quand, enfin, une brise salvatrice caressa son visage ruisselant. La grisaille du ciel remplaça les ombres rougeoyantes de l'incendie. Confus et paniqué, il chancela dans la boue alors que la foule s'échappait peu à peu du marché enfumé.

Kamu percuta quelqu’un et glissa au sol.

— Merde !

Il releva la tête, sonné.

Les gens continuaient à courir tout autour de lui.

— Kamu !

Molly se jeta dans ses bras. Au contact de son étreinte, il ne put empêcher ses larmes de couler, encouragées par les embruns de l’incendie.

— J’ai cru que je t’avais perdu, dit-il fébrilement.

— Moi aussi, renifla la jeune fille.

Elle s’écarta de lui pour essuyer ses propres larmes.

Les battements diminuèrent. La porte ne ployait plus.

— Aller, viens, on va rejoindre les autres, dit Molly en les relevant tout les deux. Qu’est-ce-qu’il s’est passé ? Demanda-t-elle tandis qu’ils s’éloignaient.

— Je… Je ne sais pas ce que…

Sa voix se perdit au fond de sa gorge tiraillée quand Kamu posa son regard sur le marché.

Les ruelles de cabanes recrachaient une opaque fumée où se débattaient encore nombre de skiaciens paniqués. Les lueurs du brasier illuminaient la place bondée de rescapés. La cohue en gagnait encore certains qui appelaient des noms sans relâche. Ils cherchaient d'un œil inquiet, couraient en jetant des regards affolés. Les flammes léchaient le toit, leurs ombres monstrueuses menaçaient à chaque instant de le faire s'écrouler sur les skiaciens encore pris au piège sous celui-ci.

Tandis qu’ils contemplaient l’incendie, Molly prit sa main dans la sienne.

— Je suis contente de t’avoir retrouvé.

— Moi aussi.

Tout deux s’échangèrent une autre étreinte soulagée, puis partirent à la recherche de leurs amis.

Le nom que Kamu avait entendu dans le chaos résonnait encore dans son esprit.

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