Chapitre 27 : Sur les flots

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Le grondement de l'océan était omniprésent. Même dans sa cabine, le fracassement des vagues sur la ligne d'horizon entourait constamment Ixam. Au clapotis des flots contre la coque s'ajoutaient le glissement des cordes, le claquement des voiles, le sifflement du vent – et c’était sans compter le jargon maritime que l’équipage vociférait sur le pont. Le bois grinçait, le sol tanguait.

Ixam n'avait pas le pied marin, ça non.

— Soldat, Lavandière, et Empereur, déclara Maze en abattant ses cartes.

— Pfff… Vigneron, Soldat, et Danseuse, dit Ixam en l'imitant.

— Ah ! Se réjouit son officier. Encore gagné !

Ixam glissa vers lui un énième tas de pièces en grommelant.

— Encore un partie ? Proposa Maze.

— Je n'en peux plus.

Le général quitta sa banquette en chancelant sous l'acharnement de la houle, puis s'engagea sur le plancher de sa cabine d'un pas mal assuré. Le hamac et les lampes suspendus lui servirent de prises jusqu'à atteindre sa malle, qu'il ouvrit prestement.

— Allons, compléter ma paye ne t'a jamais dérangé… c'est la haute mer qui te rend si mauvais perdant ?

Pour toute réponse, Ixam brandit une bouteille de vizeni et s'empressa d'en arracher le bouchon entre ses dents. Il en but aussitôt une goulée, avant de lâcher un soupir de contentement. Le vizeni était un alcool fort typiquement zianais, constitué d'un assemblage de liqueur d'orange, de miel, et de romarin.

— Tu sais que j'ai toujours cette bouteille de vin haffrien, s'enquit Maze en dévorant le vizeni des yeux.

— Je suppose que tu voudras l'ouvrir quand nous aurons pris Skiago.

— Tout-à-fait, articula Maze.

Ixam le rejoignit autour de la table et lui tendit le breuvage après en avoir pris une autre lampée. Mis à part boire et jouer aux cartes, l'océan n’offrait pas beaucoup d’occupations.

— Je ne sais pas si j'ai hâte ou si j'ai peur d'arriver là-bas, soupira Maze.

— Je crois qu'on appelle ça l'appréhension.

— Tss ! Je n'ai pas eu d'éducation royale, moi !

Ixam reprit la bouteille à son officier courroucé.

— À quoi te servent ces bouquins ? Reprit Maze en montrant lesdits livres étalés sur la table. On a des traducteurs, tu sais. Pas besoin d’apprendre cette langue de sauvages…

— Si je veux interroger le Danseur, il vaut mieux qu’on puisse se comprendre, tu ne crois pas ?

Ixam avait étudié le mericien dans sa jeunesse, comme d’autres langues, mais l’absence de pratique avait malheureusement rouillé ses capacités linguistiques. Cette traversée lui donnait au moins le temps nécessaire pour s’y remettre.

— Comprendre les blafards, fit Maze d’une moue dégoûtée. On raconte qu’ils chient dans la rue et qu'ils ne se lavent même pas. J'imagine pas la gueule de la capitale… ça va leur faire du bien un peu de civilisation.

— Mmm. Sûrement.

— Et puis, sans déconner, ils prient le vent, ces idiots… Le vent !

Maze ricana en s'étalant sur sa banquette.

— Le vent…

— Tu ne trouves pas ça étrange, que leur pays soit si arriéré ? Interrogea pensivement Ixam.

— Non, c'est normal. Quand on renie le Tout-Puissant, il faut s'attendre à recevoir le coup de sa colère.

— Non, je veux dire… Skiago est censé être le siège de Rudition, la concentration de tout les savoirs et de la culture Justinienne. Merica devrait être le pays le plus avancé de Luhltim – sans compter l'Empire. Et pourtant, c'est l'inverse…

— Bah ! Qu'est-ce-que ça peut faire ? Fit Maze en reprenant le vizeni. On vient les sauver, pas vrai ? Quelle bande de veinards !

— Je ne suis pas certain qu'ils le voient sous cet angle…

Encore en train de boire à grosse goulée, Maze plissa les yeux.

— Et qu'est ce que ça veut dire, ça ?

— Ça veut dire ce que ça veut dire, répliqua sèchement Ixam. Et donne moi cette bouteille.

— Mon vieux, tu devrais faire gaffe aux blasphèmes… entre ton fêlé d’oncle et ta grande gueule de mère, ta famille est à un poil de cul de l'hérésie…

— Je t'emmerde, dit Ixam, à qui le vizeni réchauffait les joues. Et j'emmerde le Tout-Puissant, ajouta-t-il tout bas.

Maze rabaissa lentement la bouteille en le dévisageant. Ixam la lui arracha des mains.

— Qu'est ce qui te prend ? Tu… tu as l'air bizarre, depuis que tu as vu ton oncle. Ton humeur, ça a rien à voir avec les jeux ni la haute mer, pas vrai ?

Ixam se contenta d'entretenir la douce ébriété qui commençait à l'envelopper.

— Je suis sérieux, insista Maze. Je sais que ça ne te dérangerait pas qu'on t'arrache à ta mère, mais… Sainte Merde, Ixam ! Tu cherches à aller en enfer ? Tu veux que le Léviathan vienne te chercher ?

— L'enfer ? S’esclaffa Ixam. Des fois, j'ai l'impression qu'on y est déjà… Tu sais, Maze, je ne pense pas rejoindre le Royaume du Tout-Puissant.

— Si tu continues comme ça, c'est sûr que t’iras pas.

— Et toi non plus, d'ailleurs.

Moi ? Moi je n'irai pas ? assena Maze en se pointant du doigt. Mon vieux, je prie chaque putain de jour, je n'ai jamais transgressé aucune règle des Mots Créateurs, et je leur ai même dédié ma chienne de vie ! Tout ceux dévoués à la Guerre Sainte ont leur place dans le Royaume du Tout-Puissant, c'est le Salut qui l'a dit. Alors, excuse-moi, mais je crois que j'irai, si. Et tu ferais mieux de te ressaisir si tu veux m'y accompagner, rajouta-t-il en désignant Ixam à son tour. Pfff… putain de famille d'hérétiques…

Il secoua la tête en se détournant, les lèvres si crispées qu’elles formaient un sourire renversé.

— La Guerre Sainte ? rétorqua Ixam tout bas. Le Royaume est censé accueillir les âmes bonnes et pures ; tu peux me dire depuis quand trancher des gorges fait-il d'un homme une bonne personne ?

— C'est pour Lui qu'on fait ça…

— Ouais, et je suis sûr que les rhushiens se disaient la même chose quand on les a massacré. « C'est pour le gardien de ci que je fais ça, il me garde une place au paradis puisque je me bats en son nom » ; et regarde un peu où ça les a mené. Tu crois qu’ils y sont, dans leur paradis ? Non, ils sont en train de pourrir à six pieds sous terre.

Ixam prit une rasade d'alcool. Il s'essuya la bouche en soupirant. Puis en reprit une autre.

— Mais nous, notre Dieu, c'est le bon, déclara Maze.

Les deux soldats gardèrent un moment le silence. Finalement, Maze le brisa en demandant d’une voix hésitante :

— C’est le bon… Pas vrai ?

— Je ne sais pas, Maze. Ce que je sais, c'est que ces mericiens doivent être aussi convaincus que nous de leurs croyances, tout comme l'étaient les rhushiens. Tiens, prends ça, mon vieux, dit Ixam en lui présentant le fond de vizeni.

Maze l'accepta de bonne grâce, la mine songeuse.

— D’accord, peut-être que tu as un peu raison, peut-être qu’ils ne pensent pas à mal… mais je peux pas croire que j'irai en enfer pour avoir défendu le Tout-Puissant. Ni que tout ces sauvages sont dans le droit chemin avec leur foutus dieux païens, ça non, putain. Ça serait absurde, t'imagines un peu, si on faisait tout ça… pour rien ?

Le soldat ricana nerveusement. Son général ne répondit pas.

— Finalement, reprit Maze, je trouve que tu ressembles beaucoup à ta mère…

— Ne redis plus jamais ça.

— Alors ne blasphème plus jamais. ( Maze se pencha par dessus la table avec un air grave ) Plus jamais, Ixam, tu m'entends ?

Ce dernier acquiesça lentement.

— Maintenant, s'enquit Maze, écoute moi bien, mon général. Tu es le Fléau des Hommes, d'accord ? Tes soldats ont besoin de toi, l'Empire a besoin de toi – le continent tout entier a besoin de toi, bordel – alors, quand tu auras décuvé ton vizeni, tu vas prier, mon vieux. C'est clair ? Tu vas prier, et tu vas remercier Dieu pour les putains de grâces qu'il t'accorde et le putain de talent qu'il t'a offert, et tu vas prier pour qu'il en soit ainsi aussi longtemps que le monde aura besoin du Fléau des Hommes. D'accord ? Et plus de blasphème – jamais.

Il descendit les gorgées restantes et jeta la bouteille au sol. Celle-ci s'en alla rouler jusqu'à la malle d'où Ixam l'avait sorti.

— Je peux te dire qu'on va le savourer, ce vin haffrien, ça oui, soupira Maze.

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