Chapitre 28 : Spleen

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Juge de la vengeance,

je ne cherche que la repentance,

coupable, oui, est mon essence.

Requiem pour l’aube, 9ème strophe.


Les coups contre la porte se répétèrent. Sous ses couvertures, Kamu entendit la voix étouffée de Jahil l'appeler depuis le couloir. Les coups se répétèrent encore. Les appels aussi. La porte s'ébranla avec force, trahissant l'impatience du rudit. Un grincement métallique indiqua qu'il s'attaquait à présent à la poignée – verrouillée. Les appels retentirent durant une dizaine de minutes avant que le silence ne revienne envahir la chambre.

La lumière matinale rasait la pierre et les tentures qui la recouvraient. La cheminée était froide. Kamu n'avait pas pris la peine d'allumer un feu en rentrant la veille. Il s'était contenté de se glisser dans son lit en ignorant l'atmosphère glaciale de la pièce. Il n'avait pas bougé depuis.

Lève-toi, se répétait-il. Bouge. Aller, bouge.

Mais aussitôt qu'il y songeait, une autre voix venait supplanter ses pensées pour répéter, elle aussi, les mêmes mots, inlassablement.

À quoi bon ?

Les gouttelettes de bruine s'écrasaient contre la vitre en un tapotement régulier. Son lit était si confortable, Kamu n'avait pas aussi bien dormis depuis Claire-voix. Mais à l'extérieur des couvertures, à l'extérieur de sa tête, le monde était froid.

Lève-toi.

La distraction n'avait pas tenu longtemps. Pourquoi la réalité devait-elle le frapper si rudement ? C'était toujours la même chose : elle lui procurait un léger soulagement, juste le nécessaire pour qu'il parvienne à se relever, juste assez longtemps pour qu'il puisse y croire. Puis, sans crier gare, elle resurgissait pour l'abattre sans pitié. Comme un prédateur qui joue avec sa proie agonisante en la laissant s'échapper pour mieux la rattraper. La douleur revenait toujours enfoncer la frêle porte de l'espoir.

Lève-toi.

Kamu écoutait les battements. Recroquevillé sous les draps, les yeux clos, il s'efforçait de les tenir à distance de son esprit. Mais, comme le désespoir, ils ne partaient jamais vraiment loin.

Il se rappelait de ce jour, bien avant que Maman ne l'abandonne au marché. Il frissonnait dans la bassine et écoutait les battements pour se distraire de l'eau froide.

— Maman, est-ce-que c'est Vultur qui souffle dans mes oreilles ? Avait-il demandé.

— Trésor, qu'est ce que tu racontes ?

— Tu sais, le boum-boum qu'on entend tout le temps.

— Le… boum-boum ? Avait-elle dit avec un sourire amusé.

— Oui, tu l'entends ? Boum-boum. Boum-boum. Boum-boum. Tout le temps.

Maman avait stoppé ses geste. Puis, les sourcils légèrement froncés, elle avait murmuré :

— Trésor, il n'y a pas de boum-boum.

Kamu avait attendu dix ans pour en reparler. À un instant où il aurait mieux fait de se taire et d’écouter.

À quoi bon ?

Dans ces moments, il songeait à comment les choses auraient pu être autrement. Il se remémorait les occasions manquées, les tournants irréversibles, les choix qui l'avaient mené là où il était. Finalement, Amra avait raison.

Que serait-il devenu, si Maman l'avait gardé avec elle ? Si Amra ne l'avait pas trouvé ? Si il avait avoué ses sentiments à Molly ? Si il avait accepté sa chance, sans se préoccuper du reste ? Si il était réellement mort, si il était resté dans cette tombe ? Ou bien dans les bras de Maman, lors de cette nuit ?

Lève-toi. Aller, lève toi.

Il avait toujours été mort. C'était sûrement pour cette raison que le bonheur lui était inaccessible. Même durant ses années à Claire-voix, son sentiment n'avait été qu'une illusion que la réalité s'était fait un plaisir de réduire en cendre. D'ailleurs, les souvenirs de ce temps-là semblaient appartenir à un autre que lui. C'étaient les fantasmes d'une vie qu'il n'aurait jamais pu vivre. Tout était vain.

Lève-toi.

La distraction ne tenait plus. La réalité l'avait encore battu à mort.

Lève-toi. Gros tas de merde.

Si seulement celle-ci pouvait être permanente…

À quoi bon ?

Il n'avait qu'à attendre ici. Combien de jours lui restait-il ? Neuf ? Huit ? Il pouvait les passer dans ce lit. Tant pis pour le reste. Finalement, le Puits des Oubliés n’était pas si mal. Au moins, quand on était au fond du gouffre, on ne pouvait plus tomber. Et encore, cette perspective semblait trop belle pour lui. Comment la douleur pouvait-elle être si confortable ? Le Puits était sa juste place. Il y avait échappé pendant trop longtemps ; le monde se porterait mieux sans lui. Tout ces morts… tout ces gens… même cette jeune femme, à qui il avait à peine parlé, avait payé le prix de sa rencontre avec lui. À seulement quelques pas, la trace de son sang demeurait sur le sol. Le souvenir de ses battements dans l'esprit de Kamu.

Oui, il n'aurait qu'à rester au Puits. Il n'aurait qu'à y rester jusqu'à… jusqu'à…

Kamu laissa ses pensées se perdre dans l'incertitude. De temps à autres, des larmes franchissaient ses paupières pour s'échouer sur les draps. Il s'interdisait pourtant de pleurer, mais c'était plus fort que lui. C'était trop de soulagement que de pouvoir pleurer, un soulagement qu'il ne méritait pas. Les larmes ne lavent pas les pêchés. Elles ne réparent pas les erreurs. Elles ne ramènent pas les morts.

À quoi bon ?

Peut-être n'y avait-il que ça qu'il puisse faire.

Une repentance éternelle, pour un coupable éternel.

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