Chapitre 29 : Je vais faire mon travail

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— Eh bien, que vois-je là, on arrive en retard à son propre rendez-vous, Jahil ? Cette enquête nous mène de surprise en surprise, s'esclaffa Farra.

— Désolé, s'excusa platement Jahil.

Les quatre rudits étaient rassemblés autour de l'imposante table, presque entièrement masquée par les plans de Skiago étendus là. Madame Serina avait mis l'un de ses salons à leur disposition, ils préparaient donc leur déploiement au milieu des chandeliers en cristal et des étoffes de luxe. Et ce changement de cadre n’était pas pour leur déplaire… La maîtresse de maison s'était révélée être d'une aide appréciable après la récente découverte du conduit secret menant tout droit à sa cave, comme le témoignaient les boissons et en cas préparés soigneusement pour eux.

— Et lui ? Il n'est pas là ? S'enquit Farra.

Elle haussa l'un de ses épais sourcils noirs pour appuyer son reproche.

— Il est malade, répondit involontairement Jahil avec brusquerie.

— Que le morbus l'emporte ! Grogna Torost, le vieux rudit au crâne dégarni.

— Visiblement, il nous trouve compétents quand on doit faire son travail à sa place, renchérit Greki en mastiquant nonchalamment.

Le rouquin à la silhouette nerveuse s'en alla reprendre une confiserie.

— Personne n'a découvert les souterrains à sa place, répliqua Jahil.

— Quoi ? Jahil, tu ne vas quand même pas le défendre, pas toi !

— Les faits sont là, dit-il en haussant une épaule.

Il laissa son regard vagabonder sur la ville de papier étendue sur la table, dans l'espoir d'en sortir un sujet de conversation qui les détournerait de Kamu – ses collègues autant que lui. Le jeune homme lui donnait à présent une impression toute autre que celle de leur première rencontre… mais comment le faire comprendre aux rudits ? L'énergumène avait beau mesurer près de deux mètres et paraître sûr de lui, ce n’était rien de moins qu’un gamin apeuré que Jahil avait raccompagné jusqu’à sa chambre, suite à cet entretien… pour le moins curieux.

— Fouiner dans une cave ne fait pas de lui un enquêteur, maugréa Torost.

— Les autres équipes sont prêtes ? Tenta Jahil.

— La preuve en est que c'est toi qui se coltine tout ses rapports !

— Pour en revenir aux souterrains…

— C'est vrai ce qu'on raconte sur lui ? Dit Greki en chassant des miettes de son menton.

Jahil poussa un long soupir.

— Et qu'est ce qu'on raconte sur lui ?

Il regretta aussitôt sa question.

— Pour commencer, il ferait le double d'un homme normal, déclara Farra.

— Oui, au moins, ironisa Jahil.

— Et il commanderait chaque soir un plateau de viande crue, poursuivit la rudite. Il faudrait plusieurs serviteurs pour le monter jusqu’à sa chambre, tant il serait lourd…

— C'est rien du tout ça, bougonna Torost. Des rumeurs comme il peut y en avoir sur tout… Non, ce qui est dérangeant, c'est la mort de cette jeune rudite de lettres qui travaillait au Carillon.

— Eh bien ? Fit Jahil. Elle a été tuée par l'assassin qu'on a envoyé contre lui.

— Justement, on ne l'a jamais vu, cet assassin… on n'a que le témoignage de l'yvil pour preuve, autrement dit, aucune preuve !

— Si on commence à suspecter les victimes…

— La victime c'est la jeune fille, rétorqua Greki avec la bouche pleine. Qui sait ce qui a bien pu se passer entre elle et lui ?

— On dit qu'il n'est même pas mericien, c'est vrai ? Demanda Farra.

— Un yvil étranger ? C'est encore pire ! Cracha Torost.

— Premièrement, il est mericien, s'enquit froidement Jahil, et deuxièmement, qu'y a-t-il de problématique avec le fait d'être étranger ?

Ses trois collègues se turent en détournant honteusement le regard.

— Ne me fais pas dire ce que je n'ai pas dit, souffla Torost. Toi, c'est différend, ta famille est arrivée il y a longtemps à Merica, et puis ce sont des honnêtes travailleurs, et puis surtout, ce ne sont pas des yvils ! M'enfin bon, puisqu'il est mericien, le sujet est clos…

Jahil se contenta d'un reniflement pour réponse.

— Oh, excuse-moi ! Soupira le rudit dégarni. Ce que je veux dire, c'est que tu n'as rien à voir avec les yvils, voilà tout. Étranger ou pas, je préfère ta compagnie à celle d'un type dont les ancêtres ont participé à tant de massacres sur les miens, c'est normal, non ?

Jahil se garda bien de faire remarquer que les auteurs du plus grand génocide de l’Histoire n'étaient ni ses ancêtres, ni ceux de Kamu.

— Pour en revenir aux souterrains, tenta-t-il une nouvelle fois, nous partirons tous à la dixième heure du matin. Je n'ai pas pris le temps de vérifier les autres équipes, mais je suppose que tout le monde est en place ?

— En place, et informé de tes directives, acquiesça Farra. On était un peu… déconcertés, quand on a vu que tu réquisitionnais autant de monde, mais on est tous là. Tu estimes vraiment ces souterrains aussi vastes ?

— Celui que nous avons emprunté hier nous a mené au Dôme Savant, dit Jahil en passant son doigt sur la carte. Ce n'en était qu'un parmi tant d'autres… et il parcourt la moitié de la ville rien qu'à lui seul.

Ses collègues approuvèrent d'un hochement de tête silencieux.

— Aucune… remarque de la rudite Samra ?

— Je n'imagine pas sa colère, dit Torost en frottant son crâne. Mais non, personne ne l'a croisé.

— Je me demande bien ce qu'à pu faire ton yvil pour en découvrir plus qu’elle…

— Je me demande bien ce qu’elle n'a pas fait pour ne pas en découvrir autant, s'entendit répliquer Jahil.

Un silence pesant s'installa dans le salon cossu.

— La chance du débutant ? suggéra Greki d'un air peu convaincu.

Personne ne se donna l'embarra de répondre.

— Bon, c'est bientôt l'heure, déclara Jahil. J'ignore si cette journée sera suffisante pour cartographier l'ensemble du terrain… mais en tout cas, restez prudent.

— Il est arrivé quelque chose ?

— Non, mais il… quelque chose l'inquiétait, et nous sommes sortis dans la panique sans prendre garde à notre direction. Nous aurions pu nous perdre, ne faites pas comme nous ; la peur prend vite le dessus, dans ces tunnels. Prenons notre temps, et restons prudents.


***


Quand Jahil rentra chez lui, la dixième heure du soir avait déjà sonné. Ses collègues se hâtaient dans la rédaction de leurs rapports pour pouvoir retourner chez eux avant celle-ci ; chanter le Requiem pour l’aube avec ses proches était un événement immanquable pour un mericien. Mais la famille de Jahil ne l'avait jamais habitué à cette tradition, qui n'était de toute façon pas la leur.

Il retrouva son salon vide en arrivant. Silencieux, et plongé dans une pénombre à peine contrée par les braises du poêle qui diffusait sa chaleur. Un bol de ragoût et des pains au saka l'attendaient près de celui-ci, mais il n'y toucha pas.

Il alluma la flamme du Gardien sur l'autel de fortune lui étant dédié. Il s'agissait d'une petite table surmontée d'une sculpture rappelant la forme d'une maison. Son grand-père l'avait lui-même construit en arrivant à Merica, mais le culte des Gardiens ne s'était pas correctement transmis jusqu'à Jahil. Déjà, si il se rappelait bien, il fallait veiller à ce que la flamme soit allumée en permanence – et Jahil la laissait toujours s'éteindre. Ensuite, des prières et rites étaient consacrés pour chacun des douze – treize ? – Gardiens – mais il les avait tous oublié. Entretenir la flamme du Gardien avait perdu son sens avec le temps et la distance, mais il l'allumait quand même chaque jour. La bougie éclairait faiblement la peinture écaillée : elle représentait chacun des Gardiens avec celui de la Flamme Sacrée en leur centre, autrefois auréolé d'or, aujourd'hui d'un vague bronze crasseux. Jahil les compta – douze, il avait donc eu rai… Non, il avait manqué le treizième, il le manquait toujours celui-là. Voilà pourquoi il ne se rappelait jamais de leur nombre ; le treizième Gardien, ombre noire et menaçante tapis sous les pieds de ses douze frères et sœurs, était presque entièrement effacé par le vieillissement de la peinture.

Jahil se servit un verre de lait – et seulement du lait, pas cette boisson lactée que les mericiens chargeaient d'alcool en essayant de tromper le monde sous le nom de « lait d'hiver » – et s'assit sur le canapé sans même retirer ses chaussures ou son manteau. Après quelques minutes à contempler la flammèche solitaire et les douze visages qu'elle éclairait, des pas discrets descendirent les escaliers et un soupir de contentement retentit à leur suite.

— Cette enquête te donne encore plus à faire que d'habitude, je me trompe ?

Les mains de Marnie se posèrent sur ses épaules et entreprirent de le masser. Jahil tira une grimace de douleur. Il aimait sa femme, ça oui, mais qu'est-ce-qu'elle massait mal…

— Désolé, dit-il en prenant doucement ses mains dans les siennes. Ne t'occupe pas de moi, repose-toi.

— Puisque tu insistes, chantonna Marnie en s'éloignant.

— Aucune résistance pour le coucher ?

— Krista les a tous un peu empêché de dormir la nuit dernière, alors ils sont tombés comme la pluie ce soir.

Le tintement du verre derrière lui indiqua à Jahil qu'elle se servait du whisky et, en effet, elle s'assit à ses côtés un instant plus tard avec un fond de breuvage dans la main. Marnie s'enfonça dans les coussins, son verre posé sur son ventre rond dans un équilibre qui laissa Jahil admiratif. Ses cheveux blonds étaient rassemblés en un chignon dont les nombreuses mèches qui s'en échappaient faisaient l'historique de sa journée.

— Karma est privée de dessert pour quelques jours, dit-elle après une petite lampée. Elle a frappé Hinol avec sa chaussure – encore oui, je me demande si il ne faudrait pas plutôt la priver de chaussures… Oh, et Mahal a perdu une dent aujourd'hui – désolée, je t'ennuie ? Demanda-t-elle en posant ses grands yeux sur lui.

— Non ! Pardon, fit-il distraitement, c'est juste que… ma kamina, je sais que je me répète, mais peut-être devrais-tu éviter l'alcool alors que…

— Jahil ! Protesta-t-elle. Ce n'est qu'un fond ! Il faut bien qu'il profite des petits plaisirs de la vie… et puis, on raconte que ça les rend plus vigoureux, dit-elle en massant amoureusement son ventre.

— Mon père disait que…

— Ton père n'était pas mericien. Le Malt Ardent coule dans nos veines, mon amour.

— Humph.

— En parlant de bébé…

Marnie laissa son index pointer l'air le temps de siroter une gorgée.

— Najil pensera que c'est Vultur qui les dépose dans la cheminée jusqu'à ce que tu lui expliques comment on les fait.

— Dans la cheminée ?

— J'ai dû improviser, grimaça-t-elle.

— Alors notre fils pense que Vultur fait brûler des bébés ?

— Brûler des… Sacre-voix ! Quel esprit tordu tu as !

— Mais… enfin, c'est toi qui vas inventer ça ! Et il n'a pas posé de questions, compte tenu que nous n'avons pas de cheminée et qu'il a vu ton ventre grossir pour tout ses frères et sœurs ?

— Hum, je pense qu'il vaudrait mieux que tu lui parles.

Jahil finit son verre de lait et se laissa aller contre Marnie en bâillant.

— Je lui parlerai, acquiesça-t-il. Excuse moi, la journée a été longue…

— Je sais, murmura-t-elle en passant une main dans ses cheveux. Tu as eu les réponses que tu voulais ?

— Je ne l'ai pas vu. D'après les Gardes-Pleurs, il est resté enfermé dans sa chambre depuis que je l'ai raccompagné, hier. Ce type devient plus mystérieux que notre enquête…

— Pauvre garçon, soupira Marnie en continuant ses caresses. Il doit avoir une vie solitaire… Attention, je ne l'excuse pas de te rajouter tout ce travail, mais tout de même, j'ai du mal à imaginer à quoi peut bien ressembler une vie comme la sienne… Je suis contente que tu ai changé d'avis sur lui, rajouta-t-elle après un moment. C'est vrai, quoi, vous êtes un peu pareils tout les deux, vous devriez pouvoir trouver…

— Nous ne sommes pas pareils ! – ma kamina, s'empressa-t-il d’ajouter doucement à son air effaré. Excuse-moi… il est peut-être plus compétent que je ne l'imaginais, et certains rudits ne le sont peut-être pas autant, mais…

— Il n'a pas eu les mêmes chances que toi.

— Je ne suis pas arrivé où j'en suis par chance, fulmina-t-il en se relevant. J'ai travaillé dur, je travaille toujours dur… Le mérite, ça se gagne ! Il n'a qu'à passer l'examen de rudition, par Vultur !

— Jahil, même si il travaillait dur, même si il méritait sa place, tu crois vraiment qu'on lui accorderait ?

Il se tut, et Marnie le ramena tendrement contre elle. La tête ainsi posée contre son épaule, le bas de son corps semblait entièrement englouti par son ventre bombé. Jahil y posa la main ; il sentait la peau lisse et tendu à travers le tissu de la robe.

— Ce que je crois pour l'instant, dit-il lentement, c'est qu'il ne s'est rendu coupable de rien qui puisse lui faire mériter le Puits.

— Qu'est-ce-que tu comptes faire ?

Jahil lâcha un profond soupir, luttant contre la lourdeur de ses paupières.

— Je vais faire mon travail, ma kamina.


***


— Kamu !

Jahil tambourina contre la porte de ses deux poings, inondant le couloir d'un flot de coups mats qui lui attirèrent les regards courroucés des domestiques de passage.

— Vous êtes certains qu'il n'est pas sorti ?

Les deux Garde-pleurs secouèrent vivement la tête.

Malgré que la découverte des souterrains ait validé le témoignage de Kamu, ceux-ci s'évertuaient à le soupçonner, et donc, à le surveiller.

— Kamu ! Répondez-moi ! Assena Jahil contre la porte. Kamu !

— Peut-être qu'il… hum…

— Pardon ? S'enquit-il à l'adresse du garde.

Celui-ci échangea un regard entendu avec son collègue.

— Oui, vous savez, insista-t-il.

Il passa son doigt en travers de sa gorge en laissant pendre sa langue dans une grimace censée imiter le trépas.

Jahil l'ignora et reprit son assaut avec hargne.

— Kamu ! Ouvrez-moi, voyons !

Par Vultur, même ses petits derniers se montraient plus raisonnables.

Il laissa glisser sa main contre le bois, actionna la poignée pour la énième fois, en vain.

— Je vous jure, siffla-t-il, que si d'ici demain vous ne vous êtes pas ressaisi, je… (il marqua une pause, le temps de réfléchir à la menace adéquate, puis se rappela qu'il n'en trouverait jamais de pire que celle qui planait déjà sur lui) Je… Je vous jure que je trouverai le moyen de vous faire sortir !


***


— Par ici, je vous en prie, dit Jahil en indiquant le couloir.

Le vieil homme au dos courbé le suivit distraitement. Son air béa s'intensifiait à chaque mètre parcouru, il lorgnait les tentures exotiques, les doubles portes faites de bois précieux, la pierre minutieusement taillée. Son souffle obstrué résonnait péniblement aux côtés de Jahil. Le rudit ralentit la cadence de peur qu'il ne s'effondre sous l'effort.

— Et… hum, combien cela va-t-il coûter ? Demanda-t-il.

— Ah bah ça, tout dépend de la serrure, haleta le vieillard. Pis, sans compter qu'on est daymin, aujourd'hui, et normalement, c'est mon jour de repos…

— Oui, moi aussi, marmonna Jahil.

Ce qui ne l'avait pas empêché de perdre sa matinée dans la Ville Basse à essayer de convaincre chaque serrurier d'accepter sa requête… mais il était hors de question que cette espèce de teigne se défile une journée de plus !

— C'est ici, indiqua Jahil alors qu'ils arrivaient devant les Garde-pleurs.

Les deux hommes, que Jahil commençait malgré lui à connaître, dévisagèrent le serrurier avec incrédulité. Le vieil homme à la barbe blanche les salua sans y prêter attention. Il portait un tablier de cuir usé sous sa cape rapiécée, et serrait fermement sa boîte à outils au bois tâché d'huile.

Sans vraiment y croire, Jahil toqua à la porte. Il ne reçut évidemment aucune réponse.

— C'est à vous, soupira-t-il en s'écartant.

— Un instant, hésita l'un des Garde-pleurs, vous n'allez pas…

— Pas si vous trouvez une autre solution pour ouvrir cette porte, le coupa Jahil.

Il hocha la tête avec satisfaction devant l'air embêté des gardes, pas le moins du monde inquiet à l'idée de forcer une porte du Carillon. Après tout, le Château leur avait accordé tout les droits nécessaires au profit de leur enquête.

Le vieux serrurier se campa devant la porte, son attirail étalé au sol, et entreprit l'examen scrupuleux de la serrure.

— Et pour le prix ? Demanda Jahil.

— Pfiouu, souffla le vieillard en scrutant le mécanisme. Comptez pour une vingtaine de rodins, ça dépendra du temps que j'y passe…

— Vingt rodins ? Je croyais que c'était en fonction de la serrure ?

— Moui, aussi, fit-il en dodelinant de la tête. Le déplacement, la serrure, le temps… et pis, aujourd'hui c'est daymin, et c'est mon jour de repos normalement.

Les différentes parties du mécanisme se joutèrent contre les outils du serrurier et cliquetèrent sans interruption. Jahil fit les cents pas, lançant de temps à autre un sourire qu'il espérait rassurant aux passants intrigués. Les paroles du Garde-pleurs lui revinrent en formant un creux dans son ventre qu'il tenta de chasser. Mais, plus il y songeait, plus il s'en inquiétait, et lorsqu'au bout d'une heure un bruit de loquet se fit enfin entendre, Jahil n'était plus si sûr de vouloir ouvrir cette porte.

Il s'arrêta tandis que le vieillard se relevait avec un soupir de contentement.

— C'était une très belle serrure, remarqua-t-il. Ça fera vingt-cinq rodins.

Jahil lui donna son dû et l'un des gardes se chargea de l'escorter jusqu'à la sortie, le laissant devant la porte dont il craignait à présent l'ouverture si facile. Il inspira profondément tout en posant sa main sur la poignée, puis l'actionna brusquement en ignorant ses entrailles tordues par la peur.

— Kamu ?

Il referma la porte avec un grincement, atrocement bruyant dans cette chambre froide et silencieuse. Il n'y avait que la lumière du jour pour caresser la pierre de son aura – bougies comme cheminée étaient éteintes. Jahil inspecta la chambre du regard : le petit salon et ses divans semblaient ne pas avoir été touchés depuis sa dernière visite, les commodes et le bureau étaient nus, sans signe d'utilisation. Il traversa lentement le salon, le bruit de ses pas étouffé par les tapis moelleux. Un tas de vêtements gisait aux pieds du lit à baldaquin. Bien qu'immobile, le renflement des couvertures parut quelque peu exagéré à Jahil. Il s'en approcha avec une crainte grandissante.

— Kamu ?

Jahil approcha sa main. Puis la retira. Puis la rapprocha. Enfin, il réussit à saisir les draps. Il les tira d’un coup sec.

Recroquevillée comme un fœtus, la grande silhouette demeura immobile, le visage enseveli sous une masse de cheveux. Jahil fixa le large dos lui faisant face, attentif au moindre frémissement.

Par tout les Gardiens, par Vultur, et tout les dieux…

Après un instant de doute terriblement long, la silhouette se tortilla de mécontentement. Lentement, sa tête se tourna vers Jahil et un œil rouge apparut entre deux mèches brunes.

— Ah. C'est vous, dit Kamu d'un ton égal.

— Par… Par Vultur, vous êtes vivant ! S'étrangla Jahil en éprouvant un délicieux soulagement.

Kamu grogna en se recouvrant des draps.

— Fait froid, merde…

— Mais qu'est ce que vous fichez ? Vous avez une idée de l'heure ? Du jour ? Ça fait trois jours que je viens frapper à votre porte, vous ne m'avez pas entendu ?

— Si, si, fit la voix étouffée sous les couvertures.

— Si ? Mais… et alors ! Vous… enfin, Kamu ! Ou Faust, ou quel que soit votre nom, je vous rappelle que vous menez une enquête et, pardonnez-moi si je me trompe, mais ça m'a l'air sacrément ardu de faire ça dans un lit !

— Ah oui, l'enquête. Non, je laisse tomber.

— Pardon ?

— Vous êtes débarrassé de moi. Félicitations.

La colère grignotait peu à peu le sentiment de légèreté que Jahil avait éprouvé un instant plus tôt.

— Arrêtez de faire l'enfant et sortez de ce lit, dit-il sèchement. Vous êtes ridicule.

Un autre grognement émergea de sous les draps.

— Sortez… de ce lit ! Tempêta Jahil en retirant une nouvelle fois les draps.

Il les roula en boule puis les jeta aux pieds du lit. Kamu finit par se relever, son air hagard d'autant plus accentué par les nœuds qui l'auréolaient et les picots noirs saillants de son menton. Son nez avait dégonflé, mais des ecchymoses verdâtres persistaient sur son torse.

— Mais qu'est ce que vous fichez ?

La colère dans sa voix était presque indiscernable tant elle était fébrile.

Jahil découvrit avec embarras qu’il ne portait pas de sous-vêtements.

— Nouveaux éléments d'enquête, parvint-il à dire d’un ton ferme. C'est urgent, il faut absolument que vous veniez.

— Mais puisque je vous dit que je ne fais plus l'enquête. Aller, rendez-moi ces draps, je suis à poil et j'ai froid.

— Alors habillez-vous ! Hurla le rudit en lui lançant le tas de tissus informes trouvé par terre.

Les vêtements retombèrent sur Kamu, catatonique. Il fixait un point invisible devant lui, les yeux vagues.

— Par tout les vents, ressaisissez-vous ! Ça arrive à tout le monde d'avoir un coup de mou, mais il faut se secouer pour en sortir.

— Se secouer, merci… je garde ça… dans un coin de ma tête.

Il alla enfouir son visage entre les coussins, ses vêtements encore éparpillés sur lui.

Jahil inspira, et tenta le tout pour le tout :

— Le monstre des tunnels a été découvert.

— Quel… quel monstre ?

— Un monstre… mmm, comment dire ? ( Son esprit forma l'image d'un serpent gigantesque aux écailles plus noires que la nuit ) On rapporte… un serpent… un énorme serpent noir.

Jahil s'était attendu à susciter la curiosité, la surprise, ou la peur. Aussi, il tomba des nues quand un sanglot déchirant fit tressauter les épaules du jeune homme.

— Alors vous l'avez vu ? souffla-t-il en un filet de voix. Je… Je pensais que… ( il déglutit bruyamment ) Tout le monde va encore mourir, gémit-il.

L'inquiétude de Jahil refit surface à la vue de cette imposante silhouette, brisée.

— Tout le monde meurt, continua Kamu en sanglotant. Tout le monde. Tout le temps. Sauf moi.

— S'il vous plaît, tenta Jahil. Je ne voulais pas…

Contre toute attente, Kamu se releva. Il s'essuya le visage et empoigna ses vêtements, d'un geste lent et concentré, comme si il fournissait un effort surhumain.

— Qu'est ce qu'il a dit ? Demanda-t-il faiblement.

— Qui donc ?

— Le monstre.

— Oh, heu… rien de spécial. Je… Je vous attends dans le couloir…

Sur le point de partir, Jahil remarqua le carnet resté au sol, là où il avait ramassé les vêtements. Il s’en saisit discrètement et le glissa dans sa poche.

La première heure de l'après-midi approchait quand ils sortirent du Carillon. La pluie battait seule le dallage de la Place du Pendu. Le défilé habituel de capuchons colorés avait disparu au profit d’une poignée d'ouvriers aux habits détrempés. Ils s'affairaient à monter l'estrade sous l'arche qui verrait au soir son pendu de la semaine remplacé par un autre. Le regard happé par les milliers de vitraux multicolores, Jahil tordit le cou vers le sommet du Dôme Savant. Il songea alors, non pas comme il l'avait toujours fait, aux précieuses connaissances symbolisées par le lieu, mais à l'homme qui le dirigeait. Il jeta un coup d’œil à Kamu : celui-ci gardait la tête basse, le dos voûté. Le jeune homme marchait d'un pas prodigieusement lent pour ses longues jambes. Ses mouvements ralentis et son grand manteau noir lui donnaient l'air d'un messager funeste, et Jahil songea non sans culpabilité que les rumeurs à son propos n'étaient finalement pas si étonnantes. Il résista à l'envie d'éclaircir ses interrogations quand au lien qui unissait le rudit de monstres au Père Cotard, et tâcha plutôt de lui faire accélérer la cadence.

— Vous ne portez pas votre uniforme, remarqua Kamu alors qu'ils longeaient les rues désertes.

— Non, en effet, répondit Jahil. Aujourd'hui, c'est daymin.

L'absence quasi totale de passants leur permit d'emprunter les coursives pour s'éviter la bruine – elles se voyaient d'habitude prises d'assaut par les skiaciens de sortie.

— Où allons-nous ? Fit Kamu au bout d'un certain temps.

— Nous sommes presque arrivés. C'est la porte là-bas.

— Mais le… le monstre, il…

— J'ai menti, lâcha brusquement Jahil. Je suis désolé, je voulais vous faire sortir de votre lit. Il n'y a pas de monstre.

— Le… le serpent, vous avez parlé d'un serpent…

— J'ai tout inventé, confessa le rudit alors qu'ils arrivaient devant chez lui.

— Mais vous…

— Kamu, écoutez-moi. ( Jahil saisit la poignée et leva la tête vers le grand gamin ) Vous allez vous secouer et vous éclaircir les idées. Après, nous parlerons de la progression de l'enquête. Mais d'abord… ( Il ouvrit la porte ; des exclamations juvéniles retentirent par son entrebâillement ) Vous allez manger une délicieuse soupe à l'oignon.

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