Chapitre 30 : Il n'avait jamais été si heureux

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5 ans plus tôt


Le feu crépitait dans l'âtre de Claire-Voix. Une odeur de bois fumé flottait dans l'atmosphère réchauffée. Dehors, le souffle de Vultur hurlait plus fort que jamais et cinglait violemment les carreaux de la pluie qu'il charriait.

Mais le vent avait beau balayer le pays de rafales impitoyable, pour Kamu, lové dans le canapé avec Molly, aujourd'hui était une journée paisible. Aucun Murmure n'était de service ; ses tâches quotidiennes s'étaient vues redistribuer entre tout les résidents pour qu'il puisse profiter du même temps libre que les autres. Le linge séchaient dans la chaufferie, les poules et les chevaux étaient nourris, les latrines récurées, du marama mijotait à la cuisine en vue du repas du soir, et toutes les surfaces étincelaient. La saveur de l'oisiveté n'en était que meilleure lorsqu'elle s'imposait d'elle même.

Avec Molly nichée contre lui, tout deux enroulés dans une couverture à lire un ouvrage d'Histoire, Kamu se disait qu'il n’avait jamais été si heureux. Bien qu'il soit rempli de nombreux résidents, un silence intimiste régnait dans le salon et Kamu lisait à voix très basse pour ne pas le rompre. Il prenait plaisir à parler depuis la fin de sa période de contre-voix : c'était une voix grave et constante qui vibrait dans sa gorge quand il s'exprimait, et il pouvait de nouveau chanter sans risquer d'offenser Vultur.

Quand il lisait trop bas, Molly se pressait un peu plus contre lui afin de mieux l'entendre. Après cela, il n'osait plus hausser la voix de peur qu'elle ne s'éloigne selon la même logique. Il craignait parfois – de façon très stupide, mais il ne pouvait pas s'en empêcher – qu'elle puisse lire dans son regard, ses gestes, ou son expression, toute l'affection qu'il lui portait. Il faisait son possible pour chasser ses pensées les moins chastes quand elle se tenait près de lui mais, malheureusement, c'était aussi dans ces moments là qu'elles surgissaient le plus fréquemment.

Kamu se tut quand il eut fini de lire sa page. De son joli timbre éraillé, Molly commença à lire la suivante :

— « Des écrits tout aussi révélateurs ont été retrouvés dans les ruines de l'ancienne cité mère de l'actuel royaume de Nartir, traduit en 465 après la Chute par Baliz… Non, Blazil… Non, Blal… Blal… » – oh, merde !

— Blazlil, Blazlil le Sage, chuchota Kamu.

— Blazlil, répéta-t-elle péniblement. Non mais franchement, souffla-t-elle en levant les yeux au ciel.

Ses capacités de lecture ne s’étaient jamais vraiment améliorées, malgré toutes ces heures de travail acharné avec Mama. Celles-ci avaient d’ailleurs pris fin quelques années auparavant, Mama ayant eu peur de ne pas avoir assez de temps pour aider les autres jeunes pensionnaires à combler leurs propres lacunes. Bien entendu, Kamu en était ravi, puisque Molly se tournait depuis entièrement vers lui pour progresser.

— Donc, reprit-elle, « après la Chute par… mmh-mmh le Sage, et dont voici l'extrait :

Été comme hiver, le colosse éclaire la cité et guide les égarés des flots, mais il guide aussi ceux des cieux qui voient sa lame transpercer les nuages. À leur approche, ces voyageurs doivent vite quitter les airs ou, du moins, les courants les plus hauts, car nul ne peut survoler le Fléau des Hommes. Il protège la cité des envahisseurs et unifie ses défenseurs. L'homme tient la plus haute place dans le cœur des Hommes et son image doit tenir la plus haute place dans celle du monde. C'est pour cela que sa grandeur, bien qu'elle paraisse dérisoire dans l'horizon dégagée, ne peut être surpassée ni par les constructions, ni par la nature, ni par les voyageurs du ciel.

« Bien que cette analyse ne porte pas sur le climat de l’Ancien Temps, notons, pour commencer, la mention « été comme hiver » qui ouvre cet extrait. Elle supposerait une habitude au changement de climat, ce qui validerait alors la théorie d’Hem – d’Hemira le Grand, exposée plus loin dans cet ouvrage.

La double occurrence de « voyageurs du ciel » semble indiquer, comme dans les textes retrouvés dans l'actuel Royaume Zianais » – Royaume Zianais ? S’interrompit Molly. Ce texte n’est pas très à jour… donc : « actuel Royaume Zianais… que les Anciens Hommes auraient développé un moyen de transport aérien. La description du colosse, dont les pieds subsistent encore aujourd'hui dans le port de T-Tricht, tend également vers cette hypothèse puisque la taille de la statue originelle, calculée d'après ses restes par Hokam l'Inflexible, atteindrait, en théorie, les 300 mètres. Les hypothèses sur sa construction n'ont jamais été validées, mais l'on peut raisonnablement considérer la fiabilité des calculs. Ce faisant, qu'une telle grandeur paraisse dérisoire impliquerait une échelle de valeur rendue, on peut le supposer, incommensurable par des possibles voyages aériens. Nous noterons également que les formules employées comme « quitter les airs [ et ] les courants les plus hauts » suggèrent une habitude et une grande maîtrise d'un tel moyen.

« Aucun rudit n'est parvenu, à ce jour, à élucider la façon qu'employait les Anciens Hommes pour ce faire. On peut cependant louer la bravoure et la dévotion de quelques individus qui auront tenté, jusque dans leurs derniers instants, de percer ce mystère. La tentative la plus remarquable est celle de Galil… Non… Glal… Si, Galil… bref, une certaine personne, qui, au début du siècle précédent, a conçu un habit s'inspirant de la silhouette des oiseaux. Gal… cette personne a effectué son premier et dernier envol depuis le sommet de la Tour d'Horizon de Lianen. Selon les sources de l'époque, les témoins auraient affirmé l'avoir vu planer quelques instants avant sa chute mortelle. »

Molly se tut. La joue encore collée contre son épaule, elle releva la tête vers Kamu, qui n'avait pas cessé de l'observer durant sa lecture. Son cœur bondissait à chacune de ses mimiques, que ce soit cette petite ridule qui apparaissait sur sont front quand elle butait sur un mot, ou sa façon de se caresser la joue lorsqu'elle se concentrait sur son texte. Quand elle plongea son regard dans le sien, il sentit ses genoux se dérober sous lui – alors même qu'il était assis.

— Tu crois qu'ils avaient des voitures du ciel ? S'enquit-elle avec le plus grand sérieux.

— Des… hum, voitures du ciel ? Répéta Kamu sans pouvoir s'empêcher de sourire bêtement.

— Pas exactement, soupira Molly, mais je ne sais pas, peut-être une sorte de voiture tirée par des oiseaux…

— Tirée par des oiseaux ? Fit Kamu, toujours avec son sourire.

— Eh bien, comme les chevaux tirent les voitures… enfin, il faudrait que ce soient de gros oiseaux. Des oiseaux géants… peut-être même qu'ils les chevauchaient…

— Qu'ils les chevauchaient ?

Molly fronça les sourcils, les lèvres pincées.

Bravo génie, qu'est ce que tu as encore dit comme connerie ?

— Kamu, est-ce-que tu te moques de moi ?

— Non ! S'étrangla-t-il. ( Quelques têtes se tournèrent vers eux avec désapprobation ) Non, reprit-il en baissant d'un ton, non, pas du tout, c'est… c'est brillant, Molly, vraiment. Tu es… brillante.

Non seulement ses sourcils restèrent froncés, mais elle se mit en plus à plisser les yeux de façon suspicieuse.

— Kamu… gronda-t-elle.

— Molly, je jure sur la voix de mes ancêtres, et même de mes descendants – enfin, si j'en ai, rajouta-t-il précipitamment. Et attention, je ne suis pas en train de dire que j'en voudrais – ni que je n'en veux pas d'ailleurs – enfin, je dis juste qu'on est peu trop jeunes pour penser à ça, non ? On commence à y réfléchir quand on les fait – mais attention, je ne pense pas à ça non plus, rajouta-t-il encore.

Pourquoi faisait-il si chaud, tout à coup ?

— Et puis, en plus, je ne pourrais pas en avoir tant que je reste ici, ne put-il s’empêcher de rappeler, alors ça fait encore une raison pour ne pas y penser, tu vois ?

Kamu attendit la réaction de Molly avec l'impression de nager dans sa propre sueur.

— Moi, j’aimerais bien être rudite dans un autre pays, dit-elle finalement.

La jeune fille saisit le livre posé sur les genoux de Kamu et s'allongea tranquillement sur ses jambes. Elle cala un coussin sous sa tête d'un air désinvolte, le livre ouvert sur sa poitrine.

Ah ça, c'est un très beau pupitre, songea-t-il.

— Tu me trouves vraiment brillante ? Dit Molly si bas qu'il faillit ne pas l'entendre.

Kamu hocha vivement la tête.

— Même si j'ai du mal à lire ? Insista-t-elle.

Il dut pencher la tête vers la sienne pour l'entendre correctement. Dans la cheminée, les flammes crépitaient presque plus fort que sa voix.

— Et même si mes théories sont stupides ? Rajouta-elle encore plus faiblement.

Kamu se pencha encore vers elle.

— Tu sais quel est le secret de l'Empire Zianais pour avoir une flotte aussi puissante ? murmura-t-il.

Molly secoua la tête, un sourire au coin des lèvres.

— Ils font tirer leurs bateaux par des calamars géants.

— Tu te moques de moi ! S'écria-t-elle en éclatant de rire.

— Hum, je vous dérange, peut-être ? Lança une voix proche.

Tout deux levèrent la tête vers l'autre bout du canapé. Costa, dont ils avaient complètement oublié la présence, rajusta sa monture aux verres ronds d'un air exaspéré.

— Vous troublez le dénouement de ma tragédie, dit-il en tapotant les pages de son livre.

— Hum, pardon, fit Kamu, comment va… la femme de l'empereur ropien ?

— Mal, Kamu, elle va très mal, répondit Costa avec une peine authentique. Elle est en train de mourir.

— Ohhhh, Costa ! Gémit Molly en tendant ses bras vers lui, toujours allongée. Tu as besoin de réconfort ?

— J'ai besoin de silence, répliqua-t-il en se détournant vers son ouvrage.

— Attends, attends, l'interrompit Kamu, comment est-elle morte ? Je croyais que c'était une histoire d'amour ?

— Ça l'est. Et c'en est une tragique… Mais elle n'est pas encore morte, précisa-t-il, simplement en train de mourir. Elle vient d'avaler un poison, un poison très violent.

— C'est… terrible.

— Oui, acquiesça Costa. C'est terrible… c'est le triomphe des sentiments sur la raison, celui du cœur sur l'esprit. C'est la tragédie qui sommeille en chaque homme – n'est-ce-pas magnifiquement ironique pour les êtres de raison que nous sommes ?

— Ça va à l’encontre des enseignements de Kredik le Cynique, releva Kamu. Quand les sentiments prennent le pas sur la raison, c’est que l’esprit est convaincu par sa propre logique. Alors, ce n’est pas un triomphe du cœur, mais un simple changement de référentiel dans ce qui est nécessaire et ce qui ne l’est pas. L’Homme suit sa raison avant tout, et ceux qui ne la suivent pas ne le font pas à cause de leur cœur, mais à cause du manque de rationalité dans leur petit cerveau.

Costa poussa un sifflement admiratif.

— Ben dis donc… je vois qu’on a bien appris ses leçons. Tu te permets même d’élargir la théorie du maître… Alors si j’ai bien compris… ta décision d’arrêter de manger de la viande ne viendrait pas du cœur, mais plutôt du manque de rationalité dans ton petit cerveau, c’est ça ?

— Hum. Mes raisons sont très rationnelles. Et ici, c'est moi le rudit de sagesse, rétorqua Kamu.

— Ah oui ? Et moi, je croyais que c'était Kob le prétentieux de service.

Molly éclata de rire en se tortillant sur les genoux de Kamu. Il regarda Costa, effaré. Ce dernier lui lança un clin d'œil assorti d'un grand sourire, et Kamu lui même ne put retenir le sien, les joues cramoisies de honte.

— Eh là, de quoi vous parlez, vous trois ? C'est moi qui ai le monopole de l'humour, ici.

Les trois compères se retournèrent d'un même mouvement. Le silence plana un instant quand ils virent Kob, un sourire figé sur ses lèvres en attente de réponse. Leurs gloussements repartirent de plus belle devant son expression confuse, qui ne fit qu'attiser leur fou-rire et les coups d'œil curieux de l'assistance.

— Hum, d'accord, je vois, fit le grand blond, vexé. De toute façon, je venais chercher Blake, marmonna-t-il en cherchant des yeux le petit garçon.

Celui-ci se portait toujours volontaire pour aider Kamu en cuisine. Plus que cuisiner, c’était surtout goûter les plats qui l’intéressait, mais Kamu acceptait volontiers son enthousiasme. Comme pour Molly, la lecture et l’écriture comportait son lot de frustration.

Quand Kob fut reparti, Kamu et Molly se replongèrent dans leur ouvrage, murmurant encore plus bas, tout deux encore plus proche. Kamu se disait, encore plus fort, qu'il n’avait jamais été si heureux.

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