Chapitre 31 : Promesse

15 minutes de lecture

L'espace d'un instant, les cris d'enfants et la chaleur réconfortante du feu ramenèrent Kamu à Claire-voix. Il se retrouva dans une cuisine modeste où une marmite au couvercle sautillant bouillonnait sur un petit foyer. Elle emplissait l'air d'une douce odeur qui lui évoqua celle d'un chez-soi. Plus loin, un poêle rougeoyait près de banquettes de bois recouvertes de coussins et de couvertures. Des vêtements séchaient en hauteur, pendus à différends fils traversant le salon.

— En fait, j'ai encore menti, avoua Jahil. Ma femme ne cuisine pas si bien.

Kamu ne put rien faire d'autre que de le fixer béatement, la tête vidée par les rires juvéniles. Ils s'intensifièrent d'autant plus lorsqu'une flopée de bambins gambada joyeusement vers eux, un large sourire aux lèvres – relativement édenté pour certains. Deux fillettes agrippèrent les jambes de Jahil dans des éclats de rires cristallins, tandis qu'un petit garçon essayait de lui sauter dessus et qu’un autre le contournait pour tenter d'assaillir son dos.

L'avait-il vraiment vu ?

Avait-il réellement vécu le même cauchemar que Kamu dans ces tunnels ? Avait-il vu cette abomination, entendu ces mots, ressenti l'horreur qu'ils exprimaient ? Avait-il…

Est-ce-qu'il a… vraiment…

Réfléchir était devenu si compliqué. Ses pensées tournoyaient lentement, telles des ombres insaisissables qui glissaient d'entre les doigts de sa conscience. Dès qu'il en attrapait une, elle s'échappait aussitôt pour le replonger dans un vide froid, stérile. Dans cet endroit, des voix lui murmuraient que rien de tout ça n'avait d'importance, qu'il n'avait plus à s'en soucier. Elles lui disaient qu'il était seul au fond de ce gouffre, qu'il était à sa place, que cette place était confortable. Et lui, il se disait qu'elles avaient raison.

— Mais t'es qui, toi ? Demanda une petite voix.

Elle venait d'un troisième garçon, planté devant Kamu, qui tripotait distraitement une canine branlante.

— Heu, je… hum…

Il inspira pour chasser une montée de larmes. La vue légèrement brouillée, il retira sa capuche et s'accroupit devant le garçon.

— Je m'appelle Kamu, dit-il en tentant un mince sourire.

La mâchoire de l'enfant se décrocha quand il croisa son regard. Il fit quelques pas vers lui, incrédule. Ses cheveux étaient blonds, mais il avait des yeux marrons en forme d'amande, comme ceux de Jahil. À sa réaction se succéda celle de sa fratrie, curieux mélange de cheveux blonds ou bruns et d'yeux plus ou moins étirés. Les cinq enfants l'entourèrent bien vite de leur curiosité.

— Mais t'as des yeux d'yvils ! Papa, il a des yeux…

— Mahal ! S'interposa Jahil en saisissant un garçon qui s'avançait vers Kamu bras tendus, les doigts pointés sur ses yeux. Ce n'est pas comme ça qu'on accueille un…

— Mais qu'est ce que je vois là ? Retentit une voix féminine. Ce n'est pas comme ça qu'on accueille un invité !

Kamu regarda la femme parcourir le salon d'une démarche pénible, soutenant d’une main son ventre d'une grosseur considérable. Il crut entendre deux petits battements à son approche, comme un chuchotement incertain. Ses cheveux blonds étaient rassemblés en un chignon fébrile, elle avait de grands yeux marrons, transmis à deux de ses enfants. Ils semblaient tous avoir pioché une caractéristique différente de leur père et de leur mère pour que les traits de la famille soient en parfaite harmonie.

— Jahil, ne les laisse pas faire, voyons, dit la femme en ramenant deux des bambins vers elle.

— C'est justement ce que j'étais en train de leur dire…

— Ça… ça va, ne vous en faites pas, bafouilla Kamu en se relevant.

Le regard de la femme le suivit tout du long de sa montée avec un étonnement croissant, et elle dut presque se tordre le cou quand il eut fini de se remettre debout.

— Par Vultur, dit-elle d'une voix blanche, il va falloir plusieurs marmites pour le nourrir, celui-là !

— Non, je… fit Kamu.

Il se tourna vers la porte d'entrée. Il se retourna vers la famille. Les enfants l'observaient tous d'un œil écarquillé, mordillant leurs doigts ou le col de leur chemise aux pieds de leurs parents.

Que faisait-il ici ? Que faisait dans cette maison, dans cette famille qui n'était pas la sienne ?

— Je… je suis désolé, madame, commença-t-il, je…

— Non, non, non, fit-elle en secouant la tête, Marnie, appelez moi Marnie. Et donnez-moi votre manteau que je le mette à sécher – vraiment, Jahil, ajouta-elle avec un regard noir à l'adresse du rudit, tu aurais pu le faire…

Kamu suivit les instructions de ses hôtes, ponctuant chacune de ses réponses par un « merci » ou par un « désolé » pathétiquement bredouillés – quand ce n'était pas les deux à la fois. Il se laissa placer à table, devant une assiette où l'attendaient déjà deux petits pains, vite rejoins par un troisième malgré ses protestations. Bien qu'il n'ait rien mangé depuis trois jours, l'idée d'ingurgiter la moindre nourriture ne lui provoquait, au mieux, qu’une légère nausée.

Il se força quand même à manger, de peur de froisser ses hôtes si charitables, mais dès qu'il finissait son bol de soupe, Marnie s'empressait de lui en resservir un. Il se donnait l'impression d'être un imposteur au milieu de cette petite famille si souriante, si harmonieuse. Il était trop grand, trop sale, trop triste. Et Jahil et sa femme faisaient tant d'efforts pour qu'il se sente à l'aise…

— Vous aimez la cuisine, Kamu ? Demanda Marnie en poussant vers lui un bol de soupe fumant.

Une autre question choisie spécialement pour sa banalité.

— Oui, merci.

Il plongea sa cuillère dans le bol et, tandis qu'il la remuait parmi les morceaux d'oignons, il s'entendit rajouter :

— En fait, j'aime beaucoup ça. Enfin, j'aimais ça… enfin, j'aime toujours, mais je cuisine plus. Parce qu'avant je cuisinais.

Il regretta aussitôt ses paroles – foutrement trop laborieuses – que le couple écouta avec une pointe d'égarement dans le regard. Mais Marnie se fendit d'un sourire ravi – comme elle jouait bien le jeu – et en profita pour continuer leur semblant de conversation :

— C'est formidable, les jeunes apprennent de moins en moins la cuisine. Et qu'est-ce-que vous – Krista, chérie, on ne dévisage pas les gens comme ça, s'enquit-elle à l'adresse d'une fillette qui ne le lâchait pas des yeux derrière son bol de soupe – et donc qu'est-ce-que vous cuisinez ? – cuisiniez, pardon.

— Heu…

Une vague de panique le submergea tandis que le silence s'allongeait pesamment.

Qu'est ce qu'il…

— De la soupe, par exemple ? Proposa-t-elle.

— O-oui, c'est ça. De la soupe, par exemple. À l'oignon.

— Ah ! Alors, est-ce-que ma recette est aussi réussie que la vôtre ?

La soupe était très correcte. Mais elle manquait de quelque chose.

— M-moui, acquiesça-t-il en croisant le regard paniqué de Jahil. Mais je… un peu de Malt Ardent, c'est… ça relève le goût.

— Du Malt Ardent ? S'étonna Marnie.

— Juste un trait, pour finaliser la cuisson des oignons avant de rajouter le bouillon.

Elle étrécit les yeux sur lui, figée.

Bravo idiot, ils t'invitent chez eux, et toi tu critiques leur cuisine. Il vont te jeter de…

— Alors vous, dit Marnie en pointant sa cuillère sur lui, je vous adore.

Jahil maugréa quelque chose d'inaudible à propos de la consommation d'alcool des mericiens.

— Mais maintenant, vous êtes obligé de revenir ici pour m'apprendre cette recette, et je suis très sérieuse.

— Nous n'aurons pas le temps cette semaine, ma kamina, dit doucement Jahil.

— Eh bien, après votre enquête, dans ce cas ! Vous reviendrez, Kamu ?

— Ma kamina…

— Jahil, laisse-le répondre !

— Heu, je… bredouilla Kamu.

— T'as des cheveux loooooongs, s'enquit une petite voix derrière lui.

Il se retourna, soulagé de cette interruption, pour découvrir la fillette qui le fixait quelques minutes plus tôt. Elle s'était discrètement juchée sur les barreaux de sa chaise et tendait sa main vers lui, l'air émerveillé.

— Dis, je peux te coiffer, dis ? Et est-ce-que je peux te faire des tresses ?

— Hum…

— Krista ! Protestèrent en cœur ses parents.

— S'il te plaiiiiiit !

— Si tu veux, répondit Kamu alors qu'un sourire amusé naissait sur son visage.

— Kamu, ne vous sentez pas obligé de céder aux caprices de ma fille parce que je vous invite à manger, s'inquiéta Jahil.

— Non, c'est bon, le rassura-t-il. Je lui dois bien ça pour sa craie rouge.

— Vous avez l'air très à l'aise avec les enfants, remarqua Marnie. Vous avez des frères et sœurs ?

— Je… J'en ai eu. Si on veut. On était beaucoup d'enfants, là où j'ai grandi.

Il les remercia intérieurement pour ne pas demander plus de précisions, tandis que la petite fille grimpait sur un tabouret pour se mettre à sa hauteur. Kamu proposa son aide pour ranger, la tête assaillie par les mains de la fillette.

— Ne vous inquiétez pas, s'esclaffa Jahil, vous êtes déjà bien occupé.

La petite Krista s'amusa à nouer ses cheveux pendant qu'ils débarrassaient, tout en lui répétant qu'il allait être « très joli avec cette coiffure ». Les autres enfants profitèrent qu'il soit à leur merci pour s'attrouper autour de lui et le couvrir de plus de questions qu'il ne pouvait en répondre.

— Tu fais combien de mètres ? Tu peux toucher le plafond ?

— Et comment il a fait Vultur pour te faire passer par la cheminée ?

— Heu…

— Est-ce-que t'es marié comme Papa et Maman ?

— Et est-ce-que t'as déjà vu Vultur déposer les bébés ?

— Les… les bébés ?

— Regarde ma dent, elle bouge !

— Et est-ce-que t'as des poils au nombril, comme Papa ?

— Ça suffit, intervint Marnie. Aller, on file à la sieste !

Les protestations fusèrent, mais les enfants se replièrent tout de même au salon, et Marnie les fit monter à l'étage après avoir échangé un baiser avec Jahil. Kamu se retrouva seul à la table subitement silencieuse, tandis que le rudit revenait du salon avec ce qui avait tout l'air d'être une bouteille de Malt Ardent. Kamu se tâta la tête le temps qu'il s'installe face à lui : ses cheveux ne lui paraissaient pas spécialement coiffés, et il eut même l'impression qu'ils étaient un peu plus emmêlés que d'ordinaire.

Jahil fit glisser vers lui un verre où miroitait la dose d'élixir mordoré.

Kamu baissa la tête sur son breuvage.

— Je ne comprends pas, dit-il tout bas.

— Moi non plus, répondit Jahil. Mais j'attends que vous m'aidiez à comprendre.

— Pourquoi faites-vous tout ça ? Il n'y a rien à gagner pour vous. M'aider ne vous apportera rien.

Le rudit soupira.

— Combien de fois faudra-t-il que je vous le répète ?

Il prit une lampée de Malt Ardent qui lui tira une grimace – la grimace de quelqu'un qui n'avait pas l'habitude d'en boire.

— Je fais mon travail, déclara-t-il doucement. Je veux découvrir qui utilise ces souterrains et pourquoi, qui vous a envoyé un assassin, et surtout, je veux empêcher un innocent de se faire condamner à tort. Votre sale caractère n'est pas une raison valable pour vous envoyer au Puits. Et quand cette enquête sera finie, je veux rentrer chez moi, et je veux profiter de ma famille avec la certitude que j'ai fais les choses justes, que j'ai fais tout ce que j'ai pu pour assurer la paix de mon pays. Voilà ce que j'y gagne. Et maintenant, j'aimerais revenir sur cet homme innocent que je veux aider. Vous voyez, il ne me facilite pas la tâche : il est borné, mystérieux, et je crois qu'il me cache des choses importantes. Des choses qui pourraient m'être utiles pour l'aider.

Kamu prit une rasade d'alcool. La brûlure infusa sa bouche d'un fort arôme boisé, elle descendit le long de son gosier, puis s'estompa pour révéler le goût profond et subtil du Malt Ardent, avec une légère note de miel qui perdurait sur la langue. La cuvée n'était pas aussi raffinée que celle qu'il avait pu goûter à Claire-Voix, mais ça restait du Malt Ardent.

— Comment connaissez-vous le Père Cotard ? Demanda Jahil.

Kamu descendit son verre d'un trait. Il le reposa tout en s'essuyant la bouche devant l'expression pantoise du rudit. Une agréable chaleur se diffusait dans son ventre.

— Si vous comptez sur l’alcool pour me faire parler, il va m’en falloir plus, dit-il.

Jahil le resservit aussitôt.

Kamu reprit son verre.

— Presque tout ce qu'il a dit est vrai. Presque.

Jahil écarquilla les yeux. Le rudit ne pensait sûrement pas arriver à le faire parler si vite, mais qu’avait-il à perdre, après tout ?

— Alors… vous vous appelez Faust, en réalité ?

— Non, et je n'ai pas de frère jumeau, répondit Kamu avec un ton plus cinglant qu'il ne l'aurait voulu. Mais tout le reste est vrai, ou quasiment.

— Je suppose que vous n'êtes pas un meurtrier et que vous n'êtes pas mort, s’esclaffa Jahil.

Kamu grogna et bu une gorgée pour s'éviter de répondre.

— Je me suis retrouvé seul, un jour, au Marché Couvert, déclara-t-il en fixant son verre. J'avais cinq ans, et c'était la première fois que ma mère me laissait seul à l'extérieur. Finalement, une femme m'a trouvé. Elle avait l'habitude de récupérer les jeunes orphelins à l'Hôtel de Paix, alors elle a fait pareil avec moi. Donc, j'ai grandi dans un orphelinat à l'extérieur de la ville. Cet endroit… était financé par les grands nobles. Ils voyaient leur investissement leur revenir quand les plus âgés venaient chez eux pour les servir. L’orphelinat était dirigé par Cotard – enfin, il le dirigeait depuis le centre-ville, et il nous rendait visite de temps en temps.

— Les pupilles du Père Cotard, acquiesça lentement Jahil, les yeux brillants. Des enfants sans avenir à qui l'on permettait de passer l'examen de rudition, sous sa bénédiction personnelle. Mais cet endroit n'existe plus ; le système est maintenu en place, mais l'orphelinat en question se trouve à quelques rues de l'Hôtel de Paix, maintenant. C'est depuis cette affaire…. Les Disparus de Claire-Voix.

Kamu serra son verre entre ses mains, la gorge nouée.

— Je…

Sa voix se brisa. Il but plusieurs gorgées pour diluer sa tristesse dans la légère ivresse que lui procurait l'alcool.

— Je me suis enfui, il y a cinq ans, parvint-il à dire. Je ne sais pas ce qui est arrivé aux autres.

Jahil l'examina pendant un moment, silencieux.

— Une trentaine de gamins, tous morts, murmura-t-il. Et la directrice avec… tous foudroyés par le morbus, apparemment. Tout les corps ont été brûlés, et l'orphelinat a été abandonné. L’affaire a crée un énorme scandale, à l'époque. Je me souviens avoir lu les rapports de paix… J'ai toujours trouvé étrange que tout ces gamins soient morts du jour au lendemain, alors qu'ils étaient sous la protec…

Soudain, il fronça les sourcils. La tête penchée sur le côté, il avait l'air de réfléchir intensément, les yeux flous.

Il redressa brusquement la tête et posa un regard éclairé sur Kamu.

— C'est la rudite Samra qui était chargée de l'enquête, dit-il.

Samra ? Ce nom…

— La même qui s'est chargée de l'enquête sur laquelle nous travaillons en ce moment, rajouta-t-il. Et je sais qu'elle a été élevée dans cet orphelinat, le même que vous… Kamu… ( Jahil se pencha par dessus la table ) Qu'y a-t-il avec cet endroit ?

— On… on nous apprenait beaucoup de choses. Histoire, philosophie, mathématiques, botanique, anatomie… on nous apprenait même à nous battre, on… on apprenait tout… sur tout. Mais… il y a quelque chose qui revenait tout le temps. Un principe, une règle. L'ordre des Choses qui régit le monde. Le rôle que nous y tenons. Celui qu'y tient le Léviathan.

— À vous entendre, on croirait à une secte, remarqua sombrement Jahil.

Il but dans son verre qu'il reposa avec une grimace. Ses yeux se plissèrent en fixant le bandeau attaché au bras de Kamu.

— Vous savez, dit-il lentement, il n'est pas écrit « Rudit de monstres au service direct de son Excellence », sur votre bandeau. Il est écrit « mange merde ». Et avec une faute, en plus.

Jahil attrapa quelque chose dans l’une de ses poches.

Kamu contempla son carnet entre les mains du rudit.

— Mais ça, vous le saviez déjà, bien sûr, reprit-il en posant le carnet sur la table. Vous pouvez lire. Vous avez reçu une meilleure éducation que la plupart des rudits, vous… par Vultur, vous pourriez faire le travail de n'importe quel rudit, peut-être même mieux qu'eux !

Jahil se laissa retomber contre le dossier de sa chaise en se tirant le visage.

— Pourquoi ? Pourquoi avoir fui ? Vous auriez pu passer l'examen, vous seriez rudit à l'heure qu'il est ! Enfin, se reprit-il, sans cette histoire de morbus…

Kamu sourit tristement. Il voulait pleurer. Mais la douce chaleur du Malt Ardent endiguait ses larmes.

— Chaque chose a une fin, récita-t-il.

— C'est votre seule réponse ? Et votre fuite ? Et tout ce qu’a dit le Père Cotard ?

Kamu se contenta de fixer son verre.

— Bon, j'en ai déjà eu plus que je ne l'espérais, soupira Jahil. Et c'est largement suffisant pour faire avancer notre enquête.

— Vraiment ? Mais je n'ai fait que vous raconter une partie de ma vie. Et c'est de loin la plus banale…

— Je m'étonne que vous ne parveniez pas aux mêmes conclusions que moi, vous étiez plus perspicace en début de semaine. J'aurais dû… vous écouter. Vous aviez raison pour le poison et les souterrains. Je suis désolé.

Kamu haussa une épaule.

— Je ne vous en veux pas. Je… je parle plusieurs langues, vous savez. Je peux résoudre des problèmes mathématiques complexes, énumérer tout les principes de rhétorique, réciter l’Histoire de chaque pays, mais… des fois, je suis juste idiot. Il y a des choses que j’aurais dû comprendre, et que… que…

— Vous êtes peut-être un idiot, mais vous n’êtes pas idiot. Et ce n’est pas le moment de flancher, pas au point où nous en sommes. Pas alors que nous tenons enfin notre suspect.

— La Seconde ? Mais…

— Pas la Seconde, non. Même si le Père Cotard était surpris de vous voir, je doute que cela puisse justifier son désintérêt pour les souterrains par lesquels nous venions d'arriver. Il aurait au moins dû s'en soucier, nous interroger dessus, plutôt que de vous battre verbalement.

— Cotard utilise les Murmures pour s’informer. Ce n’est pas si étonnant qu’il connaisse ces souterrains…

— Les quoi ?

— Les Murmures, les enfants de Claire-voix qui servent les nobles. Ils écoutent. Et ils lui rapportent ce qu'ils entendent. C'est comme ça qu'il sait tout.

— Je vois… eh bien, outre la moralité douteuse de cette pratique, elle ne fait que renforcer ma suspicion, déclara Jahil. Il a accès aux jardins du Château, et je ne doute pas qu'il ait les compétences suffisantes pour exploiter cette ressource. Visiblement, un tas de gens lui sont redevables pour avoir porté à bien leur éducation, et je suis sûr que de nombreux rudits seraient prêts à tout pour recevoir ses faveurs.

— Mmm.

Kamu descendit son verre. Ses joues chauffaient sérieusement et sa gorge était à présent désensibilisée à la brûlure de l'alcool.

— Mais Cotard a déjà tout, dit-il. Garder les souterrains secrets, d'accord, je comprends, mais pourquoi assassiner le Second du Château ? Il est rudit de sagesse, Père de Rudition, il a plus de pouvoir que le Château et gouverne même sûrement à sa place, alors pourquoi ? Et puis, imaginons que ce soit réellement lui, comment…

Les larmes l'assaillirent de nouveau. Il s'avachit sur la table, la tête enfouie entre ses bras.

— Comment pouvons-nous l'accuser ? Demanda-t-il d'une voix enrouée. Il a plus de pouvoir que le Château… ça signifie qu'il a toujours raison. Il est toujours du bon côté, il est… il est… il est inattaquable, conclut Kamu en un murmure. Tout ça ne sert à rien. Tout ça… ne sert… à rien.

À quoi bon ?

— Kamu, écoutez-moi, dit Jahil d'un ton ferme. Il nous reste encore une semaine, et rendez-vous compte de notre progression sur celle qui vient de s'écouler : depuis trois jours, les rudits de paix sillonnent les tunnels pour établir des plans du terrain, c'est une découverte impressionnante, et tout le mérite vous revient. Le passage qui mène au Carillon n'a pas encore été identifié, mais ça ne saurait tarder. Nous pouvons y arriver, Kamu. Kamu ? Kamu, regardez-moi.

Le visage encore niché dans ses bras, Kamu leva les yeux vers Jahil.

— Je vous promets, déclara le rudit, que je ne vous laisserai pas aller au Puits. Vous m'entendez ? Nous allons résoudre cette enquête, et vous n'irez pas au Puits.

— Mh-mh… acquiesça fébrilement Kamu.

— Mais je veux une promesse de votre part aussi.

Kamu renifla.

— Quoi, comme promesse ?

— Quand cette affaire sera derrière nous, je veux que vous passiez l'examen de rudition.

— Mais… mais… bredouilla Kamu en se relevant. Pour…

— Promettez-moi, le coupa Jahil. Allez-y.

— Je… d'accord, je… je promets. Voilà. Content ?

— Très, dit Jahil en hochant la tête d'un air – effectivement – ravi. Par curiosité… à quelle Instance de Rudition auriez-vous fait votre demande ?

Ce ne fut pas Kamu, mais le garçon de quinze ans qui répondit fièrement :

— Sagesse.

— Nom-d'yvil, vous ne faites vraiment pas les choses à moitié… rudit de sagesse…

— Rudit de sagesse, répéta doucement Kamu. C'est ce que j'aurais dû être.

Annotations

Vous aimez lire Arno ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0