Chapitre 32 : Les pires d'entre tous

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— Demain, huitième heure ? Vous serez levé ? Et habillé ? Demanda Jahil.

Kamu acquiesça honteusement.

— Ne vous en faites pas. Merci, Jahil. Je… Je suis déso…

— C'est déjà oublié, n'y pensez plus. Demain est un nouveau jour, ça ira mieux. Vous verrez.

Kamu acquiesça une nouvelle fois.

— Je… Je vais regagner ma chambre, vous pouvez me laisser là.

Tout deux s'arrêtèrent au milieu du couloir vide. Jahil chassa l’inquiétude de son visage avec un sourire confiant.

— Les Gardes-pleurs ne seront pas ravis de vous retrouver seul dans les couloirs… mais la découverte des souterrains ne m’engage plus à vous traiter comme un suspect. Dormez bien, à demain.

Quand il eut disparu, Kamu reprit son trajet. Il ne croisa personne. Les lampes suspendues aux murs éclairaient la pierre qu'il foulait d'un pas lent et concentré. Jahil et sa femme avaient insisté pour qu'il reste chez eux jusqu’au repas du soir et, sans ses protestations, Marnie lui aurait même préparé un lit pour la nuit. Mais il s'en voulait déjà bien trop d'avoir abusé de leur gentillesse et de leur temps. Pas besoin pour eux de subir plus longtemps sa présence.

En arrivant au couloir qui menait à sa chambre, Kamu se stoppa. Le contre-coup du Malt Ardent avait sapé ses maigres forces, et à se retrouver de nouveau seul, il sentait déjà s'étioler le peu de volonté qu'il avait regagné. Il savait ce qui arriverait dès qu'il aurait refermé la porte de sa chambre. Et il ne voulait pas encore l'affronter. Au lieu de poursuivre son chemin, il bifurqua à gauche selon un itinéraire qu'il suivit plus ou moins consciemment. Les escaliers menant aux jardins se dévoilèrent bientôt à lui. Il les emprunta, pantelant.

L'atmosphère douce et tempérée le surprit autant que lors de sa première venue. Kamu s'était attendu à retrouver l'endroit plongé dans l'obscurité, mais les dernières lueurs du jour persistaient derrière la toiture de verre. Autour de lui, les ombres des feuillages se découpaient dans un clair-obscur troublant. Plus étonnant encore, la pénombre semblait avoir réveillé certaines plantes, champignons, et fleurs, qui luisaient comme des faisceaux dans la nuit.

Kamu s'engagea sur le petit chemin et plongea au cœur de la forêt. Il n'y avait que le clapotis de la pluie pour troubler le silence. Les étranges formes colorées balisaient le sentier d'une myriade de lueurs spectrales. Après un certain temps à vagabonder comme il savait si bien le faire, Kamu retrouva les arbres aux branches fusionnées ainsi que la petite table ronde. Il aperçut avec un léger retard la silhouette installée là.

Le Château tourna lentement la tête vers lui. Il avait revêtu sa cape de velours et de fourrure. Un chandelier éclairait faiblement ses traits ridés, posé sur la table à côté d'un service en argent.

— Veuillez m'excuser, Excellence, dit Kamu en s'inclinant maladroitement.

Le vieillard balaya ses paroles d'un geste de la main, et prit une gorgée dans son godet argenté.

— Je vous prenais pour Arkaline, dit-il. Elle vient souvent recracher sa fumée dégoûtante ici – elle ne l'avouera jamais, mais je retrouve ses mégots régulièrement. Ne restez pas planté là, rajouta-t-il, venez donc vous asseoir. Du lait d'hiver ?

— O-Oui, merci, bredouilla Kamu en prenant place.

Le Château lui servit un verre et en profita pour remplir le sien.

— Si je puis me permettre, vous devriez vous montrer prudent à l'égard des boissons qu'on vous sert, Excellence.

— Que de bonnes intentions que vous avez là, gloussa le Château.

— Je… hum, ne vois pas non plus de Garde-pleurs.

— Je les ai renvoyé, ils sont trop encombrants, maugréa le vieillard.

— Peut-être ce désagrément vaut-il la protection qu’il vous assure ? Surtout… hum, à cette heure-ci, dans cet endroit…

— Humph, cela reste à voir.

À quelques pas d'eux, le mur de verre donnait une vue plongeante sur l'agitation de la place. Les centaines de capuchons grouillaient sous l'effervescence de la dixième heure. Les torches composaient une multitude de points lumineux brûlant faiblement dans la bruine. Sous l'arche, on avait décroché le pendu dont le corps serait certainement jeté dans une fosse dans la continuité de son châtiment éternel. La silhouette affaissée du prochain pendu attendait sur l'échafaud en compagnie des Gardes-pleurs et du capuchon pourpre de la justice.

— Vous n'assistez pas à l'exécution, remarqua Kamu.

— Vous non plus, répliqua le Château. C'est la première fois que je la passe avec quelqu'un d'autre que moi-même. Je suis le seul à rester au Carillon, d'habitude. ( Il but bruyamment dans son verre, le regard rivé sur la foule impatiente. ) Je ne suis vraiment pas friand de violence. Et je m'interroge chaque daymin sur ce qui réunit tout ce beau monde sous la pluie.

— Je, hum, je crois bien qu'ils viennent pour voir quelqu'un mourir, Excellence.

— Vraisemblablement, oui, s'esclaffa le Château. Mais… je me demande ce qu'ils peuvent trouver devant un tel spectacle. Peut-être se sentent-ils plus vivants devant la mort d'autrui ?

Kamu ne dit rien.

La lumière déclinante teintait le ciel de ses dernières lueurs blafardes.

— Ce n'est pas seulement cette exécution, reprit le Château. Vous, yvil, qui chassez les monstres, devez bien le voir. Que ce soit pour assister à une pendaison, mener une révolte ou une guerre, la violence régit le cœur des hommes. Elle a toujours une fonction, bien sûr, la violence pour la violence n'apporte rien. Je le vois dans ce qu'on me rapporte sur notre conflit avec nos voisins du nord, les chiffres parlent : les soldats tombés au combat, les rodins rentrés dans les caisses, les kilomètres de territoires conquis… tout ça sert un but, même si il est parfois difficile de l'apercevoir. Et j'ai bien peur que la violence soit le meilleur moyen pour y parvenir.

— Comme m'envoyer au Puits ? S'entendit rétorquer Kamu.

Le Château écarquilla les yeux de surprise.

— Pardon, dit précipitamment Kamu, horrifié par ses propres mots. Veuillez m'excuser, je ne sais pas ce que je raconte, aujourd'hui.

— Oh, vous savez exactement ce que vous racontez. Je vous ai déjà expliqué la raison de cette menace, yvil. Et vous avez raison.

Kamu retint un grognement de justesse.

— Je vous ai dit, poursuivit le Château, que je ne voulais pas vraiment vous envoyer au Puits, vous rappelez-vous ? Je veux que vous réussissiez. Je veux que vous prouviez tort à tout ces gens qui voient en vous une menace, alors même qu'ils sont les premiers à se presser aux exécutions. Je veux que vous gagniez votre place. Ce qui a l’air de tendre vers la bonne voie… continuez à ce rythme et vous serez libre au prochain daymin. Mais, vous comprenez que si je n'ai toujours pas de coupable d'ici là, je serais obligé de mettre ma menace à exécution – sans vouloir faire de mauvais jeu de mot. Sinon, la proférer n'aurait aucun sens, vous comprenez bien.

La cloche du Carillon bondit dans la nuit. Dès qu'elle se tut, les deux hommes commencèrent à chanter le Requiem pour l’aube ; le vieil homme d'une voix claire et maîtrisée, Kamu en un murmure. Il ne chantait plus à pleine voix depuis longtemps.

Les milliers de cœurs chantaient dans le vent et dans sa tête. Le souffle de Vultur balayait la place de toute sa puissance, portant sur tout le pays la désolation partagée de ses habitants. La pluie tapota le toit de verre dans le silence déférent qui suivit le chant. Les paroles semblèrent perdurer dans l'air, comme chuchotées par Vultur en réponse à leur offrande.

En bas, sur la place, on actionna le mécanisme de l'échafaud. Kamu pouvait presque distinguer la corde se tendre au dessus de la tête du condamné. Très vite, son corps s'éleva devant le regard de la foule anonyme. Il battit des pieds, se tordit dans le vide. Parmi tout les battements qui résonnaient dans son esprit, Kamu crut en distinguer un, s'affolant désespéramment en quête d'oxygène. Le corps du pendu s’agita dans le vent encore un instant, avant de retomber, inerte.

Le battement ralentit. Puis s'éteignit.

La tête basse, Kamu saisit son verre de lait d'hiver.

— J'ai vu… commença-t-il.

Il laissa sa phrase en suspend.

— Pardon, rien.

— Parlez, c'est un ordre.

Kamu inspira, resserrant sa prise autour de son verre.

— J'ai vu, dit-il lentement, des tas de monstres. J'en vois partout, tout le temps. Mais j'en suis venu à les différencier en deux catégories, avec l'expérience. Vous… avez déjà entendu parler du Visiteur masqué ? On parlait de lui il y a quelques années, dans le sud du pays, près des côtes.

« Un homme s'introduisait chez les familles isolées, la nuit tombée. Il portait un masque… maintenant, je ne suis pas certain que c'en était vraiment un, mais il s'agissait d'un visage d'ours. Bref, quand tout le monde dormait, il s'invitait à l'intérieur, toujours chez des familles. Il les réveillait tous et les rassemblait, parents et enfants. Ensuite… il déshabillait les gamins, et leur faisait faire… des choses, devant les parents. Il ne blessait personne, tout ce qu'il faisait, c'était obliger les parents à regarder leurs enfants subir… ce qu'il leur faisait subir. Il ne tuait personne, et au petit matin, il repartait comme il était arrivé.

« J'ai retrouvé le type très facilement. Et je n'ai rien eu à faire pour qu'il me suive. D'ailleurs, on aurait même dit qu'il m'attendait. Le temps que je le ramène à l'Hôtel de Paix, il n'a pas arrêté de me parler. Il m'a raconté tout ce qu'il avait fait, très calmement, comme si nous discutions de recettes de cuisine. Il n'a jamais dit être désolé… en fait, il m'a même révélé qu'il aurait sûrement continué si je ne l'avais pas attrapé. Parce qu'il aimait ça, c'est ce qu'il m'a dit. Juste… parce qu'il aimait ça. J'ai remis le Visiteur aux rudits de paix, et je suis reparti aussitôt. J'ai appris des mois plus tard la suite de cette affaire.

« En fait, le Visiteur masqué était le rudit de justice du village. C'était un très petit village, et c'était donc le seul. Évidemment, tout le monde s'est retrouvé bien embêté pour le juger. Ils auraient pu attendre d'avoir un nouveau rudit de justice, ou même demander l'aide d'un village voisin. Mais au lieu de ça, ils ont préféré le juger eux-même. Ils ont décidé du châtiment. Puis ils s'en sont occupés.

« L'homme a été attaché sur la place du village. Et chaque villageois, vieillards et enfants compris, est passé un à un, rasoir à la main. Ils l'ont écorché vif, puis ils l'ont laissé mourir dans son coin. Le village a célébré sa mort durant presque un mois, jusqu'à ce que le nouveau rudit de justice arrive au village pour qu'on lui raconte le sort de son prédécesseur. Calmement, comme si il s'agissait d'une recette de cuisine. Vous voyez où je veux en venir ?

— Humph, abrégez, s'il vous plaît, maugréa le Château. Je jurerais entendre mon rudit de sagesse.

Kamu eut un long soupir.

— Vous avez raison, d'une certaine manière, reprit-il. Le monde est cruel, la violence est partout dans la nature, alors il n'y a rien d'étonnant qu'elle soit aussi chez nous. Mais vous voyez, il y a ceux qui l'embrassent, comme le Visiteur masqué, et ceux qui la justifient, comme les villageois. Les deux me dégoûtent tout autant. La finalité reste la même, qu'importe que ce soit pour une prétendue justice ou un plaisir malsain…

— Vous n'abrégez pas assez.

Kamu descendit son lait d'hiver et reposa bruyamment son verre.

— Quand est-ce-que la violence est justifiée ? Quand elle est nécessaire ? Foutaise ! Rien n'est nécessaire. Rien n'a de sens, mais on vit mieux dans le mensonge, c'est certain. Et c'est juste ce que vous faites, comme tout le monde ; simplement, vous n'avez pas la voix pour le reconnaître. Vous vous justifiez, ce n'est rien d'autre que ça. Vous n'aimez pas la violence ? Vous êtes Château, vous pouvez l'interdire, au lieu de vous cacher dans votre jardin. Vous déplorez la guerre ? Mettez-y un terme. Vous ne voulez pas m'envoyer au Puits ? Ne m'y envoyez pas. C'est aussi simple que ça.

Le souffle court, Kamu prit conscience de ses poings serrés sur ses cuisses. Il ouvrit les mains, et constata les croissants écarlates qu'avaient laissé ses ongles sur ses paumes.

— Mon rudit de sagesse, oui, on jurerait l'entendre, soupira le vieillard. Vous parlez avec la même arrogance… comme si vous saviez tout mieux que tout le monde.

Dehors, la place était quasiment vide, à l'exception des ouvriers qui s'affairaient déjà à démonter l'échafaud. Au bout de sa corde, le corps désarticulé oscillait au grès des rafales.

— Je veux stopper cette guerre, déclara le Château.

Kamu tourna la tête. Le vieillard contemplait le fond de sa boisson qu'il faisait lentement tourner dans son verre.

— Mon rudit de sagesse désapprouve… les chiffres, encore une fois, poursuivit-il. Arkaline… est restée étrangement silencieuse, à ce sujet. Elle m'a simplement dit que c'était un bon début, mais qu'il était trop tard. J'ignore dans quelle mesure interpréter ses paroles.

— Peut-être… devriez-vous songer plus sérieusement à cette garde rapprochée ?

— Vous insinuez que je devrais me méfier de mon gouvernement ?

— Vous devriez vous méfier de tout le monde, vous êtes Château. Le pouvoir a la fâcheuse tendance d'attirer la convoitise… et les personnes que vous pensez connaître pourraient vous décevoir. Vous n’avez pas d’héritier, ce qui signifie que c’est votre Second qui vous succédera. Dois-je vous rappeler les circonstances qui l’ont mené à occuper son poste ?

— Attention, gronda le Château. J’accepte toutes critiques sur ma personne, mais vos insinuations sur mon gouvernement approchent une limite à ne pas franchir. Vous n’êtes qu’un chasseur de monstres, yvil, ne l’oubliez pas.

Kamu se releva en maugréant.

— Je vais regagner ma chambre, si vous me le permettez.

— Mais certainement… une autre semaine chargée vous attend. J'espère sincèrement pouvoir vous féliciter à la fin de celle-ci.

Kamu commença à s'éloigner, la tête lourde et les pieds incertains.

— Yvil ? L'interrompit le Château.

— Excellence ?

— Dans quelle catégorie vous situez-vous ? Ceux qui embrassent la violence, ou ceux qui la justifient ?

Un sanglot naissait déjà dans sa gorge. Il prit un moment pour le chasser, avant de répondre :

— Moi, je fais partie de la troisième catégorie. Ce sont les hypocrites qui ne se reconnaissent dans aucune des deux autres… ce sont les pires d'entre tous.

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