Chapitre 35 : Son visage m'était familier

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Kamu était presque levé quand Jahil arriva. Cette fois, le rudit eut le bon goût de le laisser s'habiller avant d'attaquer les formalités d'une énergie débordante. Kamu n'avait même encore enfilé ses bottes que Jahil parlait déjà d'établir un plan et, rien qu'à le voir faire les cents pas dans sa chambre, il se sentait déjà épuisé.

Tout ça était trop gros pour lui. Le simple fait de nouer ses lacets lui demandait tant d'efforts… mais le rudit faisait preuve de tant d'entrain…

Jahil s'arrêta. L'inquiétude voilait toujours ses yeux, bien que discrètement. Il s’inquiétait, oui. Parce qu’il voulait l’aider.

L’aider.

Kamu s'obligea à lui sourire, malgré les tâches de sang présentes à quelques pas de lui. Jahil en eut l’air rassuré.

— Qu'en pensez-vous ? Lui demanda-t-il.

Assis sur son lit, Kamu prit tout son temps pour étirer ses jambes, avant de lui répondre :

— Je ne veux pas saper votre moral, mais… si Cotard est vraiment derrière tout ça, j'ai du mal à croire qu'il serait assez négligent pour nous laisser une preuve de sa culpabilité.

— Moi aussi, admit Jahil, mais tout le monde peut faire des erreurs, n'est-ce-pas ? ( Il reprit ses va et vient en caressant son menton rasé ) Et si ce n'est pas le cas… eh bien, nous pourrions le pousser à en commettre ?

— Un… piège ? Vous voulez… piéger Cotard ? Vous qui me reprochiez mes mauvaises manières envers nos dirigeants… et maintenant vous voulez les piéger.

Jahil ralentit sa marche en dévisageant les motifs du tapis, l'air songeur.

— Je me demande… pourquoi ne pas avoir renvoyé d'assassin contre vous, après que la première tentative ait échoué ? Et si les victimes ont été tuées pour cacher l'existence des souterrains… pourquoi notre découverte n'a-t-elle engendré aucune réaction ?

— Peut-être que cette préoccupation n'est plus d'actualité…

— Mais quelqu'un voulait clairement vous empêcher d'enquêter… et on dirait que ce quelqu'un a changé d'avis.

Kamu se laissa retomber dans son lit. Entendre Jahil reprendre les termes précis que le rudit avait pourtant ignoré une semaine plus tôt ne lui arracha même pas le moindre frémissement.

— Peut-être que ce quelqu'un s'est aperçu que je ne pouvais rien faire contre lui ? Suggéra-t-il. Peut-être a-t-il préféré changer ses plans plutôt que de m'éliminer… rien de ce que nous avons découvert ne constitue de preuve contre qui que soit… en théorie, la liste des potentiels suspects reste toujours aussi vague.

— Je refuse de croire que le Père Cotard n'est pas impliqué…

— Ce n'est pas lui qui a préparé le poison. Ce n'est pas lui qui l'a administré, et ce n'est pas lui qui a tenté de me tuer, rétorqua Kamu. Si preuve il y a, ce ne sera pas contre lui, mais contre ceux qu'il utilise.

— Alors pourquoi ne pas commencer par là ? Mettons que Cotard vous fiche la paix parce qu'il est convaincu que vous ne puissiez trouver aucune preuve contre lui…

— Eh bien ?

— Eh bien, comment pensez-vous qu'il réagirait si nous lui faisions croire le contraire ?

— J'imagine… qu'il tenterait quelque chose pour nous arrêter… peut-être renverrait-il un assassin…

— Et si nous l'attrapions, cette fois ?

Encore allongé, Kamu fixait le plafond en écoutant le pas régulier du rudit qui claquait sur la pierre, ou se fondait dans le tapis. Il passa distraitement son pouce sous sa manche gauche, le fit remonter le long de son avant-bras. Il caressa sa peau, immaculée.

— Jahil, c'est trop dangereux, dit-il faiblement.

Il serra ses poings. Le cœur du rudit pulsait dans un coin de sa tête, légèrement isolé des quelques milliers d'autres.

— Kamu, combien de fois dois-je vous le répé…

— Je n’avais plus nul part où aller. Et vous vous trompez.

Le pas de Jahil s’interrompit.

— Pardon ?

— Hier, vous vouliez connaître la raison de ma fuite. Et vous disiez que j’étais innocent. Je n’avais plus nul part où aller, c’est pour ça que je suis parti. Et je ne suis pas innocent.

— Votre auto-flagellation commence à…

— Vous ne savez rien, Jahil.

Kamu n’avait pas la force de se relever. Ni celle de lui faire face.

Tout en jouant avec les lacets de sa chemise, il poursuivit :

— Vos intentions sont louables, mais je ne mérite pas que vous encouriez de tels risques. J’aurais dû me retrouver au Puits depuis longtemps, déjà…

— Je vous en prie !

Le ton si brusque du rudit le fit sursauter.

Ses pas claquèrent à nouveau sur le sol de la chambre.

— Je ne sais pas quel mal vous prend ces derniers jours, mais c’est à peine si je vous reconnais. Écoutez, je comprends votre détresse…

— Non, vous ne comprenez pas…

— Et j’ai conscience que vos retrouvailles avec le Père Cotard ont dû ressasser des souvenirs…

— Il n’y a pas que ça…

— Quoi ? Quoi, alors ? Qu’y-a-t’il ?

Kamu écouta un moment la marche et le pouls du rudit, tout deux en proie à la nervosité.

— Vous savez, dit-il enfin, Vultur nous réserve un chemin qui n’est pas toujours facile, ou juste, et chacun fait de son mieux. Mais souvent, le mieux que l’on puisse faire ne suffit pas.

— Kamu, soupira Jahil, ou voulez-vous en venir ?

— Ce que je veux dire c’est que… c’était une vie paisible, à Claire-voix. Je n’aurais jamais pu rêver mieux comme endroit. Plus tard, j’ai découvert que… que ce n’était pas si paisible. Mais avant que les choses ne dégénèrent, Claire-voix était… comme un nid douillet. Surtout pour moi, en fait. J’y étais protégé du monde extérieur. J’y avais la garantie d’un avenir, et le prix à payer pour un tel luxe était dérisoire. Je veux dire… les choses les plus déplaisantes que j’ai pu y faire ont été de couper du bois, tailler des oignons, faire le ménage… Mais malgré ça, j’ai quand même fini par…

— Par ?

— Je taillais des oignons, dit Kamu en se relevant.

— J’ai bien entendu.

— Non, Jahil, je taillais des oignons !

— Par Vultur, que vous arrive-t-il ?

Kamu s’avança au bord du lit, la tête prise d’assaut par les souvenirs.

— Berklin, dit-il, il s’appelle Berklin. Il était à Claire-voix, c’est de là que je le connais.

— Mais de qui parlez-vous ?

— L’assassin !

Jahil s’immobilisa au milieu de la chambre.

— Vous… connaissez l’assassin ?

— Je l’avais oublié, souffla Kamu. Il était là, lors de ma première année à Claire-voix, je… je l’aidais en cuisine, je m’en souviens maintenant. Son visage m’était familier, mais… c’était il y a au moins quinze ans.

— Vous êtes certain ?

— Oui. Sûr et certain. J’imagine qu’il doit être rudit, à présent.

— Si c’est le cas, nous pourrions le retrouver, dit Jahil en passant une main dans ses cheveux, stupéfait.

— Le problème est le même qu’avec Cotard, nous n’avons pas de preuves contre lui…

— Vous oubliez cette dent.

— Quelle dent ?

— Celle que vous lui avez faites cracher, par Vultur ! Il suffirait de le faire examiner par un rudit de santé, marmonna distraitement Jahil, et si la dent que nous avons trouvé lui correspond, cela ferait de lui notre suspect officiel… même sans obtenir d’aveu, si nous parvenons à mettre en évidence le lien qui l’uni au Père Cotard… nous pourrions démanteler cet obscur réseau et faire cesser ces pratiques pour de bon…

— Mais, Jahil… comment allons nous le retrouver ?

— Oh, rien de plus simple. Il suffit juste de nous rendre dans cet endroit que vous affectionnez tant.

— C’est à dire ?

***

— Jahil, je ne suis plus certain de vouloir faire ça, dit Kamu en rajustant sa capuche mouillée.

La façade de l'Hôtel de Paix se dressait sur ses trois étages de bois sombre et humide. Une enseigne délabrée affichait le sir de la paix – ou du moins, le laissait deviner par ses restes de peinture affadie. Sans ce détail, le bâtiment ressemblait à tout ceux qui composaient Skiago.

Plutôt décevant, pour un lieu de rudition.

— Vous n'avez rien à craindre, dit Jahil d'un ton amusé. Venez, suivez-moi.

Kamu rajusta encore sa capuche et le suivit.

— Bonjour, s'enquit tranquillement Jahil aux deux rudits derrière leur comptoir qui les fixèrent d'un air effaré.

Peu rassuré, Kamu lui emboîta le pas de très, très près. Le rudit les fit monter un escalier et traverser un méandre de couloirs sombres et exigus aux cloisons de bois brut. Une légère odeur de renfermé se dégageait des lieux. Ils croisèrent une rudite, dont l'esquisse du sourire s'effaça quand son regard passa de Jahil à Kamu, mais comme avec l'accueil, Jahil les fit continuer sans s'en préoccuper. Il marchait calmement, souriait innocemment aux collègues qu'ils croisaient comme si il ne voyait pas leur visage se décomposer. Kamu ne savait pas si le rudit simulait cette attitude décontractée ou si il se moquait réellement du grotesque de la situation.

Ils déboulèrent dans une vaste salle au plafond bas, mal éclairée. On aurait dit que l’étage supérieur écrasait celui-ci. Des bureaux remplissaient la pièce, entassés les uns contre les autres, et croulaient sous les papiers. Des armoires renfermant des liasses de paperasses recouvraient les murs. Les quelques rudits présents, éparpillés aux quatre coins de la pièce, saluèrent timidement Jahil lorsqu'ils s'engagèrent au milieu des bureaux encombrés. Le silence de stupéfaction n’arrangea pas la gêne de Kamu.

— Ne pourrions-nous pas emporter les registres au Carillon ? Demanda-t-il tout bas.

— On voit bien que vous n’avez pas l’habitude de l’administration…

— Eh bien, hum, non.

— Vous êtes chanceux, il n’y a pas grand monde car beaucoup de rudits sont encore mobilisés dans les souterrains et sur la colline, expliqua Jahil en retirant son manteau. Donnez-moi votre veste.

— Je préfère la garder.

— Vous attirez plus l'attention avec cette capuche que sans elle, croyez-moi.

Kamu grogna mais lui remit quand même son manteau, que le rudit alla accrocher avec le sien. Il les mena ensuite dans une pièce adjacente, toute aussi oppressante que le reste du bâtiment – mais au moins n’y avait-il personne dans celle là.

— Voilà les archives de l’Hôtel de Paix, déclara Jahil après avoir refermé la porte. Bien sûr, tout les documents existent en double exemplaire, mais ceux là sont entreposés au Dôme Savant. Les registres civils sont au fond, venez.

Les rangées d’étagères obstruaient le peu de lumière parvenant des fenêtres. Il y en avait une vingtaine, toutes comblées de dossiers et de livrets si comprimés entre eux qu’il aurait été impossible d’y glisser un doigt. La pièce offrait une vaste surface mais, ainsi meublée, elle donnait l’impression d’y être aussi à l’étroit que dans un cagibi – ce qui, entre chaque rangée abondamment garnie, était effectivement le cas. Kamu suivit le rudit jusqu’aux dernières rangées. Là, un pan entier d’étagère les attendait, dont la charge de papiers ne faisait pas exception au reste de la pièce.

— Voyons… Berklin comment ?

— Je ne sais pas.

Même faible, la luminosité fut suffisante pour voir blêmir Jahil.

— Les registres sont classés par nom de famille.

— Oh. Merde. Je suppose qu’il s’agit de toute cette rangée ?

— Non. Il y a celle de derrière, aussi. Mais la bonne nouvelle, c’est que vous allez pouvoir m’aider.

Aider, c’était vite dit.

Les deux hommes se crevaient les yeux, assis à une table disposée dans un coin de la pièce. Au vu du trésor particulièrement inflammable qu’elle renfermait, ils devaient se contenter de l’éclairage naturel pour éplucher les registres. Et puisque Kamu accompagnait le rudit dans sa lecture, impossible de s’y employer devant les autres rudits.

Jahil et lui parcouraient chaque ligne à la recherche d’un rudit prénommé Berklin. En plusieurs heures, seule une petite pile de livrets avait été vérifiée. Kamu se décourageait, mais le rudit tenait bon. Ce dernier devait souvent le rappeler à l’ordre lorsqu’il se perdait dans ses pensées. Il se surprenait à relire plusieurs fois les mêmes lignes, en boucle, mais le pire était de s’apercevoir qu’il venait de détailler plusieurs pages sans les avoir vraiment lu. Il fallait alors recommencer.

En fin d’après-midi, cependant, ce ne fut pas Jahil qui le tira des méandres de son esprit.

Des voix et des pas s’introduisirent brusquement au milieu des rangées. Dans sa panique, Kamu referma son livret sans se soucier de marquer sa progression et le jeta sur Jahil. Il tâtonna sa nuque en quête désespérée de capuche, avant de se rappeler qu’il ne portait pas son manteau.

— Calmez-vous ! chuchota Jahil en se massant le front.

Kamu se recroquevilla sur sa chaise, espérant de toute sa voix rester invisible le plus longtemps possible. Mais des rudits s'avançaient déjà vers eux, et à voir leur expression choquée, ils l'avaient remarqué.

— Jahil ? Hésita une voix féminine.

Les yeux rivés sur la table, Kamu s’absorba dans les aspérités du bois avec une concentration que même les textes les plus ardus ne lui avaient pas demandé.

— Farra, s'enquit innocemment Jahil, comment avance la cartographie des souterrains ?

— Heu… bien. Ça avance… bien. Le plus gros a été fait, il reste encore plusieurs équipes en bas, mais nous avons découvert l’accès qui mène au Carillon.

Kamu retint son souffle, préparé à l’éventuelle évocation d’un serpent géant. Mais la rudite ne rajouta rien.

— Vraiment ? Ah oui, dit Jahil, laissez moi vous présenter Kamu. Kamu, voici… hum, Kamu ?

Le rudit lui donna un coup de pied sous la table.

— Mmm ? Fit-il sans relever les yeux.

— Kamu, insista Jahil, je vous présente mes collègues, Farra, Torost, et Greki. Je travaille avec eux depuis plusieurs années.

— 'chanté, marmonna Kamu.

Après un bref silence, l’un des rudits s’enquit :

— D’après Nerim, tu serais enfermé ici depuis la matinée… s’il-te-plaît Jahil, dis moi que ce n’est pas vrai.

— J’aimerais bien, crois moi.

— Par Vultur, mais qu’est-ce-que vous fichez ici ?

— Nous… suivons une piste pour retrouver l’identité de l’assassin.

— L’assassin,vraiment ? fit une voix bourrue. Alors il existe…

— Je croyais que vous enquêtiez sur Katakomb ?

— Rien ne vous échappe, ironisa Jahil.

— Est-ce-que… hum, vous avez besoin d’aide ?

— Je vois mal comment je pourrais la refuser, soupira Jahil après hésitation.

Les mouvements dans son champs de vision indiquèrent à Kamu que les trois collègues de Jahil s'installaient à leur tour – non sans quelques remarques à son sujet qui manquaient cruellement de discrétion.

— C'est vrai qu'il a l'air grand, chuchotait la voix féminine, mais il n'a pas l'air si grand.

— Il a quand même plus l’air d’un ropien que d’un mericien…

— Ravi de constater que vous vous êtes remis de votre maladie, lança une voix cinglante à son oreille.

Kamu leva les yeux sur sa droite. Un chauve le dévisageait avec un rictus vraiment pas ravi.

— Ma… maladie ?

— Sale indigestion, intervint Jahil en lui lançant un regard appuyé.

— Ah, hum, oui… sale indigestion, confirma Kamu.

Le chauve renifla.

— Ça, c'est la viande crue, déclara le rouquin.

Kamu se redressa sur sa chaise en questionnant Jahil du regard. Ce dernier secoua faiblement la tête, l'air de dire « ne cherchez pas à comprendre ».

— Pourquoi la viande crue m'aurait-elle causé une indigestion ? Demanda-t-il quand même.

— Pourquoi ? Répéta le rouquin, outré. Il faut la faire cuire, voyons !

Kamu se gratta la tête, encore plus troublé.

Les trois rudits saisirent un livret chacun.

Et lui, que faisait-il, maintenant qu’ils étaient là ?

— Quel nom cherchons-nous ? Demanda le rouquin.

— Nous n’avons pas de nom, juste un prénom : Berklin. Il est rudit, c’est tout ce que nous savons.

La rudite émit un sifflement admiratif.

— Il était temps que nous arrivions…

— Et lui, lança le rudit chauve, il va nous regarder travailler en se tournant les pouces ?

Jahil reprit le livret dont Kamu s’était débarrassé pour le poser devant lui. À son air interrogateur, le rudit lui adressa un sourire rassurant.

— Non, il va nous aider, dit doucement Jahil. Ne m’en voulez pas, mais je lui ai appris à reconnaître le prénom que nous cherchons.

— J’aime mieux ça, bougonna le rudit chauve. Tu aurais été fou de ne pas le faire…

Ses collègues approuvèrent d’un hochement de tête. Kamu demeura stupéfait. Puis, après un discret coup de pied de la part de Jahil, il imita les rudits et se plongea dans les registres.

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