Chapitre 36 : On dirait qu'ils viennent vers nous

5 minutes de lecture

En gerbes, la terre s’ouvrira,

en vain, tu supplieras

d’être mort déjà.

Requiem pour l’aube, 4ème strophe.

Becka écoutait les bûches se consumer dans le poêle. Les braises éclataient, le bois se fendait, les flammes crépitaient. C’était un son du quotidien, doux et réconfortant, qu’elle associait à la famille et au bonheur. Ses aiguilles à tricoter cliquetaient à un rythme régulier. Tic-tic-tic-tic. Une maille à l’envers, une maille à l’endroit. Derrière elle, le tranchant du couteau de cuisine s’abattait sur le bois de la table. D’abord très vite, quand sa mère débitait une pomme de terre, puis il s’interrompait le temps qu’elle en attrape une autre, puis recommençait, et ainsi de suite, jusqu’à ce que le couvercle de la marmite sautille en un tintement aiguë – signe qu’il était temps d’ajouter les légumes au bouillon. Plus tard, le ragoût embaumerait la pièce, et son parfum se mêlerait à celui du bois fumé. Ça, c’était l’odeur de la fin de journée.

La porte sur sa droite claqua. Des petits pieds foulèrent le sol, et un poids tira les tissus du canapé en creusant le coussin à ses côtés.

— Tu as déjà fini de ranger la chambre ? Demanda Becka.

— Mh-mh, assura sa sœur.

Elle mentait. Becka reconnaissait le ton de sa voix, légèrement plus haut qu’en temps normal.

— Je vérifierai, jeune fille, lança leur mère entre deux pommes de terre.

— De toute façon, tu sais ce qui arrive aux enfants qui écoutent pas leurs parents, pas vrai ?

— Mh-mh.

Tic-tic-tic-tic. Une maille à l’envers, une maille à l’endroit.

Vultur était en colère, ce soir. Son humeur s’entendait dans la fureur de ses sifflements et du fracas des vagues sur la côte. Quand il était joyeux, le remous n’était qu’un faible vrombissement lointain – mais ce soir là, l’océan se déchaînait sur les rivages mericiens.

— Le Danseur viendra te voir quand tu dormiras, reprit Becka sans pouvoir réprimer un sourire amusé.

— Il est trop loin, non ? S’enquit sa sœur d’une petite voix.

— La distance, c’est pas un problème pour lui. Vultur le porte à travers tout le pays, il l’emmène chez les enfants qui sont pas sages aussi vite que les rafales.

Un rire à demi contenu troubla le rythme du découpage de légumes.

Becka tâta les mailles de laines entre ses doigts pour vérifier son travail, puis reprit aussitôt son tricot. Tic-tic-tic-tic. Une maille à l’envers, une maille à l’endroit.

— Et comment il fait pour descendre ?

La peur teintait la voix de sa sœur de façon encore plus flagrante que ses mensonges.

— Il attend la nuit, que tout le monde dorme, dit Becka à voix basse. Et quand personne le regarde, il se décroche tout seul. Après, il s’envole avec Vultur et visite les enfants comme toi. Tu sais, on l’entend même arriver quand il rentre chez les gens. Mais il est malin, et il s’assure que toute la maison soit endormie avant d’entrer.

— Et il fait quoi comme bruit ?

— Mmm… quelque chose qui ressemble à ça.

Sans s’arrêter de tricoter, Becka frotta ses chaussons contre le sol. Shhh… Shhh…

Au même moment, une bûche éclata en faisant sursauter sa sœur.

— Arrête, gémit-elle. Je sais que c’est pas vrai. Hein, maman ? Il peut pas vraiment aller chez les gens, pas vrai ?

— Si ta sœur le dit, c’est que c’est sûrement vrai, gloussa leur mère.

Tic-tic-tic-tic.

Shhh… Shhh…

— Il fait ce bruit parce qu’il a du mal à marcher, tu comprends ? Il est tout désarticulé, alors il se traîne à moitié sur les planchers. Et plus il se rapproche de ta chambre, plus le bruit devient fort.

Becka appuya un peu plus ses pieds pour accentuer les frottements.

— On raconte que pour punir les enfants, il leur découpe un doigt, un orteil, ou même une oreille si il a très faim.

— Arrête…

— Quand il a fait le tour de tout les enfants pas sages du pays, il revient à Skiago avant que le soleil se lève. Et quand les gens se réveillent, le Danseur est à sa place, comme si il avait pas bougé. Mais les enfants qui se sont fait manger un doigt ou une oreille savent tous qui leur a rendu visite…

— Arrête ! Je veux plus t’entendre !

Becka et sa mère éclatèrent de rire, et le tissu du canapé se détendit lorsque sa sœur le quitta d’un bond.

— Pfff ! Puisque c’est ça, je retourne dans la chambre !

— Ah oui ? Pourquoi ? Tu as oublié de ranger quelque chose ?

Becka continua son tricot en rigolant doucement, les joues chauffées par les rires et la chaleur du poêle. Tic-tic-tic-tic. Une maille à l’envers, une maille à…

— C’est… c’est quoi ça ?

— Quoi ?

Becka se stoppa.

La voix de sa sœur avait encore changé. Et c’était l’inquiétude qui transparaissait.

— Maman ? Continua-t-elle. C’est quoi, là bas ?

— Quoi ? Tu vois quoi ? demanda Becka tandis que les pas de sa mère se pressaient jusqu’à la fenêtre.

— Nom d’yvil, hoqueta-t-elle.

— Vous voyez quoi ? Les pressa Becka.

Elle tendit l’oreille, mais ne perçut que les bruits familiers.

— Dites-moi !

— Je… je sais pas, s’étrangla sa mère. Ça ressemble pas aux bateaux de pêche…

— Il y en a beaucoup, renchérit sa sœur.

— Décrivez-moi ce que vous voyez, s’il vous plaît, insista Becka.

— Des navires, dit sa mère après une attente interminable. Ils sont énormes… et… et ils continuent d’apparaître ! Il y en a au moins… qua – non, cinquante !

— Cinquante navires ? Mais qu’est ce qu’ils font ici ?

— Je sais pas… mais on dirait qu’ils viennent vers nous.

— Sainte Merde, mais qu’est-ce-que c’est que ce putain de vent ?

— Ça, mon vieux, c’est le vent de l’est ! répondit Ixam à un Maze frissonnant.

La proue du navire fendait l’écume dans des explosions de gerbes salines qui retombaient sur le pont avec fracas. Des soldats le remplissaient, tous grelottants, les joues cinglées par les bourrasques endiablées. Droit devant eux, la côte se découpait dans son manteau brumeux.

— Je crois que je comprends mieux pourquoi ces idiots prient le vent ! Hurla Maze par dessus la tempête.

— Ils l’appellent Vultur !

La houle déchaînée les forçait tous à s’agripper aux cordages. Ixam devait plisser les yeux sous la force de la pluie pour observer les rivages approchants. Au milieu de ce chaos, les marins courraient d’un bout à l’autre du navire en s’aboyant des ordres de manœuvres à peine audibles sous le tumulte de l’océan.

— Je sens qu’ils vont nous donner du fil à retordre, avant qu’on puisse boire notre bouteille, maugréa Maze.

Il lança un sourire carnassier à Ixam, ses longues tresses s’affolant autour de sa tête.

— Allons civiliser ces blafards.

— Allons civiliser ces blafards, approuva Ixam.

Annotations

Vous aimez lire Arno ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0