Chapitre 38 : La raison nécessaire

15 minutes de lecture

5 ans plus tôt


Étaient-ce des larmes de peine,

ou les pleurs d’une lame sereine ?

Requiem pour l’aube, 13ème strophe.


Le feu crépitait dans la cheminée. Le vent soufflait sous les toits. La bruine tapotait sur les carreaux. Kamu et Molly se tenaient sur le canapé, entourés d'une couverture et de l'aura chaleureuse des flammes. Un livre était ouvert sur leurs genoux, mais seule Molly lisait.

Deux mois plus tôt, quelques jours après sa tentative échouée, Kamu était passé devant le bureau de Mama – fermé, car elle travaillait la lecture avec un pensionnaire.

Il n'avait rien dit. Il n'avait rien fait.

La tête reposée sur son épaule, Molly passait une main délicate dans ses cheveux. Kamu écoutait les battements de son cœur.

Ils passaient tout leur temps ensemble. Les autres les charriaient en croyant qu'ils avaient enfin reconnu leur affection mutuelle, mais Kamu n'avait pas réitéré sa déclaration. La vérité, c'est qu'il était incapable de formuler ce qu'il avait vu ce soir là, ainsi que tout ce qui s’y rattachait. Pourtant, Molly, elle, lui en avait parlé.

Avant, les heures de lecture n’étaient que des heures de lecture. Des fois, elle lisait. Des fois, elle ne lisait pas. Évidemment, ces moments étaient incompréhensibles pour l’enfant qu’elle était alors. Mama lui répétait qu’il s’agissait de leur secret, qu’elle ne devrait jamais en parler. Alors Molly n’en avait pas parlé. Les heures de lecture n’étaient que des heures de lecture. C’était seulement durant ce fameux cours que la jeune fille avait réalisé la nature des gestes de Mama.

Kamu l’avait écouté, les poings serrés et la rage au ventre. Molly avait confié se sentir soulagée de pouvoir partager son secret, mais… quand il voyait Mama porter un geste affectueux à l'égard d'un résident, ou même quand il y pensait simplement, les mots de la jeune fille ne suffisaient pas à étouffer sa colère et son dégoût.

Mais il ne savait pas quoi dire. Il ne savait pas quoi faire. Parfois, son impuissance l’accablait encore plus violemment que la rage, et les larmes montaient d’elles même. Molly tentait de le rassurer en affirmant qu’elle allait bien, qu’elle n’y pensait plus, qu’elle était heureuse ainsi.

Mais ce n’était pas assez.


***


Kamu grimaça sous le souffle du vent. Sous ses pieds, les trente-et-un cœurs de Claire-voix pulsaient, insouciants. Le soleil invisible colorait les nuages de ses dernières lueurs. L’étendue de cimes épineuses oscillant sous les bourrasques se fondaient doucement dans la nuit.

— Vultur, murmura-t-il. Je sais que tu as d'autres personnes à écouter. Je sais que je ne mérite probablement pas ton attention, mais j'ai… j'ai besoin de toi.

Le carillon chantait, comme caressé par des doigts invisibles.

— Des fois, je me dis que tu m'as un peu oublié, reprit-il. Je sais que tu as beaucoup à faire, et je sais que je m'en suis sorti. D'autres personnes avaient sûrement plus besoin de toi, mais… quand j'étais seul avec Maman, et qu'elle pleurait souvent… je… j'aurais bien eu besoin de toi, moi aussi. Je sais que je m'en suis sorti. Quand elle m'a laissé au marché, que j'ai cru que j'étais perdu et que j'allai rester seul jusqu'à la fin des temps, je m'en suis sorti, aussi. Toutes ces années ici… je n'étais pas si malheureux, mais j'avais des questions. J'aurais eu besoin de réponses, et je ne les ai pas eu… mais je m'en suis sorti. Avec Molly… là, c'est encore compliqué, et je me doute que ce doit être le dernier de tes soucis, mais je me suis débrouillé seul… si on veut.

Appuyé contre la rambarde, Kamu dégagea une mèche de cheveux que Vultur replaça aussitôt devant ses yeux.

— Finalement, je m'en suis toujours sorti. Peut-être que je n'ai jamais vraiment eu besoin de toi… mais là, c'est différend. Je ne sais pas quoi faire, Vultur. Et je ne sais même pas si je peux faire quelque chose. J'ai besoin de toi. J'ai besoin d'un coup de pouce, d'un petit signe, juste d'un indice qui me dise quoi faire, tu vois. Cette fois, il n'y a pas que moi, Vultur. Ici… on a tous besoin de toi. Et j'ai l'impression que tu nous as tous oublié.

Kamu sonda les rafales. Il tendit l'oreille en quête de réponse. Rien.

La porte de la tourelle s'ouvrit derrière lui.

— Kamu, sacre-voix, on te cherche partout !

Il se retourna.

— Mama veut te parler, dit Costa en plissant les yeux sous l'effet du vent.

Kamu ne bougea pas.

— Pourquoi ? Demanda-t-il.

— Pourquoi ? Ça, j’en sais rien. Est-ce-que… ça va ? Tu es… bizarre, depuis quelques temps. Tu viens souvent ici.

— Ouais. Ça va.

Il lança un sourire à Costa, puis quitta la tourelle avant que ce dernier ne pose plus de questions.

Dans le bureau, les chandeliers éclairaient faiblement les étagères. Le verre des sabliers reflétaient timidement leur éclat, les ombres courraient sur les tranches usées des précieux ouvrages. Derrière son bureau, Mama avait l'air ravie. Au centre de celui-ci trônait une enveloppe cachetée du sir du Père Cotard, ainsi que le coupe-papier qui avait dû être sollicité pour son ouverture.

— J'ai une bonne nouvelle, Kamu. Une très bonne nouvelle, annonça Mama.

Il s'installa dans le fauteuil rembourré, inédit.

Mama le dévisagea, puis se pencha par dessus le bureau, sa main tendue vers lui.

— Il faudrait couper ces cheveux, non ? À quand remonte la dernière coupe ?

— Non, répondit Kamu en s'enfonçant dans son siège.

— Non ?

Elle laissa retomber son bras.

— Je veux les laisser pousser, expliqua Kamu. Molly dit que ça m'irait bien, les cheveux longs.

— Mmm.

Mama le dévisagea encore un instant, puis haussa les épaules.

— Tu sais qu'une bonne coupe de cheveux fait toujours meilleure impression, mais bon, je suppose que tu es assez grand pour décider par toi même, dit-elle en saisissant une cigarette dans son boîtier.

— Et cette bonne nouvelle ? Demanda Kamu.

Mama hocha la tête en allumant sa cigarette. Elle prit une longue bouffée, qu'elle recracha avec un large sourire.

— Tu te débrouilles bien en n’dyalais.

— Bah… oui, bredouilla Kamu.

— Nous avons eu des nouvelles d’Elmaya, reprit Mama avec un sourire encore plus large. Ils auront bientôt besoin d'un rudit de sagesse, là bas. Tu vas partir, Kamu.

Le choc lui fit ouvrir la bouche, mais aucun son n’en sortit.

— Mama, je ne suis même pas encore rudit, parvint-il à dire.

— Tu auras bientôt seize ans. Tu pourras finir ta formation auprès du rudit de sagesse actuel et tu passeras l'examen de rudition là-bas.

— Mais… je ne sais pas si…

— Tout est déjà réglé, le coupa doucement Mama. Le Père Cotard viendra demain, l'Ordre te fera passer la frontière et t'acheminera jusqu'à N’dyal, puis jusqu’à la capitale. Tu vas partir, Kamu, tu te rends compte ? Tu n'auras plus à te cacher, tu pourras vivre normalement.

Son sourire s'élargit encore. Elle inclina la tête sur le côté, en attente d'une réponse de la part de Kamu.

— Est-ce-que… ce n'est pas un peu trop tôt ? hésita ce dernier. Je veux dire… je pourrais attendre mes dix-sept ans ici, comme c’était prévu, et ensuite…

— Kamu, Kamu… fit Mama en secouant la tête. Je sais que l'inconnu peut-être très effrayant. Mais c'est tout ce dont tu ne pourras jamais rêver, rends-toi compte : rudit de sagesse auprès du gouvernement n’dyalais. Et puis, qui sait, rajouta-t-elle avec un sourire malicieux, peut-être que d'ici deux ans, Molly pourrait te rejoindre. C'est son pays d'origine, tu sais.

Kamu baissa la tête. Il fixa le tapis sous ses pieds, tout en s'imaginant cette possibilité évoquée.

— Tu sais ce qu'on raconte sur la baie d’Elmaya ? Poursuivit Mama. On dit qu'au coucher du soleil, les rayons illuminent la mer et le ciel de couleurs qui n'existent que là-bas, et que lorsqu'il n'est plus là, la nuit, les étoiles et la lune se reflètent sur les eaux. Tu n'as jamais vu la mer, ni les étoiles.

Kamu s'imaginait. Il s'imaginait devant ces couleurs qui n'existaient que là-bas, loin du froid de Merica, près de Molly.

Vultur, est-ce-que c'est un signe ?

— Imagine-toi, Kamu. Sur une plage magnifique, à contempler le coucher du soleil en buvant un verre de vin. Peut-être avec une femme, peut-être avec Molly. Tu pourras fonder une famille, être heureux.

Mais Kamu s'imaginait. Il s'imaginait Claire-voix, sans lui. Molly, sans lui. Il s'imaginait le petit Mark, seul avec Mama. Il s'imaginait les prochains arrivants qui trouveraient, comme lui, un apaisement à leurs maux en ce refuge inespéré. Puis qui trouveraient, sûrement, le monstre qui les briserait et qui utiliserait leur confiance pour les utiliser, eux.

— Je ne suis pas certain de vouloir ça, finit-il par dire.

— C'est normal, tu es trop jeune. À ton âge, on ne peut pas encore savoir ce que l’on veut. Mais moi, je sais ce que tu veux, Kamu, je sais ce dont tu as besoin. Tu me remercieras, plus tard.

— Je croyais que j'étais assez grand pour décider ?

Mama fronça les sourcils.

— Assez grand pour décider de ta coupe de cheveux, oui, pas de ton avenir.

Le nuage de fumée se dissipait lentement autour d’elle.

Kamu se racla la gorge en gesticulant sur son siège, mal à l'aise.

— Mais… je veux dire… j'ai quinze ans, j'ai encore le temps pour me décider, non ? Tu me parles de famille, mais je… enfin… ce sont des trucs d'adulte. Je m'en fiche, moi, de boire du vin avec une femme.

— Ça, rétorqua Mama en pointant sa cigarette sur lui, c'est juste ce que tu crois. Mais tu verras, si d'ici quelques années tu ne repenses pas à tout ça en te disant que j'avais raison, je suis prête à perdre ma voix. Tu veux ce que tout le monde veux, tu ne le sais simplement pas encore.

— Mais je…

— Kamu, dit Mama avec fermeté. Il y a des choses qu'on ne peut pas comprendre à ton âge, et c'est normal. Alors je vais tâcher de te les expliquer. ( Elle prit une longue bouffée ) Tu te rappelles de ton premier jour ? La première leçon que je vous ai appris : chaque chose a une fin. Tout ce qui naît est voué à mourir un jour, c'est l'ordre qui régit le monde. Eh bien, tu vois, cette règle, c'est à la fois la plus belle chose et à la fois la plus terrible, parce qu'elle permet la vie, mais qu’elle nécessite aussi son terme. Tout ça paraît absurde, et ça l'est. Mais il reste une chose que nous pouvons faire pour tenter de donner un semblant de sens à nos vies, et cette chose est toute simple : il s'agit juste d'essayer d'être heureux. Car, quand viendra la fin, tout ce qu'il te restera ne sera que des souvenirs, des regrets ou des remords, en fonction de comment tu as su saisir les chances que la vie t'offrait, et en fonction de celles que tu as raté.

— Mama, souffla Kamu, moi je suis heureux ici…

— Pour l'instant. Mais dans quelques années, tu voudras rencontrer de nouvelles personnes, vivre de nouvelles expériences, tomber amoureux et, oui Kamu, même si tu t'en fiches pour l'instant, tu voudras fonder une famille. Et c'est ce qui te rendra heureux.

Kamu dirigea son regard sur le côté de la pièce. Là, il y avait un espace seulement rempli par le tapis. Il releva la tête, et vit que Mama avait suivi son regard en plissant les yeux.

— Toi, tu n'as pas de famille, remarqua-t-il. Tu n'as pas de femme, ni d’homme, ni d'enfants, tu ne bois pas de vin sur une plage n’dyalaise. Tu es ici, avec nous. Est-ce-que ça veut dire que tu n'es pas heureuse ?

Mama s'humecta les lèvres et écrasa son mégot dans le cendrier.

— Je n'ai pas besoin de famille, répondit-elle calmement. Je vous ai vous. Vous êtes comme mes propres enfants, et je suis très heureuse avec vous. Non pas que je rechignerais à boire du vin sur une magnifique plage, qui plus est en charmante compagnie, mais cette opportunité est la tienne, pas la mienne.

Kamu déglutit difficilement.

— Je ne veux pas partir, dit-il tout bas.

— Tu vas partir, décréta Mama.

Son expression s'était durcie.

— Tu vas partir pour Elmaya et tu seras très heureux là-bas.

Elle se retourna pour saisir la bouteille de Malt Ardent dans la vitrine.

— Prends une cigarette, dit-elle en versant le breuvage dans deux verres en cristal.

— Heu… non, merci, répondit Kamu, la gorge irritée rien qu'avec les restes de fumée.

— Prends une cigarette, insista Mama en faisant glisser un verre devant lui. J'en offre une à chaque résident, le jour de ses dix-sept ans. Faisons comme si tu fêtais les tiens aujourd’hui ; après tout, je ne serais pas là lorsque ce sera le cas.

Kamu accepta la cigarette d'une main tremblante. Il crut s'étouffer à la première bouffée. Mama gloussa doucement tandis qu'il recrachait ses poumons, les yeux larmoyants. La seconde bouffée ne fut pas meilleure, ni la troisième, d’ailleurs.

— Kamu, je vais te parler très franchement, dit Mama alors que son sourire s'évaporait. Ce que je vais te dire va sûrement te blesser, mais c'est pour que tu comprennes. D'accord ?

Kamu hocha la tête en soufflant fébrilement sa fumée. Quel plaisir y avait-il là dedans ? Il prit une gorgée de Malt Ardent pour apaiser sa gorge endolorie.

— Tu sais, Kamu, dit Mama en se laissant aller sur son siège, ce jour où je t'ai trouvé ; eh bien je ne t'ai pas seulement trouvé, je t'ai sauvé.

— Je sais.

— Non, tu ne sais pas. Le Père Cotard avait raison, je n'aurais pas dû te faire intégrer Claire-voix. C'était très risqué, et l'Ordre aurait pu s’en retrouver compromis. Mais quand je t'ai vu… tu avais les cheveux en pagaille, du sucre partout sur la figure, bref, tu ressemblais à n'importe quel garçon des rues. Sauf pour tes yeux, évidemment. Et quand j'ai vu tes yeux… j'y ai vu la vie qui t'attendait, sans moi. Une vie que tu ne méritais pas, une vie que personne ne mérite, mais à laquelle tu étais déjà condamné. Tu veux savoir quelle vie t'aurais attendu, si je ne t'avais pas sauvé ?

Mama avait le regard dur. C'était ce même regard qu'elle réservait à ceux qui défiaient ses ordres, c'était un regard différend, une personne différente de celle qui lui avait tendu la main, ce jour là. Kamu voyait pour la première fois à quel point elle avait vieilli. Des rides sillonnaient le coin de ses yeux et son front, et ses cheveux n'étaient que grisaille rappelant vaguement leur blond d'antan.

— Les rudits m'auraient abattu ? Fit Kamu d'une petite voix.

La fumée, l'alcool, et la tournure de la conversation rendaient l'atmosphère étouffante.

— Non, répondit Mama. Ils n’en auraient pas eu le courage. Ces rudits de paix t'auraient simplement laissé là, peut-être après s'être défoulé sur toi, mais ils ne t’auraient pas abattu. Par contre… un enfant de cinq ans, un enfant yvil, seul, dans les rues de Skiago… je crois que la chose la plus douce qui aurait pu t'arriver n'était rien d'autre que la mort.

Kamu hocha la tête et prit une autre gorgée de Malt Ardent. La sueur perlait sur son front.

— Je comprends, dit-il.

— Je n'ai pas fini, répliqua Mama en s'appuyant contre le bureau.

Elle se pencha vers lui, les traits impassibles.

— Ça, reprit-elle, j’ai dit que c’était la chose la plus douce. Si tu veux mon avis, tu aurais fini par retrouver ta mère. Mais pas comme tu l'entends, malheureusement.

Kamu soutint son regard en serrant les dents. La cigarette se consumait toute seule, au bout de ses doigts.

— Et qu'est-ce-que ça veut dire ? Demanda-t-il d'une voix tremblante.

Mama inclina la tête, l'air sévère.

— Tu sais très bien ce que ça veut dire. Je suis certaine que tu comprends, maintenant.

— Non, je ne comprends pas, insista-t-il. Explique moi, Amra, comment j'aurais retrouvé ma mère ?

Des larmes de rage brouillaient sa vue.

Mama renifla, impassible.

— Très bien. Tu veux que je me montre plus explicite ? Allons-y, alors, je vais te décrire la vie que tu aurais eu, sans moi. C'est très simple : tu aurais erré dans les rues, fais des mauvaises rencontres, jusqu’à ce qu'un proxénète ne te repère. Tu te serais alors retrouvé dans un bordel, comme ta mère, et à cette heure-ci, tu servirais encore de jouet à des pervers des bas-fonds, et sûrement de quelques nobles aussi. Le Père Cotard te l’a dit : le monde est cruel, et c’est celui dans lequel tu vis. En ville, les pauvres font des passes pour survivre, et à la campagne, ils se crèvent au travail dans les scieries. Mais ce que tu dois bien comprendre, c’est que cette vie n'est pas seulement celle qui t'aurait attendu si je ne t'avais pas sauvé ; c’est celle qui t'attend toujours en dehors de l'Ordre.

Kamu serra son mégot consumé, tremblant. Les cendres étaient tombées sur le tapis. Il battit des paupières pour se débarrasser de ses larmes, mais d'autres montèrent aussitôt.

— Servir de jouet à des pervers, hein ? souffla-t-il. Tu veux dire des pervers comme toi ?

Mama ne cilla pas. Pourtant, son cœur cognait contre sa poitrine, Kamu l'entendait tambouriner dans sa propre tête.

— Finis ton verre et ta cigarette, dit Mama d'un ton neutre. Et va annoncer la nouvelle aux autres, ils seront ravis pour toi.

Kamu ne bougea pas.

— Mama, tu n'as pas entendu, dit-il faiblement, je viens de…

— Non, c'est toi qui ne m'as pas entendu. Fais ce que je te dis.

Kamu hocha lentement la tête, les lèvres étroitement pincées.

— Finir ma cigarette et mon verre, d'accord, dit-il.

Il s'empara d'une tige brune et saisit la bouteille de Malt Ardent pour remplir à nouveau son verre. Mama le regarda s'étouffer lorsqu'il alluma la cigarette, les yeux irrités par les larmes et la fumée.

— Je te préviens, articula-t-elle d'un air menaçant, tu ne me refais pas le coup du poulet, non mon garçon. Cette fois, c'est autrement plus sérieux. Ce que tu diras ou feras à partir de maintenant ne t'apportera rien de bon.

— Mama, s'étrangla Kamu tandis qu'il fondait en sanglots, je t'ai vu. Je t'ai vu, il y a deux mois. Ici. Avec… avec Mark.

Il renifla tout en s'essuyant le nez du revers de la main. Puis prit une grande gorgée d'alcool et tira sur sa cigarette, brûlant d'émotion.

— Je t'ai vu, répéta-t-il.

Mama gardait un visage de marbre.

— Tu ne comprends toujours pas, déclara-t-elle en se levant. Je suis en train de t'offrir une vie, le bonheur servi sur un plateau d'argent, poursuivit-elle en contournant lentement le bureau.

Son cœur tapait si fort dans le crâne de Kamu. Il fixait le tapis, buvant et tirant frénétiquement sur sa cigarette jusqu'à s'en rendre nauséeux.

— Alors explique-moi, reprit Mama dans son dos, pourquoi n’es-tu pas en train de te réjouir et de me remercier ?

Elle l’attrapa par les cheveux.

Kamu lâcha son verre et sa cigarette avec un hoquet de surprise.

— Tu veux vérifier tout ce que je t’ai dit ? Demanda-t-elle en tirant plus fort. Tu veux essayer de survivre, là dehors, tout seul ?

Il se débattit en agitant ses bras au dessus de sa tête.

— Réponds-moi ! Ça te plairait ?

— Non !

Mama le relâcha. Kamu se jeta sur le bureau et empoigna le coupe-papier. Les battements semblaient sur le point de faire exploser son crâne.

Mama lorgna la lame qu’il brandissait vers elle.

— Que comptes-tu faire ?

Elle repoussa d’un coup de pied le fauteuil qui les séparait.

— Kamu, soupira-t-elle, tu n’es même pas capable de tuer une poule.

Il se pressa un peu plus contre le bureau alors que Mama se rapprochait. Postée devant lui, elle lui agrippa le poignet et dirigea la lame contre elle.

— Tu veux me tuer ? Dit-elle tout bas. Tu veux ruiner ta vie ?

Il voulut éloigner l’arme, mais Mama la retint fermement contre son ventre.

— Réponds-moi ! Tu veux passer le reste de tes jours misérable ? Tu veux goûter à la vie qui t’était réservée ?

Puisqu’il ne répondait pas, Mama lâcha finalement son poignet.

— C’est bien ce que je pensais, dit-elle avec un rictus. Tu sais que j’ai raison, tu es un garçon intelligent. Et tu seras un homme heureux, Kamu. Maintenant, tu vas arrêter de pleurer comme si tu avais encore cinq ans et tu …

La lame se planta.

Mama écarquilla les yeux. Hébété, Kamu voulut desserrer ses doigts autour du coupe-papier, mais son corps ne réagit pas. Mama passa une main sur son ventre, les mots qu’elle s’apprêtait à prononcer comme suspendus à ses lèvres entrouvertes. À la place, du sang en jaillit. D’une main, elle se cramponna à la chemise de Kamu, sombrant peu à peu sur lui avec une succession de bruits de gorge étranglée. Enfin, il parvint à retirer la lame.

Mama s’effondra sur lui. Kamu entendit une plainte déchirante – peut-être de lui, peut-être d’elle. Pantelant, il tenta de la relever. Mais elle s’écroula à ses pieds.

Ses yeux éteints fixaient un point au plafond. Du sang coulait encore d’entre ses lèvres. La bouche asséchée et les yeux brûlants, Kamu s’accroupit. Il pressa deux doigts contre sa carotide.

C’était pourtant inutile, car les cœurs de Claire-voix palpitaient dans son esprit.

Et il en manquait un.

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